Cohésion sociale : le changement dans la continuité ?

Rudi Vervoort a tranché. Les priorités en matière de cohésion sociale, à Bruxelles, vont être modifiées en 2016. L’apprentissage du français et le soutien scolaire restent des objectifs majeurs auxquels on ajoute deux priorités : la « citoyenneté interculturelle » et le « vivre ensemble ». Changement d’orientation politique ou simple inflexion ? Un sujet pas si anodin pour les 230 associations qui perçoivent des subsides au titre de la cohésion sociale.


ACCES A L’APPEL A PROJETS
La date de clôture pour la réception des ces questionnaires est le 27 février à 12 heures.

Changements en vue dans le petit monde associatif bruxellois. Les priorités de la cohésion sociale vont être revues. Et ce n’est pas anodin car à Bruxelles, ce sont plus de 230 associations, réparties sur 13 communes dites « fragilisées », qui sont concernées.

Rappelons que ces associations touchent des subsides au titre de la cohésion sociale sur base quinquennale lorsque leurs actions contribuent « à assurer à tous les individus ou groupes d’individus (…) l’égalité des chances et des conditions, le bien-être économique, social et culturel, afin de permettre à chacun de participer activement à la société et d’y être reconnu ».

Voilà pour la définition officielle gravée dans le marbre du décret de cohésion sociale de 2004. On peut dire que le programme est ambitieux. Peut-être un peu trop. Car les 8 à 9 millions d’euros annuels consacrés à la cohésion sociale (8,8 dans le budget 2015) sont parfois considérés comme dérisoires face aux 32,5% de personnes en risque de pauvreté dans la région de Bruxelles-capitale.

Un cheval de Troie ?

Ces ressources financières sont allouées par les pouvoirs publics en fonction de priorités qu’ils définissent. Elles sont généralement l’enjeu de débats épiques. Car derrière ces priorités se joue la survie de tel ou tel type d’associations. Si leurs propres orientations collent aux dites priorités, alors il leur sera possible de toucher au grisbi. C’est d’ailleurs à une forme de compétition que s’adonnent parfois les structures locales pour grappiller les quelques milliers d’euros supplémentaires essentiels pour boucler leur budget.

Mais les priorités sont aussi le reflet d’une vision politique de ce que doit être la cohésion sociale.

Autant dire que le souvenir des débats concernant l’actuel quinquennat reste bien vivace dans le secteur. Le cabinet de Charles Picqué, alors en charge de la cohésion sociale à Bruxelles, avait fait le choix de mettre l’accent sur trois thèmes :

  • le soutien scolaire ;
  • l’alphabétisation et l’apprentissage du français pour adultes peu ou pas scolarisés ;
  • l’accueil et l’accompagnement des primo-arrivants.

Dans un secteur attaché au « vivre ensemble », à l’interculturel, à l’émancipation des individus, ce choix passait mal. Car justement, que devenait le « vivre ensemble » ? Où trouver des budgets pour des activités de quartier permettant aux habitants de se côtoyer ?

Le cabinet du ministre-Président, qui estimait que le vivre ensemble devait traverser l’ensemble des priorités, avait tout de même essayé de rattraper la sauce en imaginant une thématique « transversale », à l’enveloppe budgétaire plutôt maigrelette, permettant de mettre en place des projets de vivre ensemble. Ainsi qu’une autre composée de projets dits « complémentaires » qui devaient être adossés à un projet « prioritaire », donc correspondant à l’une des trois priorités définies par le ministre. On casait dans les deux cas des projets socioculturels de « vivre-ensemble », comme des fêtes de quartier, du travail de rue ou des animations sportives.

Pour beaucoup d’acteurs de terrain, ce choix politique était un pas vers une vision utilitariste de la cohésion sociale. En reléguant le « vivre-ensemble » à la position d’activité quasi-subalterne (en tout cas concernant les projets complémentaires), et en insistant sur l’apprentissage du français ou l’accueil des primo-arrivants, on défendait une logique d’insertion économique qui ne disait pas son nom. Des priorités qui se muaient presque en cheval de Troie de l’activation, s’introduisant subrepticement dans le monde de la cohésion sociale.

