La réforme du système d’allocations d’études, sous couvert de lutte contre le non-recours, entraînerait au contraire des non-accès au droit d’études, aux droits sociaux et une paupérisation des publics scolaires et de leurs familles. Via une carte blanche, les acteurs du secteur [1]Christophe Cocu, Ligue des familles; Christine Mahy, Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté; Nicolas De Kuyssche, Forum – Bruxelles contre les inégalités; Emila Hoxhaj, Fédération des Étudiant·e·s Francophones (FEF); Edgard Szoc, Ligue des droits humains; Benoît Jadin et Moritz Lennert, Changement pour l’égalité (CGé); Jean-Pierre Coenen, Ligue des droits de l’enfant; Logan Verhoeven, Comité des élèves francophones; Véronique De Thier, Fapeo; Bernard Hubien, Ufapec; Khalid Zian, Fédération des CPAS bruxellois – Brulocalis; Luc Vandormael, Fédération des CPAS wallons – UCVW; Céline Nieuwenhuys, Fédération des services sociaux; Nel Van Slijpe, Jeunes CSC appellent le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles à revoir sa copie ! Coûts de la vie étudiante sous-estimés, passage obligatoire par une demande au CPAS pour les élèves et étudiant·e·s “bas-seuil”, perte de 20% du montant de l’allocation pour celles et ceux habitant en famille, calcul du seuil de pauvreté très critiquable… Est-ce que la Ministre Bertieaux proposera mieux en cette rentrée scolaire et académique ?
Carte blanche publiée dans Le Soir, le 13/07/2023
La ministre de l’Enseignement supérieur Valérie Glatigny a initié une réforme des allocations d’études qui sera selon toute probabilité très rapidement concrétisée par sa successeure. Un projet de réforme fondamental, mais un projet problématique en l’état.
La ministre annonce vouloir accorder une allocation d’études « entière » à toutes les personnes situées sous le seuil de pauvreté, et au-delà, garantir que les frais d’études n’entraînent aucune personne à se retrouver sous ce même seuil. Des intentions ambitieuses. Nos organisations saluent la volonté d’assumer que les coûts d’études ne peuvent plonger aucune famille dans la précarité, comme la sortie envisagée d’une logique d’allocation d’études accordée par paliers, qui génère aujourd’hui des effets de seuils. Bien sûr, la Fédération Wallonie-Bruxelles ne pourra résorber seule la précarité que de nombreuses personnes aux études subissent. Mais elle peut en tout cas éviter que le coût des études ne génère de la précarité. Cependant, selon les informations dont nous disposons, pour rentrer dans les clous budgétaires, le cabinet emploie une méthodologie que nous ne pouvons accepter, qui conduit à une sous-estimation de la pauvreté et une sous-estimation du coût réel des études.
Un problème de méthodologie
La ministre voudrait définir un « seuil de pauvreté composite » qui serait fixé à 78 % du seuil de pauvreté monétaire 2023. Le projet de réforme souhaite recourir à la notion de « seuil de pauvreté monétaire », une mesure européenne officielle de la pauvreté [2]Il s’agit des statistiques de l’UE sur le revenu et les conditions de vie (EU-SILC), dont la méthodologie est réglementée par le Règlement 2019/1700, à laquelle se réfèrent la Belgique et nos principaux instituts de statistiques (Statbel, Iweps…).
Mais la méthodologie proposée diffère de cette approche européenne et prend des libertés face à la situation inflationniste actuelle. D’abord, au lieu de prendre en compte l’ensemble des revenus en Belgique, il est proposé de construire un seuil composite pondérant la médiane des revenus à Bruxelles et celle en Wallonie. De façon contraire à la réglementation européenne, en excluant du calcul les revenus les plus hauts, on tire ainsi artificiellement la mesure de la pauvreté vers le bas. Ensuite, alors que le calcul des ressources des ménages serait indexé, le seuil pour avoir droit à une allocation d’études complète, lui, ne serait pas indexé à l’année en cours, alors que nous avons vécu une période d’inflation importante.
