Travailler « les diversités » en maison d’enfants

« On ne peut plus parler d’éducatif sans diversité », lance la sociologue Florence Pirard comme premier constat, à la journée du RIEPP, réseau des initiatives enfants, parents, professionnels [1] « Mais quand on parle de diversité, de quoi parle-t-on ? », s’interroge-t-elle, avant d’énumérer une volée de concepts associés : approche interculturelle, accueil sans stéréotype de genre, plurilinguisme, inclusion sociale, inclusion d’enfants en situation de handicap,… Toutes ces diversité(s) constitueraient selon elle le sens du projet éducatif. Mais elle prévient : reconnaître l’autre comme différent de soi, être dans une démarche d’accueil, d’ouverture et d’écoute est loin d’être naturel. « Prendre en compte la diversité est une démarche professionnelle qui s’apprend, qui touche aux projections, qui implique de déconstruire les évidences », précise-t-elle. A titre d’exemple, elle cite cette formule à l’apparence anodine « laisser une place aux parents » pour mieux la renverser : « se faire progressivement une place auprès des parents et des enfants ». Parce que l’injonction à l’implication des familles peut être source d’exclusion, explique-t-elle.

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Concrètement, au quotidien, que peut bien signifier ce travail sur les diversités ? Une question de changement de regard ? Pas seulement. « Maintenir une qualité d’écoute jour après jour ; décoder les signes, les manifestations de demandes particulières; s’engager dans une recherche commune d’améliorations entre parents et professionnels, mettre en place les conditions de continuité familles – lieux d’accueil, et non des logiques assimilatrices ou d’accommodation », souligne la chercheuse. Dans cette orientation, les désaccords entre professionnels et familles sont tout simplement une occasion de remettre en interrogation le projet pédagogique, de le rendre évolutif.

C’est ce que tente d’expérimenter au quotidien la maison d’enfants Les Amis d’Aladdin. Au cœur de la fragilité d’une structure hors norme se construit sa richesse d’adaptation : entre interdisciplinarité et ouverture vers l’extérieur. Entretien avec Mélody Nenzi, directrice pédagogique de la structure.

BIS – Pourquoi ce choix de structure particulière « maison d’enfants » ?

Mélody Nenzi – Ce choix est lié à son histoire. Nous sommes en 1997. Sous l’impulsion de trois centres de formation pour adultes naît l’asbl de la maison d’enfant. L’ambition : répondre aux besoins des femmes en formation et permettre un accueil de qualité pour leurs enfants. Auparavant, des mamans d’une de ces structures de formation, le Gaffi, avaient déjà décidé de se mettre ensemble pour créer un système d’accueil pour leurs petits, dans les caves de l’asbl. A défaut de mieux… Aujourd’hui, la maison accueille des enfants de 0 à 3 ans de parents en formation, de personnes face à des situations psychosociales souvent très difficiles. Le lieu entend leur offrir un temps d’arrêt, un moment d’accueil stable. Au-delà de ce service, il existe aussi un accueil extrascolaire de 2 ans et demi à 6 ans et un accompagnement à la parentalité. A travers ces différents aspects, l’implication de la maison dans le quartier est un élément essentiel. « Il signifie pour nous que le bébé n’est pas considéré comme un être isolé dans une bulle, mais qu’il fait bien partie d’un environnement plus global, à commencer par son ancrage familial ».

Votre projet est-il différent d’une crèche traditionnelle ?

Développer ce type de projet avec un subside « crèche », c’est tout simplement impossible : une crèche subventionnée par l’ONE fait de l’accueil 0-3 ans et pas autre chose ! Nous ne pourrions pas, par exemple, répondre à des appels à projets spécifiques tels que ceux de la Fondation Roi Baudouin. Heureusement, de multiples ressources actionnées grâce à nos différents réseaux et coordinations (RCE, BADJE, Culture et Développement, mais aussi l’APEF pour les formations, etc.) nous permettent de développer des activités dans un souci de projet intégré, et non dans un projet d’accueil exclusivement 0-3 ans.

Plus précisément, quelles sont ces activités ?

Nous accueillons une musicienne qui vient jouer pour les enfants ; une psychomotricienne forme l’équipe depuis 4 ans (méthode Aucouturier) ; l’équipe suit également un atelier d’apprentissage du portage. Ces différents subsides ont aussi permis l’engagement d’une attachée pédagogique. Une animatrice pour des activités à destination des parents de la crèche et des habitants du quartier fait également partie du projet. Sans oublier l’organisation de journées de réflexion sur le projet pédagogique avec des intervenants extérieurs, une supervision en communication cette année, etc. Quitte à paraître prétentieuse, la structure « maison d’enfants » offre tout simplement la possibilité, selon moi, d’être une crèche exceptionnelle !

