“Travail de rue” et “travail social mobile” ne sont pas synonymes. Un travailleur de rue construit un lien avec ses suivis, mais il le fait de telle sorte qu’une relation à long terme devienne possible. Gérer des situations de crise ou orienter la personne vers des services tels que les CPAS, par exemple, font partie de sa réalité quotidienne. Mais il aura toujours une vision sur le développement d’un accompagnement de trajet, en fil rouge dans la trajectoire de la personne.
Témoignage de Joris, travailleur de rue chez Diogènes, août 2022 [1]Ce témoignage n’illustre que l’une des nombreuses réalités de la vie en rue. Chaque situation est différente et les difficultés rencontrées sont bien plus variées.
Il n’en a pas été autrement avec Georg. La façon dont j’ai entretenu le lien avec lui au fil des ans est devenue pour moi une belle illustration de ce que pourrait être le travail de rue. Je ne lui ai pas sauvé la vie. Je n’ai pas pu lui offrir un toit pérenne. Je n’ai pas pu l’aider à trouver un contrat de travail. Je n’ai pas pu trouver un échappatoire au traitement que notre société lui réservait. L’injustice qu’il vivait était essentiellement liée à des facteurs structurels. Et, dans son cas, il n’y avait pas de solution au niveau individuel… La plupart des personnes comme lui, les migrants intra-européens, qui ne parviennent pas à légaliser leur séjour en Belgique grâce à un contrat de travail, sont condamnées à vivre dans la marginalité. Georg n’a pas pu trouver un travail déclaré en Belgique et rentrer en Roumanie n’était pas une option pour lui. Il est donc resté à Bruxelles et a vécu en rue, sans abri.
Georg était un homme fier. Chez lui, cette fierté se manifestait souvent par de l’entêtement. Il a construit sa “maison” là où il le pouvait : sur des terrains vagues, sous des ponts ou dans des endroits si reculés que personne ne pouvait le voir. La première fois où je l’ai rencontré, c’était sur un terrain en friche quelque part à Bruxelles. L’environnement dans lequel on se trouvait rappelait sa barbe sauvage, ses cheveux ébouriffés et son regard résolu. Il était de petite taille, mince, mais aussi robuste qu’un arbre, plein de joie de vivre et de bravoure. Au premier contact, je me suis senti intimidé. Au fil des ans, cette intimidation s’est transformée en respect et en considération mutuelle. Cette réciprocité est une chose dont je suis encore fier aujourd’hui. Chez DIOGENES, c’est ce que nous voulons atteindre dans le cadre de notre travail et dans nos relations avec les habitants de la rue.
Ensemble, nous avons vécu de nombreuses aventures. Il a eu des hauts et des bas. J’étais toujours le bienvenu chez lui, pour une visite dans sa dernière petite cabane, au milieu de nulle part, et dans laquelle il me préparait une bonne tasse de café. L’inévitable passage de la police ne le déstabilisait jamais. Peu importe la beauté et l’isolement de sa cabane, il y avait toujours un moment où il fallait tout recommencer ailleurs. Il a vécu dans tous les coins de Bruxelles. La nuit, il errait dans les rues, à la recherche de bouteilles de bière vides qu’il échangeait contre de la nourriture et des boissons dans un supermarché. Une certaine stabilité de vie en résultait et, parfois, aussi un confort suffisant pour lui. Il s’était adapté à sa situation et essayait d’en tirer le meilleur parti. Il n’avait guère besoin des autres, surtout lorsque sa confiance était mise à mal par certains de ses compagnons d’infortune. Personne n’était autorisé à savoir où il vivait et comment il allait. Les amis d’autrefois devenaient de vagues connaissances avant de disparaître. Les contacts qu’il avait se limitaient à son médecin généraliste et à moi-même. Cela lui suffisait.
À un moment donné, Georg est sorti de mon radar. Sa cabane avait été rasée par la commune et son numéro de téléphone avait été coupé. Son mode de vie m’a poussé à mener une recherche qui, après deux appels téléphoniques, m’a amené à une impasse irrévocable. Il semblait avoir disparu dans le néant.