Retour en force du vivre ensemble

Le prochain quinquennat, qui débutera en 2016, devrait rééquilibrer la balance. En effet, le jeudi 4 décembre, le collège de la Cocof a adopté quatre priorités. Le soutien scolaire et l’alphabétisation tiendront toujours le haut du pavé. Mais le législateur a décidé d’ajouter une troisième priorité intitulée « citoyenneté interculturelle » ainsi qu’une quatrième qui n’est autre que le fameux « vivre ensemble » qui fait son retour par la grande porte.

Le gouvernement bruxellois a donc suivi de près les recommandations adressées par la section Cohésion sociale du Conseil consultatif de la Cocof et par le Centre régional d’appui à la cohésion sociale (CRACs), partie intégrante du centre bruxellois d’action interculturelle (CBAI).

Alexandre Ansay est coordinateur du CRACs. Il explique la logique sous-jacente de ces nouvelles priorités : « Elles devraient permettre en partie de revenir sur la tendance politique qui considérait que l’enjeu de la cohésion sociale était de renforcer les capacités individuelles des personnes. Si nous insistons sur la citoyenneté, sur le vivre ensemble, c’est qu’il existe une tentation de tout miser sur l’individu, comme si la politique sociale devait produire des êtres compétitifs, méritants, comme si le monde ne pouvait être qu’un système concurrentiel. » Alors que la cohésion sociale, c’est aussi « construire une image du monde », selon le coordinateur du CRACs.

Citoyenneté interculturelle et vivre ensemble

Lors de l’élaboration du quinquennat actuel, il avait été décidé de financer des projets liés à l’accompagnement des primo-arrivants. Depuis juillet 2013, ces derniers ont leur propre décret en région bruxelloise. Le « parcours d’accueil » des primo-arrivants devrait être opérationnel pendant l’année 2015 (lire à ce sujet le Bis n°171).

La priorité « citoyenneté interculturelle » vise un public qui échappe aux critères restrictifs du décret « primo-arrivant » notamment à revenir sur cette distinction, comme l’explique Alexandre Ansay : « l’idée ici est de viser large, on parle de migrants qui ne disposent pas des ressources pour faire face en toute autonomie à leur installation, qu’il s’agisse de demandeurs d’asile, de sans-papiers, de personnes en séjour précaire. »

Pour ce faire, le CRACs a proposé que deux types de projets soient financés dans le cadre de la cohésion sociale. Des modules d’initiation à la citoyenneté et de l’aide sociojuridique individualisée.

Alexandre Ansay insiste sur le besoin de travailler la citoyenneté dans un contexte fédéral explosif : « la situation actuelle est très problématique. La notion de citoyenneté est mise en œuvre dans un cadre communautarisé. A Bruxelles, il y a une politique flamande décidée par la NVA. Pour eux, un nouveau citoyen est un citoyen flamand, pas un ressortissant Belge. A Bruxelles, on doit plutôt travailler à mettre un monde en commun. Il faut définir une autre approche de la citoyenneté. »

Dès lors, les modules préconisés par le CRACs devraient évidemment évoquer des aspects matériels de la vie quotidienne, mais aussi, et surtout, aborder la question des institutions belges, la question des droits et devoirs, la citoyenneté critique, grâce à une méthode non normative et interculturelle.

Les permanences sociojuridiques seraient mises en place pour « aider les personnes dans leurs démarches, maintenir leurs droits, acquérir la nationalité, etc. »

Quant à la priorité « vivre ensemble », elle devient une priorité à part entière pour corriger les effets néfastes de l’actuel quinquennat. C’est ce que détaille le coordinateur du CRACs : « Il est aujourd’hui possible de mener des projets de  »vivre-ensemble », mais à condition de travailler avec un public qui provient d’actions prioritaires ». Exemple concret : Dans le cadre de la cohésion sociale, on peut aujourd’hui organiser une soirée intergénérationnelle entre jeunes d’un quartier et personnes âgées d’un home, à condition que les jeunes en question sortent d’un projet de soutien scolaire estampillé « priorité 1 de la cohésion sociale ».

« Cela pose des problèmes sur le terrain », constate Alexandre Ansay. Et, au-delà des problèmes concrets posés aux associations, le  »vivre ensemble » est un enjeu d’importance pour le coordinateur du CRACs : « Vivre ensemble c’est proposer une issue collective à des problèmes de société, c’est considérer les participants comme des sujets politiques. »

Mais attention, le « vivre-ensemble », dans le passé, a pu couvrir des pratiques occupationnelles un peu fourre-tout et vides de sens. Alors, face à la liberté associative pure, le CRACs met en avant la nécessité d’un « cadrage méthodologique » des projets et insiste sur la nécessaire formation des formateurs ou intervenants.

