Réorganiser le social-santé à Bruxelles : oui, mais comment ?

« Comment replacer les réalités des usagers au centre des préoccupations ? ». Voilà le point de départ d’une rencontre-débat proposée par le CBCS, en partenariat avec la Fédération des Maisons Médicales, en février 2019. En d’autres mots, comment agir avec la complexité des vies précaires ? Comment faire communauté de soins dans un cadre institutionnel donné ?


A partir de 4 modèles d’intervention très différents – Forest Quartier Santé et la pratique de réseau; L’Entr’aide des Marolles et le développement de services à partir d’une même asbl ; le CSSI ou l’offre intégrée, plusieurs asbl sous un même toit; Ulysse ou l’offre adaptée aux spécificités de personnes exilées – nous faisons suite à notre dossier « Réorganiser le social-santé à Bruxelles » en laissant parler d’autres exemples de montages institutionnels, d’autres manières d’adapter l’offre aux réalités multifactorielles des personnes. Et ce, dans la continuité du projet de réforme du décret ambulatoire. [1]

A l’entame de la rencontre, Jacques Moriau, sociologue (CBCS) propose de « garder à l’esprit 3 concepts », 3 clés de lecture qui permettent de questionner ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui :

1) La question de la réorganisation:
comment organise-t-on des fonctions, des secteurs, des budgets, des liens entre terrains et administration ?
2) La question de l’intégration ou la manière d’opérer des recouvrements entre différentes pratiques : Comment fait-on pour qu’un même patient, un même usager puisse passer d’un lieu à l’autre, d’un professionnel à l’autre ?
3) Enfin, la question de la structuration : elle pose la question de l’organisation des passages d’un niveau à l’autre, d’une structure à l’autre : médecins généralistes, maisons médicales, hôpital,…

Articuler le public et le privé, part d’ombre bruxelloise …

A cela s’ajoute la spécificité belge, et plus particulièrement bruxelloise, celle d’articuler secteur public et secteur privé. »Cette question est rarement posée, en ce compris dans les textes et leurs réformes, un peu comme si cela allait de soi. Ce qui est loin d’être le cas. La question mérite donc d’être posée : quel est le statut du secteur associatif ? Les acteurs de terrain sont-ils des sous-traitants ? Où se placent les usagers, ce tiers non évoqué ? » L’expérience québécoise (lire plus ici à ce sujet) a pour particularité d’avoir défini la place des usagers au sein de ses organes de décision. Par contre, « cette question est la part aveugle du système bruxellois. La question du secret professionnel partagé et des difficultés qu’elle pose est illustrative de cette non-définition structurelle du rapport entre le public et le privé », résume le sociologue.

A partir de ces creux et points d’attention, la place est donnée aux 4 modèles d’intervention.

Faire réseau pour dépasser les capacités de chacun

Pour Forest Quartier Santé, travailler en promotion de la santé et donc, sur les déterminants de la santé, mène directement vers un travail en intersectorialité : « agir sur tous ces paramètres qui influencent la santé exige des compétences tellement larges que cela suppose de travailler à plusieurs », explique Bruno Vankelegom. Dans ce cas-ci, l’envie de travailler ensemble part à la fois d’un souhait de terrain et d’une nécessité. Des groupes de travail thématiques se sont créés à partir de problèmes qui dépassaient les capacités des uns et des autres« , raconte le coordinateur. A titre d’exemple, il cite le travail réalisé en réseau autour du syndrome de Diogène [2]. On a travaillé pendant plusieurs années à faire une sorte de protocole pour intervenir chacun avec ses compétences sur le problème au moment où ça pouvait être utile. Cela a mis des années, reconnaît volontiers Bruno Vankelegom, mais cela « permet aux professionnels de ne plus être tout seul face à cet ensemble trop compliqué. Je pense que le réseau permet de se débrouiller dans quelque chose qui est beaucoup trop complexe« . Un autre atout de cette démarche, selon lui, c’est la capacité à innover.

