Rosa K. a 30 ans tout rond. Pour décor de vie, une pièce improvisée en chambre : un lit, des sacs, une valise. Une fenêtre qui donne sur la rue bruxelloise Fritz Toussaint et son ancienne caserne des pompiers. Drôle de liberté que celle d’emménager ici, dans ce lieu à la mine usée, accompagnée de 90 autres personnes … Après avoir été délogé de plus de 20 lieux depuis 2014, c’est ici que le collectif La Voix des Sans-Papiers a pris ses quartiers. Pour un temps, en sursis. Rien n’est jamais acquis quand on n’a pas de papiers. Face à la crise Covid-19, que peuvent espérer, rêver, entreprendre Rosa et les autres ? Etre un peu moins invisibles dans la société.

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, avril 2021



Une vie de bagages, d’attente et de rejets de demande d’asile

« A chaque déménagement du collectif La Voix des Sans-Papiers, l’angoisse : « où va-t-on ? Qu’est-ce qui va se passer ? » A chaque fois, la peur les éloigne un peu les uns des autres. Mais pas pour longtemps. Le collectif, « c’est comme une fratrie, un point de repère », témoigne Rosa : « on blague, on chahute, on met des projets en place… Ici, ce sont des personnes qui vivent comme moi. Qui n’ont pas de papiers, qui sont dans la même situation. On est soudés. Quand je n’y vais pas pendant quelques temps, quelque chose me manque. Je suis 10 milliards de fois plus heureuse ici parce que je me sens utile ! ». Et avec, parfois, des bonnes nouvelles qui tombent : « tu vois, Belinda que tu as croisée dans le couloir, la maman du petit A., d’un an ? Elle vient d’apprendre qu’elle est régularisée ! Elle m’a dit, tu vois Rosa, tu dois y croire, ton tour viendra ! » …

Comme des sauts de maille dans un tricot

10 ans qu’elle attend. Sans-papier, sans droit d’être là. En 10 ans, elle semble avoir vécu une vie tout entière. Une vie qu’elle ne raconte que par bribes. Par petits bouts, comme décousus les uns des autres. Par pudeur ou par volonté d’omission ? Par peur d’en dire toujours trop ou pas assez ? A force de devoir se raconter pour tenter d’obtenir quelques droits, on se protège. On détourne ses propres souvenirs. On perd confiance, souvent. (Lire à ce sujet l’article : « Exil, migrations, … considération ?)

« Pour moi, la débrouille, c’est être obligé d’accepter les circonstances ».

Rosa K.


On désobéit aussi pour avoir de quoi vivre … « parce qu’on ne peut pas faire autrement, on se débrouille ! Parfois, je ne sais même pas moi-même comment je fais ! J’ai des bonnes relations, j’ai fait un peu de babysitting – pas longtemps, c’était de l’exploitation, payée 10 à 15 euros pour la journée de 8h – j’ai des adresses pour trouver de quoi manger, pour obtenir la carte d’aide médicale urgente, … Ici, on reçoit beaucoup de nourriture chaque semaine de la part d’associations issues de la communauté marocaine. Quand on déménage, ils nous suivent ! Ils ne nous laissent pas tomber ! Mama R. s’occupe de tout ranger dans des grands frigos ». Pour l’emploi, c’est plus compliqué. « Les employeurs ont peur des personnes sans-papier. Encore plus depuis la crise Covid. Tout est fermé ! On parle des infirmiers, des personnes âgées, des magasins essentiels, mais qui parle de nous ? On est les personnes oubliées ! Même nos manifestations ne sont pas relayées dans les médias ! Je ne sais pas si le gouvernement fait semblant de ne pas nous entendre »…

« On nous dit de garder les distances, mais comment veux-tu le faire ici ? On fait tout ensemble, on mange, on dort ensemble ! »

