Pourquoi la numérisation des services publics bruxellois inquiète sérieusement les chercheurs

L’ordonnance « Bruxelles numérique » entame son parcours parlementaire ce mercredi. Dans une carte blanche au Soir, près de 80 académiques s’inquiètent du manque de débat démocratique sur les enjeux de la numérisation de pans entiers de la société. Bien au-delà de la seule fracture sociale.

Par Philippe Laloux, Journaliste au pôle Economie, Le Soir, 05/12/2023

La mobilisation ne faiblit pas contre l’avant-projet d’ordonnance « Bruxelles numérique », portée par le ministre Bernard Clerfayt (Défi). Validé par le gouvernement, au terme d’une troisième lecture, ce texte pour le moins polémique, franchira une étape cruciale de son parcours, ce mercredi 6 décembre, au parlement bruxellois, où une commission conjointe va s’en emparer. Et l’expédier comme une lettre à la poste ? C’est la crainte exprimée déjà par une centaine d’associations qui, dès la genèse de cette idée de numérisation de l’ensemble des fonctions administratives régionales et communales, se sont mobilisées pour regretter l’absence « de vrai débat démocratique » autour de ces questions. Comme elle l’avait fait à plusieurs reprises, notamment à Anderlecht ou Molenbeek, cette union sacrée contre « un numérique par défaut » se mobilisera encore, physiquement, ce mercredi matin devant le parlement bruxellois.

« Comment faire pour que la numérisation des services publics, et des divers pans de la société en général, soit mise au service de l’intérêt général, et non l’inverse ? »

En écho à ce rassemblement, près de 80 académiques ont pris la plume pour cosigner une carte blanche, résonnant comme un ultime appel à « construire ensemble une société numériquement responsable, qui allie l’efficacité des services publics à leur accessibilité à toutes et à tous sans discrimination ». Parmi les signataires de ce texte écrit par Périne Brotcorne (UCLouvain), Elise Degrave (UNamur) et Claire Lobet-Maris (UNamur), on retrouve entre autres, Anne-Emmanuelle Bourgaux (UMons), Olivier De Schutter (UCLouvain), Vincent Englebert (UNamur), Marius Gilbert (ULB), Olivier Klein (ULB), Marc Verdussen (UCLouvain) ou encore Vincent Yzerbyt (UCLouvain). Toutes et tous soumettent cette question clé aux autorités : « Comment faire pour que la numérisation des services publics, et des divers pans de la société en général, soit mise au service de l’intérêt général, et non l’inverse ? »


L’un des nœuds à la base des crispations concerne les alternatives mises en place aux guichets numériques. « Non, l’ordonnance ne prône pas un numérique par défaut, mais le numérique en plus », nous rappelle-t-on avec insistance au cabinet du ministre Clerfayt. « Mais il est impossible dans un texte comme celui-là de déterminer les horaires d’ouverture d’un guichet physique, dans une administration communale ou chez Actiris », nous précise-t-on. C’est précisément cette zone d’ombre qui est à la source des inquiétudes. « En n’inscrivant pas noir sur blanc ces alternatives, on multiplie les portes dérobées pour ne rien faire », relève Stéphane Vanden Eede, expert à l’ASBL Lire & Ecrire.

« Certes, le texte de l’ordonnance intègre expressément, dans une disposition ad hoc, la mention d’alternatives au numérique comme des guichets physiques ou un service téléphonique », appuie Elise Degrave, professeure à la faculté de droit de l’UNamur. « Mais si on lit bien cette disposition, elle prévoit également explicitement une échappatoire, à savoir, la possibilité de ne pas mettre en place ces alternatives si celles-ci constituent une « charge disproportionnée » pour « les autorités publiques ». « Que signifie « charge disproportionnée » ? Quels sont les critères utilisés ? Qui constate cette disproportion ? Il y a là un grave problème de sécurité juridique qui rend tout à fait incertaine la garantie des alternatives au numérique. Comme si un employeur « garantissait » le paiement du salaire à son employé « sauf si celui-ci constitue une charge disproportionnée » pour lui… »

Or, rappellent les signataires, « un Belge sur deux est en situation de vulnérabilité numérique, ce qui veut dire qu’un Belge sur deux vit dans l’anxiété ou la honte de ne pas ou de ne plus être à la hauteur, qu’un Belge sur deux a besoin de l’aide d’une association ou d’un aidant proche pour y arriver… » « Au-delà, quand tout devient numérique, quand l’humain n’est plus assez accessible pour informer, aider, rassurer un demandeur, alors c’est la démocratie qui s’affaisse dans cette émotion collective de se sentir abandonné par ces institutions qui devraient pourtant être à nos côtés », poursuivent les chercheurs. « Cette émotion est un lit bien confortable dans lequel les populistes de tout bord se vautrent sans solution, si ce n’est une promesse, bien réelle celle-là, de faire vaciller nos démocraties. »


Alors qu’en France, l’Assemblée nationale française vient de voter, ce 30 novembre, une loi imposant la réouverture des accueils physiques dans les services publics, les cosignataires rappellent que le Conseil d’Etat a taclé sévèrement l’avant-projet d’ordonnance bruxelloise. Au moins trois droits fondamentaux sont menacés : le droit fondamental à l’égalité et à la non-discrimination, le droit à l’inclusion des personnes porteuses de certains handicaps, si l’on songe, par exemple, aux personnes avec un handicap intellectuel. Et enfin, le droit à la dignité humaine, « notamment parce que la voie numérique peut être un obstacle au droit au logement, au droit à l’aide sociale ou à des droits économiques comme le droit à des primes ». « Sur le plan juridique, ce texte est très critiquable, et la situation est même grave, sur le plan constitutionnel », soulignent en chœur les experts. Dis autrement, il ouvre grand la porte à des recours devant la Cour constitutionnelle, ce qui « vu l’ampleur de la contestation, se profile clairement », nous glisse un observateur.

« La vulnérabilité numérique n’est pas une question qui ne concernerait qu’un public particulier, les illettrés, les migrants ou les personnes idéologiquement opposées à la numérisation », appuie Stéphane Vanden Eede. C’est un problème général, qui dépasse la fracture sociale. Se posent aussi les questions liées aux coûts informatiques, à la sécurité des données, à l’impact environnemental… Tout cela mérite un vrai débat. »

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