Etre « vieille dame » et faire réseau : trouver un horizon commun

Travailler ensemble, faire réseau semble plus compliqué à mettre en place quand les services sont avant tout liés par des opportunités institutionnelles et historiques. L’Entraide des Marolles, « c’est une vieille dame, qui est là depuis 1925 », témoigne François Baufay, directeur, « elle s’est construite par une juxtaposition de projets et d’initiatives, sur les plans individuel, collectif, communautaire« . Centre multi-agréé, l’asbl reçoit à la fois un agrément, à durée indéterminée pour la maison médicale et le service social, mais aussi des subsides plus ponctuels, annuels, triennaux, quinquennaux pour l’initiative sociale, la cohésion sociale, la promotion à la santé, etc. « On a donc un saucissonnage par subsides avec lequel l’institution doit se construire et financer ses activités transversales », résume le directeur. Ce qui n’est pas sans difficulté pour faire travailler de concert les différents métiers qui exercent dans la maison : « quelle est la vision du travail entre la maison médicale et le service social ? Le service social a-t-il une connaissance de la dimension politique du mouvement des maisons médicales de 1970 ? A contrario, que pensent les médecins du travail social ? Du travail psychologique ? Quelle est la place des accueillants dans leur dispositif ?… « Toutes sortes de questions se posent autour des interactions et des collaborations entre les services », poursuit François Baufay. Autrement dit, comment collabore-t-on sur le terrain ? Quand et dans quels espaces prendre le temps de construire une certaine éthique partagée, un respect des publics et se mettre d’accord sur certaines valeurs, que ce soit au niveau de la maison médicale, du service psychologique ou social ?… « Il y a une vraie nécessité d’horizontalité des positions et des savoirs« , résume-t-il.

Comment faire lieu face à la violence institutionnelle ?

Autre modèle d’intervention, autres spécificités et besoins : à Ulysse, Service de santé mentale qui accueille des personnes exilées [3], « l’exilé moderne se caractérise avant tout par des expériences multiples douloureuses, des expériences psychiquement insupportables de déplacement, de délocalisation », confie Alain Vanoeteren, directeur. Des parcours de vie jonchés de droits bafoués : « les exilés doivent consentir au déplacement, faute de quoi ils risquent de perdre les maigres droits qui leur sont concédés. Sans droit à la parole, sans existence citoyenne, nos patients perdent toute visibilité subjective. Ils doivent pourtant être géo-localisés ».

Face à ces situations de vie empêtrées dans une multiplicité de paradoxes institutionnels , on peut se poser la question du « comment faire soin » ? … Quel espace de soins pour des invisibles qui se cachent ? Quelle place occuper en tant que structure de soins dans ce contexte ? Tentative de réponse apportée par Ulysse : « occuper une place à laquelle ces personnes peuvent se référer, s’arrimer, s’amarrer. C’est bien cela le premier enjeu. Un lieu fixe, sûr, stable, permanent, où tout peut se dire, où l’on sera accueilli même sans rendez-vous, où la parole sera investie positivement sans crainte, mais aussi sans méfiance ou remise en cause ». Ulysse est un endroit où le sujet exilé peut, le temps qu’il y passe, trouver demeure. Ce n’est pas rien, et cela demande, pour le rendre possible, quelques aménagements, insiste Alain Vanoeteren. A titre d’exemple : la gratuité des services, mais plus spécifiquement une prise en charge conséquente des déplacements de patients puisque ce sont dans les transports qu’il y a le plus de contrôle et donc, de mise en danger de ces personnes. « On s’est dit que si on voulait rendre Ulysse accessible, nous devions intervenir pour qu’ils arrivent jusqu’à nous. Ce sont des aménagements qui ne sont pas nécessairement faciles ou possibles », souligne encore le directeur.

