Associatif : professionnalisation et militantisme sont-ils compatibles ?

Si le militantisme a déjà fait l’objet d’une abondante littérature [1], sa relation avec la professionnalisation des acteurs est moins documentée. Trois associations membres du Collectif 21 [2] ont mené l’enquête. Pour tenter de répondre à cette question : quels sont les liens – réels ou supposés – entre militantisme associatif et professionnalisation des structures ?

Analyse qualitative des résultats de l’enquête, par Alain Willaert (CBCS), avec les apports de Khalil Mejjar, Jean-Marie Delmotte (Carrefour des Cultures), Patrick Navatte (Mirroir Vagabond) et Pierre Smet (Collectif21), septembre 2022.

Parallèlement à la diffusion du documentaire « 2121, hypothèses associations » et du livre « Cent ans d’associatif … et demain ? », nous avons proposé aux associations [3] de s’interroger sur :

La place de l’engagement dans l’identité de l’associatif;

La place de la professionnalisation dans l’identité de l’associatif

Le rapport entre engagement et professionnalisation au sein des différentes structures.

Deux définitions

Pour faciliter le dialogue avec les associations, nous avons proposé deux définitions : d’une part, celle de l’engagement ; d’autre part, celle de la professionnalisation.

« Nous entendons par engagement de l’association tout acte ou fait qui fait d’elle un acteur de transformation de la société et développe un plaidoyer et veille sur sa traduction en réflexions, en actions et active un contrôle citoyen sur la chose publique. »

« La professionnalisation se traduit par la salarisation d’un nombre important de ceux qui assurent la gestion quotidienne et réalisent les projets qui engagent l’association, elle s’exprime par l’institutionnalisation des professions pour qu’elles répondent aux exigences des dispositions qui encadrent le rapport de l’association avec les décideurs en matière de financement et de subvention. »

Un questionnaire en ligne et une série d’entretiens individuels ont été menés tout au long de l’année 2021. [4] Cette enquête est l’expression d’un ressenti, d’un vécu associatif, d’un éclairage de terrain.

Désengagement de l’associatif ?

A la question d’un éventuel désengagement de l’associatif, une majorité de répondants ne pensent pas que le secteur associatif connaisse actuellement une forme de désengagement. Malgré une professionnalisation croissante, les personnes travaillant dans le secteur sont et restent des personnes engagées et militantes.

L’engagement persiste, mais sous diverses formes

Pour l’un de ceux-ci, la crise sanitaire a démontré l’engagement associatif : « à tout niveau, le non marchand a été sollicité, exploité, utilisé avec des moyens financiers ridicules …mais l’engagement est toujours là … On ne travaille pas dans ce secteur si on n’a pas une implication sociétale… ». Pour cet autre, « le monde associatif est un maillon essentiel au fonctionnement de la société et du bien vivre ensemble ». Autre témoignage encore : « face eux errements de la société et à des politiques publiques toujours plus strictes, la place de l’associatif est primordiale. »

Mais cet engagement prend des formes différentes que par le passé. Le militantisme ne s’exerce plus dans l’association qui nous emploie mais dans des mouvements, des initiatives citoyennes. « L’engagement de l’équipe se situe peut-être plutôt dans d’autres domaines, externes au travail, dans les débordements… », confie ce répondant de l’Éducation permanente (EP).

Lorsque la politique d’accueil des personnes migrantes a été durcie, des citoyens et des associations se sont fédérés en plateforme pour venir en aide aux sans-papiers. Pareil en ce qui concerne la lutte contre le réchauffement climatique : celles et ceux qui estiment que nos dirigeants n’associent pas les actes à leur parole sont descendues dans la rue sans attendre un mot d’ordre syndical ou autre. C’est le militantisme institutionnalisé [5] qui perd de la vigueur.  « Pour le meilleur et pour le pire, via les réseaux sociaux, les outils de l’intelligence collective et de la gouvernance partagée, beaucoup de gens s’impliquent dans des formes d’engagement parfois plus éphémères, mais en tout cas souvent plus créatives », écrit un professionnel du secteur Jeunesse.

Précarisation à tous les étages

Cependant, une conséquence de la paupérisation d’une partie toujours plus importante de la population : nombre de citoyens ont des priorités de survie qui bloquent souvent l’engagement. Difficile d’être solidaire et collectif quand on passe tout son temps à tenter de survivre jusqu’au lendemain.

Même réflexion au niveau de l’association : pour un répondant, « l’associatif s’individualise à cause du contexte défavorable aux initiatives collectives ». En d’autres termes, le financement des associations qui assument des missions de services aux publics sont insuffisantes pour répondre aux besoins de la population et précarise les travailleurs mêmes de ces associations. Ces derniers, souvent sous contrat précaire, deviennent plus soucieux de leur bien-être au travail, que de celui des usagers de l’association.

