Aïda : « pour faire monde là où il n’y a plus d’accueil »

Colère, désarroi, abandon, solitude, survie, souffrance physique, psychique, … Autant de mots pour tenter de décrire cette détresse multiforme qui accompagne les femmes enceintes et en exil. En plus de ce bagage imposant et pourtant la plupart du temps invisible, s’ajoutent les manques : sans ressource, sans toit, sans réseau, sans papier, … Ulysse, service de santé mentale spécialisé dans l’accompagnement de personnes exilées, rencontre, depuis ses débuts en 2003, nombreuses de ces femmes. D’où, la création aujourd’hui, en partenariat avec l’ONE, d’un nouvel espace de consultations périnatales prénommé Aïda.


Ce nouveau dispositif se définit comme » une trame » à partir de laquelle ces personnes en exil broderont, avec tous les partenaires, leur propre chemin. Entre l’universalité du thème de « la mère en devenir » et la particularité de ces parents en exil. Explications, avec l’équipe d’Ulysse, Françoise Dubois, référente maltraitance à l’ONE. Et le témoignage de Christine Davoudian, médecin de PMI, centre de protection materno-infantile (équivalent ONE) en Seine-Saint-Denis.

Le constat n’est pas neuf. Déjà en 2005, Ulysse avant mis en place un espace de paroles et un atelier contes pour réunir une fois par mois des mamans en exil grâce à un appel à projets Fondation Roi Baudouin. Il avait permis d’aborder ce type de questions : comment élever son enfant seule ? Comment transmettre l’histoire de l’exil ? Quel place donner au père quand il vous a abandonnée ? Quelle place donner à la famille restée au pays ? Comment se soutenir les unes les autres ? … Malgré l’évidence de la nécessité d’un tel lieu, les subsides non pérennes n’ont pas permis au projet de s’arrimer à long terme. C’est seulement en 2015 qu’un autre dispositif prénommé « boîte à tartines » voit le jour : il accueille des mères et des enfants et laisse libre cours aux échanges autour de la parentalité. Issu d’un subside ponctuel également, celui-ci a finalement trouvé un financement structurel depuis juillet 2018.

Politiques destructrices

Petits espaces, mais lieux de soutien pourtant tellement précieux pour ces femmes délaissées par l’Etat dans « un entre-deux invisible dû à la précarité de leurs droits« . En effet, dans un tel contexte politique de fermeture des frontières au message univoque – « La Belgique n’est pas une terre d’accueil » – comment ces mères et ces pères peuvent-ils accueillir leur enfant ?, s’interroge Ulysse. « La dimension politique n’est pas sans répercussion sur la vie intime du sujet« , dénonce Ondine Dellicour, assistante sociale à Ulysse. A sa suite, le docteur Christine Davoudian, invitée, avoue être aujourd’hui, « une femme en colère » quand elle voit combien « le politique vient impacter les vies individuelles ». Avec une telle force que c’est parfois « le corps malade de la personne qui légitime sa présence sur le territoire » : « est-ce que je vais pouvoir être régularisée ? », demande une femme en exil, diagnostiquée séropositive … « On est pris dans des systèmes fous où le migrant, non seulement est un sujet politique, mais aussi un sujet idéologique« , prévient-elle. « Et les soignants, les professionnels du social et de la santé au sens large peuvent être contaminés ». Elle cite pour exemple quelques critiques entendues, de-ci de-là, dans son travail : « mais pourquoi fait-elle autant d’enfants ? », « Elle ne nous a pas tout dit », … Et on en vient, un jour, à se demander pourquoi prendre en charge ces personnes en exil puisqu’elles sont seulement de passage …

009modifie-2.jpg

Des vies en pointillé

Pourtant, une seule de ces histoires de vie dévoile l’ampleur de l’inadmissible de ces situations. « Pour Maryam, c’était tout simplement impensable qu’une autre de ses filles soit victime de l’excision », relate Ondine, « l’une de ses petites ayant perdu la vie à l’âge de 3 ans, des suites de cette opération forcée. Enceinte d’une autre fille, elle laisse ses autres enfants au pays et décide de s’enfuir en bateau. « Sauvée » par son état de grossesse, elle confiera plus tard « avoir vu des choses qu’elle n’aurait jamais dû voir » durant cette traversée … Finalement, elle atterrit dans un centre d’accueil en Flandre. Pendant de trop longues années, elle sera transbahutée de centres d’accueil en centres pour sans-abri, aux 4 coins de la Belgique. Entre décisions négatives et recours au Conseil des Etrangers pour obtenir son statut de réfugiée, elle tente de survivre, avec ses 2 filles, Aissa et Rokia (ayant accouché de sa seconde) entre des déménagements incessants et une scolarité en pointillé – en flamand, puis en français – pour sa fille aînée. Quand Ulysse croise sa route, « elle est à bout, ne se reconnaît plus, a peur de devenir folle… Durant l’entretien, elle se met soudain à chanter, comme pour s’échapper de toute cette réalité angoissante… Entre crises de larmes et cauchemars, elle se raconte au présent, tant le passé est douloureux », témoigne Ondine. Après 4 ans, elle sera reconnue enfin comme réfugiée …