Au fil des présentations, on voit combien les réponses sont différentes, les besoins complexes et variés. D’où, la nécessité de s’adapter, rester souple tout en restant dans un certain cadre institutionnel donné.

Le réseautage informel, à bout de souffle ?

Pour Michel Roland, ces différents modèles d’intervention font partie de l’héritage des années 70. Et même s’il reconnaît tout leur mérite d’adaptation et d’innovation, il s’interroge : « beaucoup de structures arrivent à bout de souffle financier et sont dans des états presque de précarité, de survie. Il y a aujourd’hui des manques et des redondances. Il y a des laissés-pour-compte qui ne sont pas vus, qui ne viendront jamais vers les structures, même si elles existent. Et parfois, on est plusieurs à faire le même travail ».

Parallèlement, il y a, selon lui, une volonté explicite du politique de s’impliquer; « politique contre lequel on avait dû se heurter et même parfois se battre dans les années ‘70 », rappelle-t-il. Et enfin, il y aurait aussi un échelon scientifique, universel : « de plus en plus de publications insistent sur cette idée que ce sont les soins de santé primaire – la première ligne de soins – qui peuvent vraiment répondre à ces problèmes qui naissent dans les communautés. Alors, à partir de tous ces éléments, ne pourrait-on pas imaginer un autre modèle, mais un modèle qui reste inclusif ?, questionne-t-il.

Quel est ce modèle alternatif qui se veut inclusif en organisant le réseautage ?
Pour Michel Roland, « ce serait un réseau maillé avec une orientation territoriale. Une orientation territoriale que je ne voudrais vraiment pas répressive ou obligatoire mais quelque chose de terriblement incitatif, pour que ces réseaux informels, qui se font encore maintenant, puissent se constituer et quelque part être reconnus. Que chacun ait une place, surtout le patient, qu’il soit vraiment au centre. Que les voyages puissent se faire entre différentes institutions mais aussi que certaines institutions puissent regrouper certaines compétences pour répondre à certains besoins qui sont extrêmement diffus. J’imagine, par exemple, un système d’accueil totalement polyvalent ». Et il lance son modèle à casser :

Pour consulter le Power Point.]
Il y a 115 quartiers sur Bruxelles. 115 centres locaux totalement intégrés, assurant les fonctions 0, donc des soins de première ligne orientés vers la communauté.
Le 0,5 doit être réintégré à la première ligne.
La fonction 1, ce sont les services du décret ambulatoire.
Et une fonction 1,5 qui regroupe les différentes structures d’appui (le SMES, le RAT, le RML, les soins palliatifs, …).
Au travers, des missions non spécifiques : l’accueil, le soin, la prévention, la promotion de la santé et l’orientation communautaire. il y aurait aussi des collaborations trans-sectorielles (nos secteurs), trans-professionnelles (les professions) et transdisciplinaires (médecins, psycho, ethno, anthropo, socio, …) Avec un système d’information qui serait lui aussi intégré, même peut-être transmural, éthique, respectant la confidentialité, l’anonymat. On partage ce qu’il faut mais pas tout, avec l’accord du patient, homogène et polyvalent.

Offre intégrative, mais différenciée: compatible ?