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Impressionnant, effectivement. Mais n’y a-t-il pas un revers de la médaille ?

L’aspect négatif de cette démultiplication de sources de subventionnement pour fonctionner est, bien entendu, l’instabilité. Nous dépendons du FESC via le RCE, d’ACTIRIS, de la Cohésion sociale (jusque fin 2014), mais aussi provisoirement de L’ONE (l’organisme a repris les moyens octroyés auparavant par le FSE jusque fin 2013) et de l’Education permanente. Nous sommes donc constamment dans l’insécurité d’obtenir les moyens nécessaires, au fil des reconductions des différents appels à projet. En d’autres mots, nous sommes en questionnement perpétuel sur l’avenir de notre structure. C’est une situation difficile, notamment pour le personnel. A titre d’exemple, la perte du subside octroyé par le FSE en 2010 nous obligeait à fermer la maison : l’ensemble de l’équipe a reçu son préavis que nous avons pu heureusement déchirer par la suite… L’événement a eu, au final, certaines répercussions positives. La mise en place d’actions de revendication telles une table-ronde, la réalisation d’un DVD sur ce type d’accueil a permis de conscientiser le politique sur l’existence de structures telles que la nôtre, qui s’adresse à un autre type de public, dont les deux parents ne travaillent pas forcément.

A ce sujet, que pensez-vous du nouveau fonctionnement annoncé pour les milieux d’accueil en Flandre, basé sur un système de subvention par palier ?

Leur formule est intéressante : Ils adaptent le subventionnement en fonction des projets menés par les structures d’accueil. Le premier palier correspond à la crèche traditionnelle ; le second, à une crèche qui mène par exemple un projet destiné à des enfants porteurs de handicap, ce qui donne droit à un subside complémentaire ; le troisième palier donne encore droit à d’autres subsides. La diversité est ici prise en compte. L’idéal serait effectivement d’être reconnu pour le projet d’accueil dans sa globalité, puis subventionné en fonction de ses spécificités. Mais d’après certaines sources, la nouvelle programmation ONE restera fondamentalement la même que la précédente…

D’après vous, le cadre de subventionnement actuel de l’ONE ne permet tout simplement pas de travailler autrement ?

Le résultat est là : quand nous travaillons avec d’autres publics, nous sommes considérés ‘hors jeu’ ou ‘hors case’… Le souci est que notre structure coûte très cher puisque l’ensemble de nos familles paie le minimum du minimum ! Pour rappel, le parent paie la crèche en fonction des revenus du ménage. Or, chez nous, le plus souvent, il est soit à la charge du conjoint, soit inscrit comme demandeur d’emploi ou émarge du CPAS. Bref, il ne touche pratiquement rien. L’ONE devrait donc allonger la différence entre l’apport des parents et celle de la maison d’enfants [2] Cela ne nous nous empêche pas de nous battre pour que la structure soit reconnue et subventionnée par l’ONE pour ce qu’elle est. Nous avons tenté de nous inscrire dans le précédent contrat de gestion, mais sans succès. Nous devrions ouvrir de nouvelles places d’accueil pour prétendre à un subside. Or nous n’avons pas l’espace pour le faire.

« L’accueil pour tous » est peut-être une utopie. D’après Popkewitz, théoricien de l’éducation, « il n’y a pas d’inclusion possible sans exclusion »…

Notre maison d’enfant pratique elle-même une discrimination à l’envers : nous n’accueillons pas les enfants de parents qui travaillent ! A l’exception de ceux qui trouvent un travail suite à leur formation et que nous accompagnons jusqu’au bout. De plus, notre public est extrêmement monoculturel : les enfants ont des parents principalement originaires d’Afrique noire. Actuellement, 50% sont Guinéens. C’est lié au quartier, mais aussi au fait que cette population s’inscrit beaucoup en formation. Et qu’elle dispose de peu de relais.

A contrario, du côté de nos activités extrascolaires, la mixité sociale, économique et culturelle est plus présente. Pace qu’il existe un plus grand turnover et que le public visé ne remplit pas toutes les places.

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Ce travail sur la qualité du projet pédagogique et sur l’accueil des diversités, n’est-il pas encore plus difficile à réaliser dans un contexte de pénurie de places d’accueil ?

Les demandes sont bien là. Etablir une liste d’attente est pourtant inutile : quand les parents arrivent ici, c’est l’urgence ! Ils sont peu ou pas habitués à anticiper. On tente alors de jongler avec les jours : si un enfant vient trois matinées par semaine, nous répondrons à un autre besoin de place grâce aux après-midis restées libres. De cette manière, 32 enfants sont accueillis par semaine alors que nous n’avons que 24 places autorisées. Dans une halte-garderie, ce chiffre est triplé, ils jouent encore plus avec cette flexibilité.