Un changement ou une inflexion ?

Du côté du monde associatif, on prend assez positivement ces changements annoncés même si on attend fébrilement la publication de « l’appel à projets », annoncé pour ce 30 décembre 2014 (lire note1). C’est dans cet appel à projets que des notions comme le « vivre ensemble » seront définies, permettant de mieux comprendre ce que souhaite concrètement le législateur. C’est lors de sa publication que l’on plongera enfin dans le concret.

Au sein du monde politique, Alain Maron, député Ecolo au Parlement bruxellois, pense que ces nouvelles approches « vont dans le bon sens, dans la direction d’une désinstrumentalisation de la cohésion sociale ». On quitte en effet les seuls motifs socioéconomiques.

Par contre, au sein du cabinet de Rudi Vervoort, si on assume totalement le choix d’intégrer deux nouvelles priorités, on ne les considère certainement pas comme une forme de retour en arrière. Tout juste parle-t-on d’inflexion. « Ces priorités ne sont pas un véritable changement d’orientation, nous dit Philippe Sterckx, conseiller de Rudi Vervoort. Nous confirmons deux priorités très fortes que sont le soutien scolaire, l’alphabétisation et l’apprentissage du français. Nous maintenons ce cap. Les besoins des populations des quartiers restent les mêmes voire s’amplifient, ce qui confirme le choix du ministre Picqué. Aujourd’hui, 50% du budget de cohésion sociale est consacré au soutien scolaire. Il existe un besoin évident de sortir d’une forme de ghetto socioéconomique lié à l’absence de connaissance de la langue. » Philippe Sterckx inscrit clairement l’action de Rudi Vervoort dans la continuité de celle de son prédécesseur. Mais tout de même, les nouvelles priorités, selon lui, vont permettre de « simplifier » le système et de « développer des activités de vivre ensemble ». [1]

Des inquiétudes qui s’expriment

Tout changement charrie son lot d’inquiétudes et de réserves. Et la cohésion sociale n’échappe pas à la règle.

Chez Lire et Ecrire par exemple, Anne-Chantal Denis est satisfaite que l’on confirme avec ces priorités l’importance de développer l’alphabétisation à Bruxelles. Mais elle s’interroge sur la pertinence de créer une priorité « vivre ensemble ».

« Le vivre ensemble c’est l’essence même de la cohésion sociale, nous dit-elle. En faire une priorité à part, c’est comme si on décidait de faire une priorité « cohésion sociale » dans un décret de cohésion sociale. Le vivre ensemble doit transparaître dans la dynamique de tous les projets de cohésion sociale. »

A Schaerbeek, Juan Latorre, coordinateur du programme communal de Cohésion sociale, attend de voir ce qui figurera dans ce fameux « appel à projet », « car le vivre ensemble c’est une notion large qui veut tout dire et ne rien dire. L’enjeu ici devrait être d’ouvrir les financements à des projets « hors jeu » a priori, qui se situent dans les interstices. Par exemple à Schaerbeek, avec Espace P et son travail concernant la prostitution, ou avec certains projets de garde d’enfants ». Des projets aujourd’hui financés par la cohésion sociale et qui pourraient ne plus l’être demain.

Car lorsqu’on rebat les cartes des subsides, avec une enveloppe budgétaire fermée, on sait qu’il y aura des gagnants, de nouveaux entrants qui correspondent aux orientations du moment, et des perdants. « Chaque programme local de cohésion sociale a ses spécificités[2] et il serait dommage que de nouvelles priorités aboutissent à un déni de ces réalités. » Les priorités sont donc de gros enjeux pour des associations qui verraient une part de leurs subsides tomber à l’eau.

Parmi les associations, il y a Les Amis d’Aladdin, une Maison d’enfants à Schaerbeek. Ce « projet complémentaire » de la cohésion sociale, qui propose un accueil d’enfants à des parents qui se situent dans un parcours d’insertion sociale ou professionnelle, sera-t-il considéré comme un vecteur de cohésion sociale ? C’est possible. Mais Mélody Nenzi, la directrice pédagogique de l’établissement se méfie, « car depuis que la cohésion sociale est cohésion sociale, il n’y a pas trop de volonté de financer un projet comme le nôtre. Pourtant, c’est par le biais de la petite enfance qu’on touche les parents. Nous proposons un projet intégré, avec des rencontres de parents, des tables de discussion, des actions communautaires. Nous entamons des processus de réflexion avec les parents, sur leur avenir. Nous sommes un projet de cohésion sociale avec un projet de société. On nous considère aujourd’hui comme des sous-traitants de la formation. Les pouvoirs subsidiants cloisonnent les actions. » Même si Mélody Nenzi pense que ces nouvelles priorités vont plutôt « ouvrir » que « fermer » le jeu, elle sait l’avenir de son association en partie lié à l’appel à projets attendu pour ces prochaines semaines.