Suite à cette présentation, le débat est ouvert. « Ce que je crains, c’est que l’on impose à nos usagers un modèle unique de prise en charge globale », réagit Alain Caufriez, infirmier social à l’Entr’Aide des Marolles. « Les personnes nous renvoient souvent que c’est important pour elles d’avoir le libre choix. Dans le quartier des Marolles, il y a plus de 100 asbl et nous collaborons avec les uns et les autres. », ajoute-t-il. Manu Gonçalves, directeur du SSM Le Méridien poursuit, dans ce sens :  » si on veut toucher à la précarité, il faut des réponses multiples. Le modèle de l’offre intégrative où l’on regroupe des services me questionne sur la possibilité qu’il laisse à l’offre différenciée et sur la façon dont il va pouvoir garantir le fait que toutes les formes de précarités vont pouvoir trouver un endroit où elles se sentent suffisamment entendues, suffisamment en confiance pour être reçues« . En d’autres termes, comment articuler la clinique et la réorganisation de la santé publique ?… Attention à un système global qui déshumaniserait, enchaîne Ulysse: « je crois important de questionner cette notion de la participation et de l’entre-nous : évitons de modéliser une offre de soins qui resterait inscrite dans ce système excessivement violent pour les personnes qui s’adressent à nous« . Eric Husson, directeur de Lama, [4] tempère : « pour nous, la réflexion sur les centres intégrés, c’est d’abord celle d’une vision clinique et pas une recherche d’organisation vide de sens. il s’agit de projets qui ont vocation à coexister avec une autre offre de services ». Effectivement, pour Bruno Vankelegom, ces différents modèles ne s’opposent pas : « aucune offre ne se suffira à elle-même. Aucun modèle ne sera bon pour toujours et dans tous les cas. Et quel que soit le modèle, on ne pourra se passer du travail en réseau là où il faut se débrouiller parce qu’il n’existe pas de réponse ».

Réorganiser ne veut pas dire intégrer

En clôture de débat, Alain Willaert, coordinateur du CBCS, rappelle ce que souhaite le secteur social-santé dans le cadre de la réorganisation du décret ambulatoire Cocof : « ce que nous demandons, ce n’est pas d’être consultés à propos d’un modèle proposé par le haut mais de coconstruire un nouveau modèle parce que nous sommes tous d’accord – associatifs subventionnés, autorité politique et administration – pour ce qui est des constats. Nous savons aussi que nos budgets ne pourront jamais rivaliser avec la croissance des inégalités et des demandes adressées aux services », insiste-t-il. « Donc, il faut réorganiser, et le faire ensemble. »

A sa suite, une fonctionnaire de l’administration Cocof rappelle l’existence d’un chapitre à propos des réseaux dans le décret ambulatoire. Il serait bon, selon elle, que les secteurs s’en emparent et que les réseaux soient intégrés à la planification ambulatoire de manière cohérente, structurée, avec de vrais objectifs. Selon elle, « il ne s’agirait pas tant de réorganiser les services que de réorganiser la manière de les subventionner ».

Mais ne gommons pas l’influence des critères de subventionnement sur l’organisation effective des activités des services : en l’état, la réforme du décret ambulatoire permettra que chaque service puisse potentiellement tout faire. Cela pose donc nécessairement – outre le danger de mise en concurrence – la question de la spécificité de l’action et de l’organisation de l’offre (qui fait quoi ? où ? pour quel public ?) ou de la planification et du pilotage de l’offre (qui définit ? qui fait quoi ? Sur base de quels critères ?).

Pour Jacques Moriau (CBCS), il y aurait donc deux taches aveugles dans le projet de réforme ambulatoire tel qu’il est présenté actuellement : celle du lien avec les autres fournisseurs de service social/santé (médecine générale, hopitaux, …) et ce que va permettre l’organisation en secteurs dans la prise en charge et l’orientation des usagers. Restons attentif : réorganiser, que ce soit les services ou la manière de les subsidier, ne signifie pas pour autant intégrer ces services entre eux. L’élimination des secteurs ne risque-t-elle pas de déstructurer complètement l’offre ? D’avoir trop d’un tel type de services et pas assez de tel autre ? …

En d’autres mots, et tel que conclu dans notre revue Bruxelles Informations Sociales, bien que nécessaire, la réorganisation, si elle est uniquement appréhendée d’un point de vue fonctionnel, n’est pas un gage de meilleure prise en charge globale. Elle ne donne pas en soi des réponses à la question d’une meilleure structuration de l’offre qui penserait les « passages » entre les différents intervenants.

Stéphanie Devlésaver, avec Alain Willaert, pour le CBCS asbl, mai 2019

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