Pour cet autre, en revanche, « Continuer à recevoir toute personne fragilisée sans avoir les moyens nécessaires pour le faire, je pense que c’est une forme d’engagement. »

Ce répondant de l’EP pointe les contraintes administratives comme une difficulté, un frein au militantisme : « Les contraintes administratives – pour rendre des projets mais également la redevabilité – sont de plus en plus grandes, la mobilisation est de plus en plus difficile, et il faut se renouveler, ce qui est un défi permanent pour l’associatif ».

Un professionnel du secteur de la santé analyse cette question en partant du lien entre pouvoirs subsidiants et associations subsidiées. Il dénonce une instrumentalisation de l’associatif trop importante, une autonomie très relative, une dépendance au politique trop forte, une planification des subventions encore trop sujette à des processus d’ordre clientéliste. Il estime l’associatif trop sur la défensive et donc très hostile au changement et à l’innovation sociale.

Et si, finalement, la qualité de l’engagement au sein de l’association dépendait de son organisation interne, de son … management ? « C’est l’organisation de l’association qui doit impulser les formes d’engagement ! », affirme cet interlocuteur de l’EP, « C’est à nos organisations à offrir à ceux qui s’engagent auprès de nous, comme bénévoles ou salariés, ce qu’ils attendent, à savoir du sens, des actions et des résultats menant à des changements. »

Est-ce que cette professionnalisation impose à l’associatif le type de « managérisation » du modèle marchand (matrice commerciale, rendement, rentabilité comptable …) ?

À question complexe, réponses qui ne le sont pas moins !

Tout d’abord, pour ce travailleur de la santé, il ne faudrait pas confondre bureaucratisation et management. La première est bel et bien présente et témoigne d’une grande méfiance des pouvoirs publics à l’égard des associations, mais aussi d’une tendance de fond où la forme prend le pas sur le contenu. Le second peut se comprendre comme une volonté de mettre en place une organisation du travail qui rende les choses fluides et permette un cadre sécurisant pour les travailleurs.

Logique comptable ou logique de revendication ?

C’est donc la bureaucratisation galopante que dénoncent avec force la quasi-totalité des répondants : « la quantité de comptes à rendre, la rédaction des dossiers, bref le temps alloué pour avoir ou garder l’accès à certains subsides me semblent parfois disproportionné. J’ai aussi cru constater une tendance à l’inflation des comptes à rendre et donc du temps à consacrer pour les rendre. Ce qui a des effets à la fois dommageables et absurdes : les comptes à rendre devraient être là pour optimiser les actions, vérifier qu’elles servent bien aux objectifs. Mais à rendre trop de comptes de façon trop cadenassée, on ronge l’efficacité des structures. », déplore ce professionnel du social. « Le rendement prend le pas sur les besoins nécessaires au fonctionnement de l’action collective. Nous remarquons que les rapports annuels à renvoyer au pouvoir subsidiant mettent de plus en plus en avant les chiffres bruts, détachés de toute réalité de terrain et de toutes les nuances et difficultés dont est constitué notre travail au cœur de la souffrance humaine », affirme cet autre. « La direction de l’ASBL passe la majorité de son temps à ‘justifier’ et ‘monitorer’ le travail avec des scores de performance, des indicateurs, des rapports. », renchérit ce troisième. Et ce répondant de l’EP d’enfoncer le clou : « Afin d’être conforme aux lois qui gèrent le monde associatif, il nous est demandé de devenir des chefs d’entreprises, sans que cela ait un impact positif sur le projet. On est de plus en plus dans une logique de comptable et de moins en moins dans une logique de revendication… ».

La pratique de plus en plus courante de mise en œuvre des missions de services aux publics par appels à projets oblige les associations, pour y répondre, à appliquer des techniques importées du secteur commercial et qui ne sont pas toujours appropriées quand on travaille avec l’humain. Nous sommes de plus en plus confrontés à une quantification du travail social et à une obligation de résultat, dans un contexte de mise en concurrence des opérateurs. « La logique d’appels à projet et de contrat de gestion ainsi que l’assimilation, au titre d’entreprise, des ASBL dans le Code des sociétés et des associations augmentent le risque de concurrence entre associations et de concurrence avec le secteur marchand. » explique un répondant.