La cohésion sociale et ses limites

Les Amis d’Aladdin n’adapteront pas leur offre de services à cet appel à projets : « Nous avons des valeurs qui sont très claires. On ne réoriente pas nos priorités en fonction des subsides. »

Car c’est bien là l’un des défauts flagrants de la cohésion sociale à Bruxelles. Celui de créer des « effets d’aubaine », pour citer Ali Benabid, directeur de « coaching et partenariat » au sein de l’asbl paracommunale molenbeekoise Lutte contre l’exclusion sociale. Il développe son idée : « La détermination de priorités pousse certaines structures à adapter leur projet aux subsides alors que cela devrait être l’inverse ». Ainsi, Bruxelles a vu fleurir des établissements spécialisés dans le soutien scolaire « made in Cocof », à côté d’écoles de devoirs financées par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

N’y-a-t-il pas un risque que des associations sans expertise se positionnent sur ce segment pourvoyeur de subsides ? C’est en tout cas l’une des craintes de Frédérique Mawet, directrice du Ciré : « La logique perverse serait que des associations se disent « puisque c’est un critère de financement … alors on va le faire ». Mais c’est difficile le droit des étrangers, cela demande une expertise. Le  »tout le monde fait tout » est une aberration et nuit régulièrement à la qualité de l’action ». Finalement, ces enjeux soulevés par le Ciré s’ancrent dans des difficultés plus profondes de la cohésion sociale : « le problème, avec les subsides de cohésion sociale, c’est qu’ils sont une couche supplémentaire dans la lasagne institutionnelle à la Belge, nous dit Frédérique Mawet. Une région s’est créée à Bruxelles, avec ses politiques propres, mais sans leviers sur l’enseignement, le socioculturel. Elle a donc, par la cohésion sociale, financé des programmes dans des domaines pour lesquels elle n’a pas vraiment de compétences. Chacun remet une couche dans la lasagne sans se préoccuper de la cohérence du tout. Et la cohésion sociale dépend des communes et de la région (Cocof). Cette superposition des politiques n’est pas forcément digeste et productrice de qualité et de cohérence. »

Mais c’est aussi le manque de cadrage de la politique de cohésion sociale qui préoccupe Frédérique Mawet. Exemple avec le fameux  »vivre ensemble » : « Oui c’est très important de travailler cette dimension. Mais il y a ce que l’on rêve de faire et ce qu’on peut réellement faire en fonction de ses capacités réelles d’action. Et souvent les associations disent ce à quoi elles rêvent, pas ce qu’elles savent faire. C’est important que les habitants d’un quartier se connaissent, se frottent les uns aux autres. Mais il faut aussi vérifier qui sont les acteurs qui ont réellement la capacité de toucher les habitants d’un quartier (et pas juste quelques-uns qui sont déjà mobilisés) et de les faire sortir de chez eux et rencontrer d’autres groupes qui normalement ne se fréquentent pas ».

Un besoin d’évaluation, de cadres pédagogiques, de davantage de qualité qui sont aussi affirmés par le CRACs. Car la cohésion sociale a longtemps été vue comme le « lieu » un peu fourre-tout où se mêlent beaux projets mobilisateurs, clientélisme et actions vides de sens. « Le Laissez-faire des associations a créé le meilleur comme le pire », nous confiait Alexandre Ansay. Des associations mettent plutôt en exergue la nécessaire liberté du secteur associatif, condition de leur créativité et ces impalpables progrès humains qu’engendre la cohésion sociale, progrès souvent difficiles à évaluer.

Le prochain quinquennat, selon Philippe Sterckx, sera marqué par une professionnalisation et une évaluation accrues des acteurs. En attendant une refonte complète du décret de cohésion sociale, annoncée dans la déclaration de politique gouvernementale.

Cédric Vallet, pour le CBCS asbl (16/12/2014)

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