107 Précarité : « Pour nous, la rue est un lieu de soins ! »

Equipe de 2ème ligne spécialisée en psychiatrie, l’équipe mobile 107 Précarité [1] a pour mission de construire des réseaux autour des personnes qui vivent en rue pour offrir un soutien sur mesure, alternatif aux offres existantes. « Pour éviter le phénomène de la porte tournante » [2], explique Eleni Alevanti, coordinatrice, « ces va-et-vient entre la rue et les structures de soins ou d’accueil ». Mais comment travailler à partir de lieux mouvants, de cartographies très personnelles tracées par ces « nomades urbains » ? Comment faire lien entre le territoire que la personne se crée et des territoires social-santé qui seraient prédéfinis ?

Par Stéphanie Devlésaver, à partir des interviews de Eleni Alevanti, coordinatrice 107 Précarité et intervenante psycho-sociale et Aurélie Vital, intervenante psycho-sociale, octobre 2022

La demande, comme un signalement…

Qui sont ces nomades urbains qui vivent dans un squat, dans un centre d’accueil d’urgence ou en errance dans les rues de la capitale bruxelloise ? Qui laissent de-ci de-là quelques traces, un monticule de sacs de voyage, des vêtements, un parapluie, une petite communauté de relations,… Trois fois rien. La plupart du temps, ils sont invisibles aux yeux des passants. Sauf quand ils dérangent, dénotent dans le décor. D’invisibles, ils sont alors repérés, étiquetés comme « fous », « trop bruyants »… On préfère alors les hospitaliser, c’est plus rassurant pour tout le monde. On évite de demander leur avis. De toute façon, il y a de grandes chances pour qu’ils n’en aient pas. Ou que cela manque terriblement de cohérence. C’est très souvent ce que la société leur renvoie : un regard empreint de jugements sur leurs manières d’être singulières.

C’est précisément là qu’intervient l’équipe 107 Précarité : changer de regard, déconstruire, écouter, replacer la personne et ses droits au centre de la relation. Bien que mobile, l’équipe 107 Précarité « ne va pas chercher des fous en rue ! », précise avec une pointe d’ironie Eleni Alevanti, coordinatrice. « Comme dit dans la réforme des soins de santé mentale, Projet 107, dont notre projet est issu, nous ne sommes pas là pour psychiatriser les problèmes sociaux, mais, au contraire, pour les désinstitutionnaliser ». Sans logement, sans réseau, souvent méfiant, « notre public est très spécifique [3] », poursuit-elle, « dans 60% des cas, ce sont des travailleur.euses de rue qui repèrent ces personnes en rue lors de leurs maraudes et nous avertissent ». La description est souvent brève, comme un signalement : « Cette dame, dans telle partie d’un parc bruxellois, elle ne veut rien. On lui propose des choses, elle ne veut pas bouger ! ». Ou encore « ce monsieur dans telle partie du métro ne nous répond pas, ne nous regarde pas dans les yeux ». Ils sont là depuis tant de temps, semblent avoir besoin d’aide. Parfois, c’est leur mutisme qui interpelle ; d’autre fois, c’est au contraire leurs bavardages incessants qui dérangent, questionnent, interpellent. Le signalement est alors accompagné de quelques termes psychiatriques comme « délire », ou « paranoïa » que l’équipe va pouvoir questionner. Focus sur ce travail de rencontre, avec pour premier outil, la mobilité, pour s’ajuster à l’autre. Avec Eleni Alevanti et Aurélie Vital.

BIS : Comment débuter une relation sans qu’il y ait une demande ? Être mobile et à l’écoute, cela suffit-il ?


Eleni A. : L’idéal est d’aller avec le demandeur, de s’accrocher à ses inquiétudes pour expliquer notre présence. Mais parfois ce n’est pas possible, il n’y a pas de lien de confiance, alors on y va seuls. On rencontre la personne, on apprend doucement à la connaître. On y va avec prudence… On boit un café, on parle de tout et de rien. Parfois, c’est après trois semaines, quelques mois que se construit une confiance pour qu’elle nous adresse une demande ; d’autres fois, c’est seulement après des années ! Je me souviens de cette dame qui a nécessité trois mois d’approche avant de pouvoir s’asseoir à côté d’elle !


BIS : Ce temps est nécessaire pour apprivoiser la personne, pour quelle se sente « réaccueillie »…


Aurélie V. : Oui, on est dans un lien qui est fragile, surtout au début. On rencontre des personnes psychiquement, émotionnellement abîmées par un système, par un fonctionnement institutionnel vécu comme violent. On arrive avec cette casquette de travailleur.euse, c’est tout un processus pour arriver à ce que la personne nous fasse confiance, nous tolère à côté d’elle. On travaille au cas par cas, ce qui nous évite de tomber dans des automatismes professionnels, de devenir excluants malgré nous !
Eleni : Heureusement, on a ce luxe du temps ! Clairement, une institution qui fait de l’hébergement, par exemple, ne pourra jamais se permettre notre flexibilité de travail : nous avons ce privilège de la mobilité, du temps, nous n’avons pas les murs d’une institution. On peut rendre visite à la personne plusieurs fois par semaine ou seulement une fois toutes les trois semaines, selon la temporalité qui fait sens. Et ce, sans limite d’accompagnement dans le temps. C’est indispensable pour espérer voir émerger des demandes. Certaines peuvent paraître loufoques ; d’autres peuvent être très concrètes, comme l’obtention d’une carte Aide Médicale Urgente, par exemple.