« Les politiques actuelles multiplient ces parcours de vie en ruptures et impactent les liens mères-enfants. Comment faire avec son rôle de mère quand rien n’est stable autour de soi ?« , s’interroge encore Ulysse. D’autant plus que « la maternité est un temps propice au réaménagement psychique durant lequel la femme est plus vulnérable « , rappelle Alexandra d’Oultremont, Psychologue à Ulysse. D’autant plus quand la mère, en prise avec des sentiments d’abandon, de solitude, de culpabilité, de honte, … relatifs à son exil, est face à une maternité ambivalente qui est à la fois synonyme de fierté et de complications », ajoute Nicolas du Bled, son collègue. « Qu’en est-il si ces personnes n’ont pas de lieu pour parler, laisser place aux doutes, aux angoisses ? Comment accueillir une naissance dans la sidération ?« , résume-t-il.

Voilà pourquoi Aïda est née. Un espace de parole pour déposer, prendre de la distance, laisser une place à l’enfant à venir, construire un réseau soutenant. Un espace psychique nécessaire pour pouvoir penser le bébé en devenir. Aïda pourra aussi aller hors les murs, à la maternité par exemple. Très concrètement, les consultations périnatales réalisées en binôme, avec 2 cliniciens, s’ouvriront à partir de janvier 2019 à la Maison de la Solidarité à Ixelles. Ces consultations psycho-sociales s’adressent aux familles exilées, en précarité de séjour et en souffrance psychologique. Comme un lieu d’élaboration des questions autour de l’arrivée d’un enfant, ce sera aussi une porte d’entrée vers les activités communautaires proposées par Ulysse. La prise en charge débute durant la grossesse ou avant les 3 mois du bébé. L’accompagnement peut se poursuivre jusqu’aux 3 ans de l’enfant). [1]

A la question de savoir si ce dispositif pourra faire face à la quantité de demandes auxquelles sont confrontés les professionnels du social-santé, Alain Vanoeteren, directeur d’Ulysse rappelle la philosophie de Aïda, « un espace qui permettra le tissage, dans le temps, non pas un service d’urgence : « on ne veut pas céder à la mise en place de services de type urgentistes« , insiste-t-il.

Repenser la notion d’hospitalité ?

Françoise Dubois, référente maltraitance depuis une quinzaine d’années pour l’ONE (partenaire du projet Aïda), est convaincue de l’importance d’un tel service. Les plus de 200 travailleurs médico-sociaux ou TMS qui travaillent à Bruxelles pour offrir des consultations de médecine préventive et sociale – service gratuit et accessible à tous – recevraient de plus en plus de familles dans une très grande vulnérabilité. Face à ce constat d’augmentation des précarités et de saturation des services, elle souligne le manque de relais : « ces personnes ne recourent pas aux aides sociales parce qu’elles ne savent pas comment y avoir accès et les critères de prise en charge des services spécialisés sont de plus en plus serrés, les TMS tentent de relier ces familles aux maigres structures d’aide » … D’où, la nécessité, selon elle, de coordonner le travail des différents professionnels autour de la maternité pour « créer un lien de confiance et que ces mères puissent raconter l’innommable de leur situation, l’inhumain de ce qu’elles vivent ». Elle ajoute : « Ulysse s’inscrit dans cette idée de réseau, c’est un service qui ne lâche jamais les professionnels. S’il ne peut répondre directement à une demande, il réfléchit avec le partenaire à d’autres pistes de solution ». Elle invite aussi à revenir à « une certaine humilité de nos pratiques professionnelles : on crée des « petites choses » liées à des qualités de présence et d’engagement, mais qui ont toute leur importance » ! Pour le docteur Christine Davoudian, « les professionnels du social et de la santé ont une fonction « testimoniale » – garder des traces et témoigner pour dénoncer – et « faire monde là où il n’y a plus d’accueil ». Tout est dit. Belle naissance à Aïda.

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, 17/12/2018, d’après la matinée de présentation du dispositif Aïda, le 13/12/2018.

À lire également

Restez en
contact avec
nous

Si vous rencontrez des difficultés à nous joindre par téléphone, n’hésitez pas à nous laisser un message via ce formulaire

Je souhaites contacter directement :

Faites une recherche sur le site

Inscrivez vous à notre Newsletter

Soyez averti des nouveaux articles