Conséquence : artificiellement, le seuil de pauvreté tel que réinterprété passerait de 1.480 euros [3]Seuil de pauvreté le plus récent (2022), basé sur les revenus 2021, indexés suivant l’indice santé à l’année en cours à 1.160 euros par mois pour l’année 2023. Un monde de différence, et autant de personnes réellement en pauvreté et pourtant, qui ne bénéficieraient pas d’une allocation d’études complète !
Des frais largement sous-estimés
La ministre voudrait fixer dans la loi une estimation des coûts directs des études… qui n’atteindraient pas 36 % des coûts réels des études pour un koteur, 24 % des coûts réels des études pour un navetteur.
La méthode choisie pour fixer dans un arrêté une estimation des coûts directs des études, non seulement ne prendraient pas en compte nombre d’entre eux, mais en plus conduirait à une sous-estimation systématiquement de ceux-ci.
Alors que les différentes études qui ont été faites approximaient ces coûts selon qu’on soit navetteur ou koteur – et avant la période d’inflation que nous avons connue – aux alentours de 4.000 à 10.000 euros par an [4]Voir sur le site de la FEF, sur le site de l’ULiège, et sur le site de Sonecom, dans le projet d’arrêté, le coût des études serait chiffré entre 960 et 3.600 euros par an.
La situation pour le secondaire est similaire : le coût de l’internat pour les élèves internes est fixé à 2.500 euros qui sont ensuite arbitrairement divisés par deux, alors qu’il a été fixé pour le secondaire ordinaire en 2023-2024 à 2.810 euros. Les frais de petit matériel, manuels scolaires, de photocopies, de matériel de gym, de piscine sont divisés par deux voire trois par rapport aux estimations existantes ou aux plafonds légaux [5]Voir sur le site de la Ligue des Familles, et la Circulaire 7136 du 17 mai 2019, « Mise en oeuvre de la gratuité scolaire au niveau secondaire ». La réforme n’estime aucun frais informatiques, alors qu’ils sont massifs en secondaire, ne prévoit aucun frais liés aux excursions et voyages scolaires, n’aborde pas la question de l’équipement pour l’enseignement qualifiant, et ne prévoit aucun frais pour le coût du cartable et du plumier.
Vers un recul des droits sociaux
D’autres éléments de cette réforme suscitent l’inquiétude. Ainsi, l’intention affichée par la ministre d’exiger des étudiant·e·s à bas revenus de d’abord ouvrir un dossier au CPAS avant le traitement d’un dossier de demande d’allocation d’études serait directement en contradiction avec la loi concernant le droit à l’intégration sociale, qui organise l’inverse. Dans le cas d’un refus d’octroi du revenu d’intégration, il nous revient que la Fédération Wallonie-Bruxelles envisagerait même d’exiger du CPAS de l’étudiant·e·s ou de l’élève de justifier les raisons de ce refus, au risque de ne pas avoir droit à son allocation, ce qui est contraire au secret professionnel protégé par le Code pénal et la loi organique des CPAS. Dans le même sens, il ressort de nos informations qu’en cas de non-introduction d’une demande auprès du CPAS, le ou la jeune se verrait refuser l’octroi de l’allocation d’études, ce qui constituerait un recul de ses droits sociaux. Enfin, reporter la « charge » de l’enquête à propos des revenus sur ces institutions publiques croulant déjà sous les dossiers d’aide, sans accord du secteur, n’est pas acceptable.
Le gouvernement doit revoir sa copie
Dès février, les associations qui avaient pu assister à une présentation intermédiaire des travaux relatifs à la future réforme à venir avaient alerté sur des problèmes méthodologiques, et offert leur expertise. Devant la volonté du cabinet d’avancer avant le début des vacances parlementaires, elles tirent la sonnette d’alarme et appellent à une réforme basée sur la réalité. Si les allocations d’études doivent pouvoir éviter la précarité et la pauvreté aux familles et aux jeunes, il faut qu’elles évaluent correctement le coût des études et la pauvreté.