BIS : C’est un moyen d’accrocher la personne à un réseau ?

Eleni : Oui, cela nous permet d’accompagner la personne pour qu’elle fasse elle-même la démarche ou pour tenter de faire bouger les murs des institutions pour qu’elle puisse y entrer. On s’inspire du modèle social du handicap : on n’apprendra pas à une personne qui est en chaise roulante à marcher, mais on va créer des rampes d’accès pour lui rendre les lieux accessibles. Avec notre public, on doit s’adapter à lui plutôt que d’attendre qu’il s’adapte à nous, sinon on ne pourra tout simplement pas faire notre travail ! C’est à la société à s’adapter et non l’inverse !

BIS : Des alliances se créent quand même avec le secteur social-santé…


Eleni : Ponctuellement, on trouve des terrains d’entente, mais étonnamment, pas toujours avec ceux qu’on imagine. Je prends pour exemple cette dame qui a déjà eu plusieurs hospitalisations sous contrainte. Elle a une mesure de maintien pendant 2 ans [4]. Elle doit avoir des injections de neuroleptiques tous les mois et le réseau qui la voit en rue s’inquiète du manque d’hygiène, de la météo… Ce réseau contacte à plusieurs reprises l’hôpital pour qu’elle soit réhospitalisée. Résultat : on commence à la perdre, elle devient méfiante et elle se cache. Ce qui, au final, la rend encore plus vulnérable. Contre toute attente, c’est le psychiatre de l’unité de maintien de l’hôpital qui a dit « STOP » ! Et qui a proposé que l’hôpital – lieu de contrainte par excellence – se mue en potentiel lieu de répit. Quand cette dame vient pour son injection, ou même en dehors de ce moment, elle peut prendre une douche, se poser, dormir. Elle a investi un peu plus au début, maintenant un peu moins. Mais c’est une aide, l’hôpital est devenu un lieu flexible pour elle. Ponctuellement, il y a ce type d’alliances tout à fait inattendues !

BIS : Comment ne pas se sentir seules face à une organisation social-santé, une société peu inclusives face à ces publics ?


Eleni : On travaille beaucoup en équipe en amont – intervisions, triades, …- pour travailler la cohésion entre nous et pallier à la solitude. Le travail en binôme, sur le terrain, est aussi très important. Et pourtant, la vérité, c’est que parfois, nous-mêmes, on se démotive ! Alors, selon les besoins que notre public rencontre, on cherche de nouveaux soutiens. L’une des personnes accompagnées en ce moment parle souvent d’un projet de mort en rue. Nous avons pris rendez-vous avec une équipe mobile de soins palliatifs de l’hôpital Saint-Luc. Et parce que ce type de soins a une approche qui est dans « être avec », moins dans le « faire ». On se donne des outils de réflexion divers pour s’approcher de notre public tout en respectant sa mobilité et son choix d’un intervenant plutôt qu’un autre.

BIS : Envisagez-vous votre travail à partir de territoires d’action prédéfinis ?


Eleni : L’idée de l’accès à des soins social-santé par territoire n’est pas une mauvaise idée en soi ! Tout dépend de ce qu’on entend par territoire : des zones géographiques uniquement ? Ou bien des zones qui tiennent compte également du territoire que la personne se crée à partir de son usage des lieux ? Parce que ces personnes inscrites dans un esprit de nomadisme urbain ont déjà des territoires ! Mais leur cartographie ne sera pas identifiable en zones géographiques bien définies. C’est plutôt une cartographie de lieux mouvants : un jour dans une commune, un jour dans une autre. Et puis, il y a aussi la territorialité des professionnel.les qui les rencontrent – éducateur.trices, infirmier.ères de rue – et qui vont parfois bouger avec elles. Cette notion de territoire est donc à définir.

« Leur cartographie ne sera pas identifiable en zones géographiques bien définies. C’est plutôt une cartographie de lieux mouvants : un jour dans une commune, un jour dans une autre »

Eleni Alevanti

BIS : On doit prendre en compte le territoire vécu et pas seulement administratif…


Eleni : Oui, par exemple, une personne peut avoir pour territoire un parc dans telle commune qu’elle considère comme son domicile, son univers ; mais elle aura une adresse de référence liée à une autre commune pour des raisons de bricolages administratifs. Changer de CPAS peut prendre énormément de temps, c’est rare que cela se passe bien. Souvent, on a des personnes qui sont 6 mois sans revenu. Si on ne tient pas compte de ce que la personne vit, elle risque alors de tout perdre, jusqu’au territoire qu’elle s’est créé!

BIS : Ce découpage en territoires institués pourrait-il faciliter le travail en réseau ?


