Toute personne qui a résidé dans un établissement résidentiel et le quitte court un grand risque de se retrouver sans abri. Prévenir cet état de fait requiert une collaboration intersectorielle intense. Le réseau d’acteurs impliqués est vaste, ce qui offre différentes perspectives.
Le 15 novembre 2018, le Kenniscentrum WWZ organisait une rencontre intersectorielle “des charnières à huiler” (Schurende Scharnieren), à laquelle participait le CBCS. Un article reprenant la substantifique moelle de ce qui s’est dit est paru sur la plateforme Web Sociaal.net.
Pour lire l’article en version originale néerlandaise
La difficile transition
Quitter un établissement est un tournant dans la vie de nombreuses personnes vulnérables. Cette transition est difficile. Il ne s’agit pas seulement d’une « transition individuelle » vers l’indépendance, mais aussi d’une « transition structurelle » : de la prise en charge dans un établissement vers la prise en charge dans le cadre du modèle de désinstitutionnalisation et de socialisation. Cette transition structurelle nécessite un marché du logement plus accessible et une meilleure coopération entre les secteurs.
Difficultés diverses
Les chiffres à Bruxelles sont durs. Au cours de ces dix dernières années, La Strada a enregistré un nombre croissant de personnes sans abri ni chez-soi. Dans le même temps, la pénurie de logements abordables à Bruxelles est plus importante que jamais. Et pourtant, 40 000 bâtiments sont vides. Pourquoi y a-t-il alors encore 4 000 personnes sans abri ni chez-soi ? Et que peut-on y faire tous ensemble ?
Toute une série d’organisations bruxelloises travaille en réseau à cette problématique. La complexité institutionnelle et la présence de deux communautés linguistiques créent une multitude d’acteurs. À Bruxelles, on compte environ 4 000 organisations et services sociaux pour le logement, la santé mentale, la santé générale, les soins aux sans-abri, l’accompagnement des personnes handicapées, la médiation de dettes ou la toxicomanie. Une coopération mutuelle est nécessaire, mais pas toujours simple. Elle est souvent confrontée à des difficultés. Souvent, les organisations sociales bruxelloises n’attendent pas que les autorités fassent preuve d’initiative. Elles développent elles-mêmes des solutions pour mieux collaborer ou pour créer elles-mêmes des foyers alternatifs.
À la fin de l’année dernière, le Kenniscentrum Welzijn, Wonen, Zorg a organisé en collaboration avec la Fédération Bico, l’AMA et le Centre de documentation et de coordination sociales, un moment de réseautage pour discuter de ces difficultés. Comment pouvons-nous travailler ensemble dans tous les secteurs pour prévenir le sans-abrisme et l’absence de chez-soi lors du départ d’un établissement résidentiel ? Les acteurs de terrain bruxellois ont partagé leur expérience.
La prise en charge des sans-abri : un secteur « négatif »
Pour Filip Keymeulen de Diogenes, la connotation « négative » de la prise en charge des sans-abri est une première difficulté. On n’arrive dans ce secteur qu’en dernier recours, lorsque le réseau personnel propre de la famille et des amis a disparu. Mais également lorsque les portes d’autres secteurs restent fermées ou bloquées.
Les personnes sans abri ni chez-soi n’ont pas un profil spécifique. La seule chose qu’elles ont en commun est de ne pas avoir de toit au-dessus de la tête ou de chez-soi. Autre point commun : les sans-abri utilisent l’espace public comme un espace privé. Derrière cet état de fait se cache toute une série de problématiques : vulnérabilité psychique, dépendance, handicap mental ou physique, illégalité, etc. Ce sont des personnes issues de toutes les couches sociales, des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes, des isolés et des familles, avec ou sans (jeunes) enfants. Diogenes s’adresse principalement aux sans-abri souffrant d’un problème de dépendance. Le fait qu’ils vivent dans la rue est souvent le résultat de mécanismes d’exclusion des autres aides possibles. C’est également le cas pour les personnes sans permis de séjour valable. Les personnes sans abri ni chez-soi plus âgées qui sont dépendantes ou sans papiers ne peuvent pas être accueillies dans une maison de repos et de soins. Elles se retrouvent dans des initiatives bénévoles telles que Poverello ou le dispositif d’urgence du Samusocial.
Les prisons restent un gros souci
Nicolas De Groodt de l’Office de réadaptation sociale (ORS-WSW) constate que les prisons ont été conçues pour handicaper au maximum les maillons des autres secteurs. Car elles sont conçues pour limiter au maximum les contacts avec le monde extérieur.