Ainsi, si le management apporte de la structure, de l’expertise, de la qualité, une certaine efficacité, l’associatif doit créer des normes managériales différentes des domaines marchands. Comme l’écrit ce répondant de l’EP : « Il va de soi qu’un certain nombre des standards managériaux doivent pouvoir être intégrés dans le fonctionnement associatif (finance, gestion du personnel, …). L’équilibre à trouver entre professionnalisation et maintien d’un fonctionnement ouvert, participatif et respectueux des personnes doit être un souci permanent. »

Pour ce dernier répondant, enfin, l’associatif doit rester ouvert à toutes les bonnes pratiques du modèle marchand à condition que ça puisse œuvrer dans son intérêt et être porteur pour son objet social. Un collègue paraphrase : « ce doit être un outil au service de l’objet social de l’association et pouvoir aider à mettre en lumière certains aspects à améliorer. »

L’engagement a-t-il besoin d’être professionnalisé ?

Pour ces deux répondants du secteur jeunesse, un encadrement professionnel est un atout. « Je vois une grande complémentarité potentielle entre engagement et professionnalisation : l’engagement a besoin de citoyens motivés, mobilisés, de leur créativité et de leur énergie. Mais cette énergie ne connaît pas forcément bien le passé, les cadres légaux, les autres mouvements avec qui converger. Cette énergie ne se déploie pas forcément de manière durable et pérenne. Avec un peu de professionnalisation : des gens et des méthodes pour préparer et animer les réunions, faire le suivi des décisions, prendre contact avec d’autres acteurs, référencer le savoir et le savoir-faire accumulé, la professionnalisation peut accompagner l’engagement pour qu’il réalise son plein potentiel. Sans elle, l’engagement peut n’être qu’un feu de paille ou une pelote de laine qui s’embourbe dans ses nœuds. », expose le premier.  « L’engagement croissant des jeunes porte à croire que le travail investi des personnes professionnalisées dans cette question depuis plusieurs années a porté ses fruits. » écrit le second.

Un cadre pour protéger

Même son de cloche du côté de la Cohésion sociale : « L’engagement démarre par une révolte, un besoin d’agir pour une cause, un besoin de faire des choses concrètes pour que les choses changent selon nos convictions dans un domaine précis. Ça c’est le début (les tripes et le cœur). Dans un second temps, il faut pouvoir organiser, structurer, planifier, réfléchir les actions et leurs objectifs, sinon l’engagement s’épuise parce que les personnes s’épuisent si ça va dans tous les sens. » Pour ce professionnel du social, la réponse à la question est aussi clairement oui, « dans le sens où nous avons besoin de travailleurs et travailleuses de qualité, stabilisés. Plus de travailleurs qualifiés égale moins de pression. La qualité et la quantité du travail est un engagement accru. »

Et dans le cadre du bénévolat ? « La professionnalisation amène un cadre qui peut protéger contre l’épuisement du bénévole. Le contrat semble plus clair quand il est professionnalisé. La professionnalisation s’accompagne d’une forme de reconnaissance du travail accompli au travers d’un financement. Elle est nécessaire à la valorisation de l’engagement mais ce dernier doit rester moteur par rapport à l’objet social. » affirme cet autre répondant du secteur social.

Bref, comme le synthétise cet interlocuteur de l’EP : « Il est bien de mettre un cadre, des règles dans cet engagement. Déjà pour protéger celui qui s’engage (bénévole, travailleur) et pour déterminer plus précisément les missions du travail. »

C’est un oui massif également pour ce répondant du secteur de la santé mentale : « L’aide, le soin, la culture… sont autant de champs où le contact, le service au public entraînent et nécessitent une professionnalisation, c’est à dire une recherche de qualité qui passe par la formation, la déontologie, les échanges entre professionnels et avec les usagers, l’amélioration des conditions d’action, etc. La structuration permet d’agir sur le long terme, de faire exister et évoluer certaines questions, certains besoins de la population, et d’éviter les limites du caritatif où la reconnaissance du problème dépend exclusivement du regard de celui qui donne. »

D’autres avis – minoritaires – sont plus mitigés. Pour cet intervenant en santé, par exemple : « Il me semble que ces deux éléments sont opposés. La professionnalisation réduit la marge des initiatives, de la spontanéité, de l’engagement personnel au nom d’un fonctionnement collectif plus balisé, avec des normes, des protections pour les travailleurs et l’institution. Il faut dès lors penser à laisser dans le temps de travail des espaces démocratiques pour discuter des enjeux plus larges de notre secteur, afin d’impliquer toute l’équipe et partager les préoccupations. » Pour cet autre : « C’est une contrainte imposée par nos pouvoirs subsidiants ! » Et pour ce troisième : « le risque existe que la professionnalisation impacte négativement l’engagement sociétal. »

La professionnalisation a-t-elle besoin d’être engagée ?

Sans surprise, les réponses à cette question poursuivent la réflexion entamée avec la question précédente.