Eleni : Quand les réseaux autour d’une personne fonctionnent bien, c’est quand tout le monde est au clair sur ce que la personne veut. Alors, chacun fait son travail de manière harmonieuse, selon son mandat. Et la mise en réseaux promeut un système dans lequel la personne fait des choix.

Mais il ne faut pas oublier que cela prend du temps, le territoire prend du temps à se définir !

BIS : Quel rôle peut jouer l’espace public en termes d’accès aux droits ? Pour Chantal Deckmyn (lire ici), « l’espace public est le premier des services publics »…

Eleni : Pour nous, la rue EST un lieu de soins ! Nous n’avons pas pour objectif de changer la personne de lieu de vie. Pour toute une partie de notre public, il n’est pas question de Housing first et d’hébergement. Ils estiment que « ce parc » leur appartient. C’est à partir de cette affirmation que nous allons travailler ces questions : comment travailler avec eux pour que ce lieu soit plus confortable ? Pour qu’ils puissent l’habiter comme ils l’entendent ? Pour une partie de notre public, l’espace public constitue un chez-soi. Ce qui ne veut pas dire que la rue est un choix ! Nous soutenons d’ailleurs les partenaires du réseau engagés dans la lutte contre le sans-abrisme et la nécessité d’un accès au logement !

BIS : Selon vous, il ne faut pas vouloir à tout prix sortir les gens de la rue…


Eleni : Bizarrement, ce sont les personnes qui ne travaillent pas dans le social – des fonctionnaires de la gare, des gardiens de parc, …- qui vont être beaucoup plus ouverts et flexibles par rapport à cette idée de « vivre ou d’habiter la rue ». Les équipes en travail social ont pour mission de sortir les personnes de la rue et peuvent donc peut-être moins facilement l’entendre. C’était frappant aux funérailles d’une personne qui vivait dans une gare. L’ensemble des intervenants psychosociaux qui lui rendaient hommage parlaient en ces termes : « tu ne nous as pas laissés t’aider, tu étais dans le refus… Pourquoi ? Pourquoi ? »… La fonctionnaire responsable de la gare a simplement dit : « Je voyais monsieur tous les jours, il buvait son café, il souriait. Il était dans le contact, il n’avait pas besoin d’aide ! Il faisait partie de la gare ».

BIS : Comment les respecter et les prendre en compte dans le travail social aujourd’hui ?


Eleni : Créer des alternatives aux institutions « pastorales ». Être davantage dans une idée de soins que dans une idée punitive ou de contrainte.

Aurélie : Avoir des lieux d’accès avec plus de souplesse…

Eleni : Et puis, il y a aussi toute une série de personnes qu’on doit tout simplement laisser tranquilles ! La question serait d’ailleurs plutôt « comment les écouter ? » Parce qu’on parle trop d’elles sans elles ! Actuellement, soit on ne les écoute pas, soit on écoute uniquement ce qu’on veut bien entendre. Or on rencontre des personnes qui ont des histoires qui méritent d’être entendues !

BIS : Vous êtes, en quelques sortes, des « collectionneur.euse.s d’histoires ». Mais comment témoigner de ce que vous voyez ? Entendez ?


Eleni : On le fait déjà, mais un peu en « ninja » ! (rires). Quand on est invités dans des comités, plateformes, on va par moment trouver des brèches pour parler de notre réalité. Mais on est toujours l’exception ! Dans le secteur de la santé mentale, on va nous dire, « oui, mais vous travaillez avec les gens de la rue », avec les acteurs de travail social en rue, « oui, mais vous, c’est la psychiatrie ! ».

BIS : Dans l’idéal, vous rêveriez de quoi ?


Eleni : Que tout le monde devienne complice de leur histoire ! Et pas seulement s’adresser aux travailleurs sociaux… Faire en sorte que leur existence ait avoir avec tout un chacun.
Et si je peux vraiment rêver, avant même l’idée du revenu ou du logement, c’est aussi simple qu’une carte d’identité ! Tout commence par une carte d’identité. Toutes ces choses qui, pour nous, sont acquises – l’accès à l’éducation, au soin, à la justice… -, nécessitent avant tout des papiers !

Précarité 107, en quelques chiffres

En 2021, ce sont 125 nouvelles demandes qui ont été enregistrées. Un nombre croissant avec les années précédentes, souligne le dernier rapport d’activités de Précarité 107. Cela pourrait être lié à plusieurs facteurs, notamment à une fragmentation et/ou une saturation des secteurs du sans-abrisme et de la santé mentale ? De ces nouvelles demandes, 52 correspondaient à leur public et 57 ont été orientées. Toujours en 2021, ce sont 103 personnes qui ont été accompagnées, 49 sont des femmes et 54 sont des hommes. 1826 entretiens ont été réalisés. Les visites dans l’espace public sont restées majoritaires, représentant 70% des rencontres assurées avec les personnes accompagnées. Ce chiffre inclut les visites aux lieux de vie, aux lieux de couchage, mais aussi les passages dans les zones et quartiers habités par le public.

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