Il n’est alors pas évident de collaborer avec les services sociaux en dehors de la prison. Même si les personnes emprisonnées peuvent revendiquer certains droits. La prison est un lieu d’isolement et d’exception. Il faut négocier des mesures exceptionnelles pour pouvoir assurer la continuité des droits sociaux fondamentaux.
En dehors du cadre
Filip Keymeulen constate que ce sont les travailleurs sociaux qui font individuellement la différence. Ils trouvent des solutions en faisant preuve d’originalité et en convainquant les services de tout de même ouvrir leurs portes et en faisant valoir les droits de leurs clients. Certains travailleurs sociaux du CPAS bloquent un dossier, alors que d’autres parviennent au contraire à résoudre un problème.
Muriel Allard de Santé mentale & Exclusion sociale – Belgique (SMES-B) confirme comme il est important que les travailleurs de première ligne assument leurs responsabilités pour faire valoir les droits des Bruxellois vulnérables.
Dans l’aide à la jeunesse, Grégory Ringoet de Cachet voit de bons exemples de travailleurs sociaux qui veulent faire les choses autrement. Ils ne se cachent pas derrière des protocoles, des procédures ou des accords. Les jeunes ne savent souvent pas par où commencer. Ils entendent à longueur de journée : « Tu dois faire ceci, tu dois faire cela », mais il est bien plus utile que les travailleurs avancent ensemble avec les plus jeunes.
Valentine Lebacq de Begeleid Wonen Brussel est tout à fait d’accord. De nombreuses personnes ne trouvent pas les soins qui leur conviennent parce que l’accès y est compliqué ou parce qu’elles ne rentrent pas dans un moule. Elles ne sont pas les bienvenues au CAW « parce qu’elles sont porteuses d’un handicap et doivent en référer à un autre secteur ». Les accompagnants de Begeleid Wonen les guident. Ils examinent les problèmes auxquels elles se heurtent et vérifient s’il y a des listes d’attente. Cela fait une grande différence.
Offre vraiment insuffisante
Filip Keymeulen trouve que les directions et les coordinateurs doivent donner à leurs travailleurs la liberté et le soutien nécessaires. Trop mettre l’accent sur l’enregistrement et le contrôle est néfaste pour la créativité.
Mais il voit tout de même des limites à la créativité et à l’engagement du travailleur social individuel. L’offre de soins est très ténue pour certains groupes. Il n’y a presque aucune offre pour les adolescents mineurs ayant des problèmes de drogue ou un problème psychique aigu. Et pour les personnes plus âgées sans papiers, il n’est pas question de maisons de repos. Pour celles-ci, même le travailleur social le plus créatif ne trouvera pas de solution. Ces lacunes sont la raison pour laquelle des gens se retrouvent à la rue.
Le droit au logement est difficile à réaliser
Muriel Allart remarque que les travailleurs de première ligne se heurtent souvent à des limites structurelles. Le maintien du droit au logement des personnes les plus vulnérables est devenu une question très difficile. Le marché des logements abordables est très mal loti et l’accès au logement est soumis à des conditions toujours plus nombreuses.
Nicolas De Groodt illustre cette situation avec le cas d’anciens détenus. Avant d’être libérés, ils ne peuvent pas obtenir d’adresse de référence. De ce fait, ils n’ont pas directement droit au revenu d’intégration. Louer une habitation n’est pas possible et le risque de se retrouver à nouveau sans abri ni chez-soi augmente. Il est presque impossible de s’inscrire de la prison sur une liste d’attente pour un logement social ou auprès d’une agence de location sociale.
Un frein important est qu’ils ne peuvent demander une copie de leur carte d’identité qu’avec l’autorisation du greffe. Des maisons de transit pourraient constituer une solution temporaire. Elles ne sont pas une fin en soi, mais donnent la possibilité de rechercher des solutions plus durables.
Beaucoup de problèmes à la fois
De plus en plus de personnes sont confrontées à de multiples problèmes en même temps. L’accès aux droits sociaux fondamentaux étant si complexe, les problèmes s’accumulent. Se retrouver à la rue dépourvu de tout droit, déclenche très souvent une série de problèmes psychiques. De nombreux travailleurs sociaux ne se sentent pas compétents ou aptes à traiter des problèmes psychiques ou la toxicomanie. Les personnes se heurtent alors souvent à un mur et ne reçoivent pas les soins dont elles ont besoin. Une personne toxicomane ou souffrant d’une maladie psychique est souvent renvoyée vers un psychiatre, qui renvoie lui-même le patient vers un médecin spécialisé dans les problèmes de toxicomanie. Les travailleurs sociaux doivent être mieux formés pour faire face à l’accumulation et à la complexité des problèmes.