Et après ? « Ouvrir la porte ne suffit pas », paraît-il pour prétendre à un véritable accueil. Alors, que mettre en place une fois la porte franchie ?

Selon moi, c’est toute une philosophie d’accueil au quotidien ; une pédagogie ouverte et de type interculturelle au sens large. L’équipe va vers le parent, prend le temps de la communication, de la relation ; nous organisons des petits déjeuners avec les familles. Chacune d’elles apporte des dimensions différentes, au-delà de sa culture. Lors de la période de familiarisation – temps de préparation de l’enfant avant son entrée définitive dans la structure d’accueil – la transmission d’informations est essentielle, tant sur le fonctionnement à la maison que sur le travail de notre équipe. A partir de cet échange mutuel, nous essayons de nous adapter : il ne s’agit pas de recopier totalement ce qui se fait à la maison – en collectivité, ce n’est pas possible – mais bien de faire la transition. C’est par exemple dans ce sens que nous avons démarré des ateliers de portage de bébés pour l’équipe. Le portage en soi, et pas seulement pour les bébés qui viennent d’Afrique, permet de rassurer un enfant et d’avoir les mains libres pour les autres. Mais aussi pour permettre une transition en douceur pour ces enfants et leurs mamans qui ne sont pas du tout habituées à la conception d’une crèche, d’un lieu où leurs propres enfants sont confiés à des étrangers ! Etre à l’écoute de ce que représente pour ces mamans le fait de laisser son enfant pour aller suivre une formation ou aller chercher du travail… Nous sommes là pour les accompagner, les soutenir, les aider ou pas. Certains parents ont juste besoin qu’on accueille leur enfant et c’est très bien.

Dans un tel projet, l’ensemble de l’équipe doit être preneuse…

C’est le cas aux Amis d’Aladdin, notamment concernant la dimension interculturelle. Récemment, nous avons tous suivi une formation organisée par le CBAI à ce sujet. Notre équipe est aussi très multiculturelle : togolaise, espagnole, rwandaise, congolaise, arménienne, libanaise, marocaines, français, belge, italienne, portugaise ! Une animatrice chante dans d’autres langues aux enfants, leur apprend des mots, les éveille aux musiques du monde. Certaines travailleuses portent le foulard, ce qui ne leur étouffe pas les idées. Pour moi, cela fait partie de la représentativité des personnes qui composent Bruxelles. C’est une manière de travailler la diversité : nous ne sommes pas tous pareils, nous ne pensons pas de manière identique, mais nous créons pourtant un espace commun pour travailler ensemble ; pour aborder les questions de mieux-vivre ensemble.

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Le cadre d’une telle structure doit rester souple pour pouvoir évoluer et se construire au fur et à mesure ?

Nous sommes effectivement en réflexion constante sur la qualité de l’accueil ; sur le souci de répondre aux besoins du public tout en conservant une trame pédagogique cohérente. Pour relever ce défi, l’équipe, pluridisciplinaire, apporte énormément : elle est composée d’une conseillère familiale et conjugale, d’une aspirante en nursing, de puéricultrices, d’auxiliaires de l’enfance,… La monoculture professionnelle, selon moi, c’est dangereux ! La formation de puéricultrice est hygiéniste, celle d’auxiliaire de l’enfance est tournée vers la relation. Dans un cas comme dans l’autre, la formation continuée est indispensable, la formation de base ne suffit pas, pour ces travailleurs comme pour tout autre travailleur du secteur de l’accueil de la petite enfance.

Au final, une maison d’enfants, c’est bien plus qu’un lieu d’accueil…

La vie à Bruxelles est très changeante, il faut pouvoir s’adapter à toutes sortes de situations de vie : au-delà d’un accueil, c’est aussi cette tentative de conciliation entre vie professionnelle et familiale, proposer des activités pendant les temps de vacances, tenir compte des changements de contrats de travail,… On pourrait se définir comme un petit centre de ressources pour les parents. A toute demande, nous essayons de trouver une porte. Mais pas spécialement à l’intérieur de la maison d’enfants. Le travail se fait beaucoup en lien avec d’autres structures, et c’est ce qui est riche. Dans la petite enfance, selon moi, il est essentiel de jouer sur les synergies, la créativité d’une équipe.

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, d’après un entretien avec Mélody Nenzi, directrice pédagogique de la maison d’enfants Les Amis d’Aladdin, le 29 janvier 2013.

A lire sur le même sujet :
« Un espace de transversalité. La Maison Ouverte à Marchienne-Docherie », par Jacqueline Fastrès, asbl RTA. Publication Intermag, novembre 2012. Accès à l’étude en ligne.

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