La Plateforme Bruxelloise pour la Santé mentale organisait début juin une conférence sur la Réduction de Risques en matière de consommation d’alcool. L’orateur, Matthieu Fieulaine coordonne MoDus BiBendi en France, « un Collectif national des acteurs de la Réduction des Risques alcool ». Le CBCS l’a interviewé.
Interview réalisé par Cécile Vanden Bossche, CBCS asbl, 24/06/2021
CBCS : Matthieu Fieulaine, vous dites, avec humour, que vous êtes « picologue »… Quelle est cette fonction singulière ?
Je revendique d’être « picologue ». C’est une appellation qui m’a été attribuée par une usagère qui elle-même était experte et passablement alcoolisée à ce moment-là et qui, en entretien, ma dit « Je ne comprends pas bien ce que tu es ? Tu n’es pas médecin, pas éduc, pas psychologue. En fait…tu es « picologue ». J’ai trouvé ça génial et je me le suis ré-approprié totalement.
J’occupe trois fonctions : l’accompagnement individuel des personnes, l’accompagnement des professionnels des dispositifs pour qu’ils s’approprient la démarche réduction des risques alcool et j’anime et fait vivre le « Collectif des acteurs de la Réduction des Risques alcool » essentiellement à des fins de plaidoyer.
CBCS : En quoi l’approche de votre structure est-elle novatrice ?
Notre fonction première n’est pas d’être des opérateurs médico-sociaux de l’offre même si c’est une partie de notre travail. Nous sommes farouchement attachés à notre indépendance. Nous voulons inviter les usagers et les travailleurs sociaux à complètement ré-envisager l’objet alcool, le discours qu’il produit et les pratiques qu’il génère. Chez nous, en entretien, on ne parle pas de quantités d’alcool consommé. La question de la dépendance est une question qui vient bien après. Elle est subsidiaire. Pour nous, il n’y a pas de “bons usages” et de “mauvais usages” d’alcool. Il y a des manières de boire ! La définition scientifique de la picologie, c’est l’étude des manières de boire qui ne sont rien d’autre que des manières de vivre et qui sont aussi nombreuses qu’il y a de gens qui boivent. Les outils d’évaluation classiques d’alcoologie mettent finalement tous les usagers sur le même plan. Les unités standards d’alcoologie sont inopérantes pour nous et donc inintéressantes. Tant qu’on impose aux usagers de choisir entre un comportement que la morale ou la science recommande : l’arrêt, la tempérance, le contrôle, … on n’est pas réellement dans l’accompagnement. Tout simplement parce qu’on oublie que les manière de boire sont des manières de vivre. Les usages d’alcool n’existent que parce qu’ils remplissent des fonctions bénéfiques et essentielles pour l’individu. Ce qui est à la base de notre engagement, c’est de comprendre quelles sont les réponses pouvant être apportées à ces besoins.
CBCS : C’est une approche qui implique de changer de paradigme pour accompagner les personnes dans leurs usages. La consommation d’alcool des usagers doit donc rester autorisée ?
Oui, la « picologie », ce n’est rien d’autre que ça. L’étude de diagnostics préalables : les manières de boire de la personne pour faire émerger ce qu’elle a de singulier. Et à partir de là, construire des propositions singulières. Un de nos chevaux de bataille : sortir la question des usages et de l’intervention du secteur spécialisé. Je prends pour exemple une phrase que j’ai entendue il y a quelques semaines lors d’une réunion au sein d’un service d’alcoologie en France : “Pour sauver une vie, il faut avoir un impact sur la réduction de consommation de 280 patients !”. C’est avant tout un discours managérial de rentabilité d’une démarche de santé publique qui ne colle pas du tout à la réalité des usagers, à commencer par améliorer leur cadre de vie et diminuer leur souffrance.
Les médecins ont leur place, mais elle ne doit pas être la place centrale, sinon on tombe dans un modèle qui stigmatise à l’extrême les usages dits “déviants” (boire le matin, boire quand on est femme, boire seul, boire trop, boire du mauvais alcool, etc…). La violence de ce stigmate n’est pas atténuée par un dispositif de prise en charge spécialisé. L’addictologie s’est construite autour d’un dogme : celui de l’abstinence comme seul projet thérapeutique valable, et, à partir d’une expertise unique, celle du savoir biomédical. La RdR en matière d’alcool doit s’entendre comme une offre d’accompagnement alternative et complémentaire au modèle abstinentiel.
CBCS : Quand est née l’idée d’apporter votre appui aux associations de terrain ?
Depuis 2017, constatant que les réponses classiques étaient pour beaucoup de personnes inopérantes, il s’est avéré très vite qu’il existait un besoin impérieux de créer un espace militant. Ce militantisme, beaucoup de structures le perdent au fur et à mesure qu’elles s’institutionnalisent. Nous, on revendique haut et fort à ce jour de n’avoir aucun financement public, de n’être tributaire de personne. La seule source de financement provient de nos propres activités. On est contents d’avoir cet espace de liberté. Nous ne sommes pas des prestataires de services comme les autres. On table sur une entente avec l’associatif. Si demain une structure bruxelloise nous sollicite, on va demander un temps d’observation et de rencontre pour savoir si nos visions sont compatibles et on refuse des faire des formations “one-shot”. A côté de cela, on consacre beaucoup de temps au plaidoyer sans être payés car beaucoup d’entre nous occupent une fonction en dehors du collectif. C’est extrêmement précieux.
CBCS : En Région bruxelloise, les services de première ligne sont complètement saturés. Cela génère deux effets : certaines personnes n’ont pas de possibilité d’être prises en charge immédiatement. Et les plus désocialisés ou « difficiles à gérer » ne sont pas priorisés. Qu’en est-il en France ?
C’est exactement pareil, que ce soit dans l’accès aux soins, dans l’accès au logement ou encore dans l’accès aux dispositifs de santé mentale ! Il y a un univers associatif qui est sous-doté, sous financé et qui produit, même avec la meilleure volonté du monde, des politiques d’écrémage. Parce que les travailleurs sociaux “croulent” sous les demandes, ils prévilégient finalement les publics qui vont faire ce qu’on leur demande et qui ont encore la capacité à rentrer dans des moules prédéfinis. Alors que s’il n’y a que 10 places disponibles, notre ordre de priorité devrait être de nous occuper des 10 personnes les plus en souffrance…
CBCS : Comment parvenir garantir l’accès aux droits en premier lieu ?
C’est une question qu’il faut se poser. Il faut continuer à faire du plaidoyer auprès du grand public et des pouvoir publics. C’est quelque chose qui s’est un peu perdu…
En matière d’alcool, si les professionnels se centrent sur l’amélioration de la qualité de vie et la stabilisation des consommations des usagers, ce sont des bases essentielles. Quelle que soit la conduite, il y a, derrière, un sujet social. Il faut restaurer la parole confisquée car la stigmatisation engendre des freins dans l’accès aux droits. Face à la consommation d’alcool, la reconnaissance de la personne est primordiale. Plus la qualité d’échange peut être apaisée, moins les personnes consommatrices s’isolent, moins elles sont dans des conduites à risque. Elles peuvent ainsi partager des moments de convivialité. Ce qui tue dans l’alcool, c’est finalement moins l’alcool lui même que nos silences.
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