La porte, toujours entrouverte
Les réussites sont souvent le fruit d’une bonne coopération entre les secteurs, parfois même extra-régionale. L’important est de ne pas abandonner les usagers.
Grégory Ringoet de Cachet donne l’exemple d’un jeune ayant des antécédents à Louvain. Il habite maintenant à Bruxelles et étudie à la VUB. Le CPAS de Wemmel ne l’a pas lâché tant qu’il étudie, même s’il vit maintenant à Bruxelles. L’établissement de Louvain où il résidait auparavant continue à être activement impliqué.
Lorsque des jeunes se retrouvent sans abri, il y a souvent une période où ils veulent tout faire seuls. Ce besoin d’indépendance devrait être mieux compris. Il s’agit en fait aussi d’un appel à l’aide. Les travailleurs sociaux ne peuvent pas effrayer ces jeunes en les suivant de trop près. La porte devrait toujours être entrouverte.
Partager son expérience
Begeleid Wonen Brussel ne peut accompagner qu’un nombre limité d’usagers. Pour réduire les temps d’attente, ils transmettent leur expertise en matière de travail avec des personnes handicapées aux collaborateurs du CAW. Cela ne résout pas les listes d’attente, mais peut déjà aider. Le projet Bruggenbouwer propose une plateforme d’apprentissage aux travailleurs sociaux du secteur des sans-abri, des personnes handicapées, des soins de santé mentale et de l’« équipe mobile en défense sociale ». Bruggenbouwer est une combinaison de présentation, de contenu, de discussion de cas et d’innovation. Il a été plus facile de respecter le fil conducteur, offrant ainsi une plus grande continuité dans les soins. Et moins de clients ont abandonné.
Pratiques intersectorielles
SMES-B croit encore beaucoup aux nouvelles pratiques intra- et intersectorielles. Selon Muriel Allart, les travailleurs sociaux peuvent réellement agir en cas d’affections psychiques. Cependant, ces questions ne sont pas suffisamment abordées dans leur formation. Les travailleurs sociaux doivent par exemple être capables de reconnaître une « manie » ou une « psychose ». Dans le cadre d’échanges mensuels entre des personnes de différents secteurs et de disciplines variées, les participants analysent conjointement des problèmes transversaux dans les secteurs du bien-être et de la santé mentale. De cette façon, ils recherchent des réponses à la fois pratiques et politiques.
Collaborer ne va pas sans mal. Il est nécessaire de travailler à trois niveaux : l’usager, le travailleur social et la direction. C’est uniquement possible si la direction de l’organisation soutient la collaboration. La collaboration elle-même demande aussi un certain soutien. Le projet Bruggenbouwer a vu le jour grâce à la coordination centrale d’un réseauteur intersectoriel. Sans une telle figure clé, il est difficile d’ancrer la coopération de manière durable.
Une politique créative
Bruxelles est institutionnellement complexe et l’urgence est élevée. Le 7 novembre 2016, La Strada comptait 3 386 personnes, dont 707 sans-abri qui vivaient dans la rue. Une augmentation de 96 pour cent depuis le premier comptage des sans-abri en 2008.
Pour Freek Spinnewijn de FEANTSA, la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri, la lutte contre le sans-abrisme et l’absence de chez-soi n’est pas seulement une responsabilité individuelle du travailleur social. C’est surtout la politique qui doit être créative. La nouvelle ordonnance bruxelloise relative à l’aide d’urgence et à l’insertion des personnes sans abri est un pas dans la bonne direction. L’un des objectifs de la nouvelle ASBL de droit public, Bruss’Help, est d’orienter les sans-abri vers les soins pour les sans-abri à Bruxelles. Mais cela peut être davantage. La gestion du sans-abrisme et de l’absence de chez-soi doit céder la place à des solutions. En investissant aussi sur la réinsertion. Comme en Finlande, où un nouveau modèle de politique a investi dans de nouvelles formes de logement pour les sans-abri, comme le prometteur Housing First.
Rebecca Thys, Klaar De Smaele, Birger Blancke, 4/07/2019
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