Le lien, même quand on n’en veut plus

« Ce qui me sauve, c’est le bénévolat : je sers des repas, je tiens le bar dans un restaurant social. J’aime être en contact avec les personnes âgées, leur parler. Mais depuis le Covid, même cette activité, je ne l’ai plus ! Ce que je fais ici m’aide beaucoup, m’évite de penser à la situation. Mais actuellement, à part le groupe journal de la Voix des Sans-Papiers, il n’y a plus RIEN. Plus rien qui va. Avant, il y avait les sorties à organiser avec les enfants, les groupes de travail, … ». Alors, le grand soutien, plus que jamais, c’est le collectif. Ce qu’il en reste : « on renforce les liens puisqu’on reste tout le temps ici, ensemble. On s’amuse entre nous pour oublier ». D’un autre côté, la solitude et l’éloignement avec le reste de la société sont renforcés, financièrement, mais aussi physiquement et moralement. « Parfois, on n’a même plus envie de se parler, de s’aider, de s’écouter, même entre nous… ».

En 10 ans, son regard sur son pays et sur le monde s’est transformé. « Enfant, je ne croyais pas qu’il existait un pays plus beau que la Guinée Conakry ! », s’exclame Rosa, les yeux sombres et pétillants. En les regardant, on croirait plonger dans la profondeur d’un des nombreux fleuves qui prend sa source en Guinée (donnant à ce pays d’Afrique de l’Ouest le surnom de “château d’eau”, ndlr). Aujourd’hui, même si la Belgique manque de générosité, elle n’a plus envie de retourner dans son pays. « ‘Quelle que soit la durée d’un arbre dans l’eau, il sera toujours un caïman’, dit-on. Partout où on est, il faut se souvenir d’où on vient. Mais c’est ici ma vie maintenant ! Dans ma tête, je suis Belge ! (#wearebelgiumtoo) Bien que, dans les faits, tout ne cesse de lui rappeler qu’elle est une étrangère, partout où elle va.

Là-bas, en plein centre de Conakry, elle habitait près du grand marché animé de Madina entouré par les centres commerciaux et la casse des ferrailleurs. Pas loin de l’aéroport, au bout de l’autoroute. Avec des problèmes fréquents d’eau et d’électricité. Mais au centre de ce brouhaha un peu bancal, « je ne me posais pas de question », se souvient-elle, « me rendre à l’école était mon unique travail », une forme de liberté.

Une perspective de mariage forcé à 18 ans à peine est soudain venue écraser de tout son poids la légèreté de l’écolière, l’avenir souriant de la future étudiante. Insouciance coupée en plein vol. Elle se rappelle s’être dit : « je ne suis pas prête, pas maintenant ! Ce n’est pas juste ! Ce n’est pas bien de forcer ! ». Alors, elle a fui.

Refuser le silence

D’un « centre » Fedasil dans la province du Luxembourg à divers lieux d’occupation avec la Voix des Sans-Papiers dans la capitale bruxelloise « sans jamais vraiment s’y installer tant c’était insalubre », elle trimballe ses valises. Depuis, elle a compris beaucoup de choses. « Parfois, je ne dis pas non. Je reste silencieuse. Je veux mes papiers. » Parce qu’il y a toujours cette peur au ventre : « le fait de se livrer, tu as peur de ce qui va te revenir ». Au début, je pensais que tout le monde était en collaboration avec l’Office des Etrangers. Après, même si des liens se créent (avec des associations, des personnes), des réticences restent. On ne sait jamais. Tôt ou tard, « sans papier, on est TOUJOURS exposés, toujours à risque. La seule chose qui peut réellement nous aider, ce sont les papiers ».

Alors, pour s’autoriser à parler, elle écrit. Et saute sur toutes les occasions de se former (Rosa participe à l’Ecole de Transformation Sociale, notamment), ose prendre la parole et participe à la coordination de la Voix des Sans-Papiers. « Je me suis dit que nous étions toujours dans l’ombre, qu’il n’y avait pas assez de voix de femmes. On doit oser s’adresser au monde entier pour nous protéger et surtout, protéger les enfants. Vivre sans cesse cachés, ça ne sert à rien ! ».

Notes
[1] Tous les prénoms cités dans cet article sont des prénoms d’emprunt.

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