Les mois passèrent sans que je ne voie Georg. Puis, un jour, un numéro inconnu m’a appelé. Une voix à l’autre bout du fil m’a demandé dans un français approximatif si je parlais roumain. Après avoir répondu par l’affirmative, mon interlocuteur m’a expliqué qu’il était un compatriote de Georg. Il avait obtenu mon numéro par ce dernier et me dit que Georg était à l’hôpital. Il me confia que cela ne s’annonçait pas bien du tout pour lui. Je me rendis immédiatement à l’hôpital.
Lorsque je suis entré dans sa chambre, il était allongé dans son lit. Son regard était toujours aussi fier, mais son corps était clairement brisé. C’était comme s’il venait de s’échapper d’un goulag. Georg m’a annoncé qu’il avait un cancer de l’estomac et qu’il suivait une chimiothérapie pour s’en débarrasser. Entre les pointes de douleur et les vomissements, il m’a décrit comment il était arrivé aux urgences quelques semaines plus tôt, plus mort que vivant. Il avait pris le tram pour se rendre à l’hôpital et avait dû descendre à chaque arrêt pour ne pas vomir dans la rame. Un véritable calvaire. Lorsque je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas appelé une ambulance, un sourcil levé a suffi à me rappeler que Georg était l’une des personnes les plus fières que j’aie jamais rencontrées. Il a souri brièvement de son propre entêtement. Le cancer avait été mis dans un coin de nos têtes et, à ce moment-là, j’aperçus la personne qu’il avait été auparavant : je revis le “clochard” fou qui marchait 20 kilomètres par nuit à la recherche de bouteilles vides et qui y prenait plaisir. Cela n’a duré que peu de temps. L’introspection disparut dans une vague de douleur et de larmes. Georg avait abandonné.
Les jours suivants, j’ai libéré autant de temps que possible dans mon agenda et j’ai passé de nombreuses heures à son chevet. L’oncologue a estimé que la chimiothérapie était inutile. Le cancer avait gagné et Georg allait mourir. Le jour où j’ai dû le lui annoncer, la dernière once d’espoir a disparu de ses yeux. Elle a laissé place à quelque chose qui ressemblait à de la résignation. Cela nous a permis de discuter de la vie et de l’existence. Nous avons parlé de ce qu’il laissait derrière lui et de ce qui l’attendait. Je me suis senti privilégié d’être avec lui dans ces moments-là.
La métaposition provoquée par l’irrévocabilité du diagnostic était comme une répétition générale de ce qui restait à venir. Dans un moment de silence, Georg a exprimé son dernier souhait. Il voulait mourir dans sa patrie. Il voulait faire partie du sol roumain. Grâce à l’Organisation Internationale pour les Migrations et à l’ambassade, nous y sommes parvenus. La dernière fois que j’ai vu Georg, il entrait dans une ambulance qui allait le conduire à l’aéroport. Et, une fois à l’hôpital, dans sa Roumanie natale, je l’appelais quotidiennement. Il se plaignait de temps en temps, mais il m’a assuré qu’il ne souffrait pas. Un jour, Georg n’a pas répondu à mon appel. Le lendemain non plus. Georg était mort dans son sommeil, réalisant enfin ce qu’il voulait : faire partie du sol roumain.
Le travailleur de rue joue un rôle de fil rouge dans la vie des habitants de la rue qu’il accompagne. Parfois l’accompagnement est intensif, parfois il l’est moins. Nous le voyons à travers l’histoire de Georg, ce travail fait pleinement sens. Et si malheureusement certaines situations sont dans une impasse au niveau de l’accès aux droits, la présence bienveillante du travailleur de rue, son écoute inconditionnelle et son indéfectible soutien restent déterminants pour reconnaître la personne en tant que telle et l’aider à (re)découvrir un sens possible à sa vie. La dernière volonté de Georg était de retourner dans son pays d’origine. Grâce à la détermination et au courage de Joris, celle-ci a pu être entendue, et réalisée. Le lien social est crucial.