Pour cet intervenant de l’EP, pas de doute : « L’associatif est synonyme d’engagement ! Par conséquent, la professionnalisation doit elle aussi être engagée ! » Pour cet autre, « cela n’a pas de sens de venir travailler pour une association dans laquelle on ne croit pas. »

Les réponses sont donc majoritairement positives : « Oui, certainement pour aller dans le sens d’un meilleur service au profit de nos bénéficiaires et non vers un confort douillet des équipes associatives qui endormirait l’engagement initial », écrit ce répondant de la Cohésion sociale. « Par ailleurs, la professionnalisation ne signifie pas absence d’engagement. Plus que partout ailleurs, l’implication forte est nécessaire pour un travail de qualité », renchérit un deuxième répondant de ce secteur d’activités.

Pour cet acteur de la santé, « notre secteur amorce des changements qui appellent à une grande vigilance, glissant vers une mise en concurrence et une standardisation de nos approches. Les soins psychologiques sont ramenés à un modèle médical qui vise l’efficacité et la normalisation, loin d’une démarche d’écoute et de rencontre qui humanise. »

Ainsi, pour cet autre intervenant de la santé : « L’application des techniques managériales marchandes au secteur non-marchand n’est pas toujours la meilleure piste ». Partir du terrain pour mieux structurer et professionnaliser les équipes ? « Ou du moins, faire rencontrer les deux pour laisser place aux belles valeurs associatives, dont l’engagement. » Et pour cet autre : « L’engagement est nécessaire à la poursuite de l’objet social. Sa visibilité dépend d’un juste équilibre avec les contraintes en général et celles liées à la professionnalisation en particulier. »

Un répondant affirme au contraire que non, la professionnalisation n’a pas besoin d’être engagée, mais il inverse la logique de réflexion : « non, mais ce n’est historiquement pas le cas : la plupart des associations aujourd’hui professionnalisées étaient à l’origine des mouvements. Pour résumer : disons que l’engagement permet de freiner le danger d’une certaine bureaucratisation du travail associatif ainsi que de perdre de vue l’objet social et/ou les intérêts du public de ses bénéficiaires. »

Laissons le dernier mot à ce répondant du secteur Jeunesse : « J’ai rencontré des entrepreneurs privés (agriculteurs) qui avaient mis au centre de leur préoccupation des considérations sociales et environnementales. Ça me donne à penser que je suis né dans une société où de manière assez cloisonnée l’entreprise, le politique, l’associatif, les ONG se partageaient des « champs sociétaux » distincts. Aujourd’hui, il me semble que tout se mélange et j’ai tendance à penser que c’est une bonne chose. Que l’associatif pour être pérenne devrait articuler une « gestion avec bon sens » et la passion, la vision de lendemains inspirés par de nouvelles perspectives que portent souvent l’engagement. De la même manière que l’économie marchande devrait articuler rentabilité et contribution positive à la société et à l’environnement, inspirée par l’une ou l’autre forme d’engagement ? »

En bref, que retenir ?

  • L’engagement reste fondamental dans l’associatif. Cet engagement est essentiellement porté par l’équipe permanente et leurs responsables. Le temps passe et les fondateurs s’éclipsent, les conseils d’administration ont tendance à ne se préoccuper que de gestion.
  • Le militantisme s’exerce de plus en plus hors des associations mais cela reste à elles d’offrir du sens à ceux qui s’engagent en leur sein, car l’associatif reste « le » ou « un » lieu d’engagement.  Est-ce que cela aurait du sens de travailler pour une association à laquelle on ne croit pas ? Une implication forte est nécessaire pour un travail de qualité à fortiori dans un contexte où les champs sociétaux tendent à se mélanger entre l’entreprise, le politique et l’associatif.
  • Les contraintes administratives constitueraient cependant un frein au militantisme. Les opinions sont très partagées quant à savoir si les cadres légaux par lequel les associations sont subventionnées en restreignent les libertés. Les exigences de professionnalisation impactent assez logiquement le fonctionnement, la structure, la gestion des associations. Mais ne confondons pas professionnalisation et bureaucratisation. C’est la bureaucratisation qui ronge l’efficacité. La logique comptable a pris le pas sur la logique revendicative. L’assimilation au secteur marchand guette.
  • Un fonctionnement ouvert, participatif et respectueux des personnes doit être, dans l’associatif, un souci permanent, et tant mieux si de bonnes pratiques du modèle marchand se mettent au service de l’objet social. Elles peuvent contribuer fortement au renforcement des associations.
  • Il y a complémentarité potentielle entre engagement et professionnalisation, la force d’une association est le mélange subtil entre les rêveurs et les « realniks », pense la majorité d’entre elles qui souhaitent davantage de concertation avec les pouvoirs publics sur les modalités de mise en œuvre de ces exigences de professionnalisation.

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