Politiques de la misère, misère de la politique

Analyse.
Rudy Vervoort, Ministre-Président de la Région de Bruxelles-Capitale était l’invité de la première « Rencontre Irisée » de la législature organisée par le CBCS. L’occasion d’exposer sa vision du futur de la Région et de répondre aux interpellations du secteur. L’occasion aussi de laisser entrevoir une conception de l’action politique sur laquelle nous voulons revenir un tant soit peu.


Plantons d’abord le décor et revenons sur quelques faits. La précarisation de la population bruxelloise atteint des proportions alarmantes : taux de chômage des jeunes (et des aînés), revenus disponibles par ménage, risque de pauvreté, inégalités de santé (mortalité périnatale, espérance de vie), échec scolaire, autant d’indicateurs qui permettent de percevoir les difficultés énormes auxquelles sont confrontés un nombre élevés de nos concitoyens. Cette dynamique de précarisation se double de l’accroissement de la ségrégation socio-spatiale entre les habitants du « croissant pauvre » du nord-ouest de la ville et ceux, plus aisés, des zones situées au sud-est de Bruxelles. Ce sont de plus en plus deux villes qui se dessinent sur le même territoire ; peut-être trois si on considère la masse que représentent les dizaines de milliers de personnes en situation illégale résidant dans la Région.

L’emprise de ce contexte sur les politiques publiques mises en place à destination d’une part significative de la population les transforme de plus en plus en des politiques de gestion de la misère. Pas seulement de la misère matérielle, mais aussi, et peut-être beaucoup plus, par les injonctions continues et généralisées à l’activation, de la misère morale, du désoeuvrement et du désespoir. A l’absence de perspectives, répondent l’obligation de bouger et l’industrie du divertissement.

Face à cette nouvelle déclinaison de la question sociale, les réponses proposées par le politique montrent peu de variations. Pour le Ministre-président, comme pour la plupart des responsables politiques, la solution repose toute entière sur l’emploi. Le développement des formations doit accroître les compétences des jeunes et des chômeurs et leur permettre de concourir sur le marché de l’emploi en étant mieux armés. Se dessine un scénario dans lequel le rôle du politique consiste principalement à assurer les conditions d’une égalité des chances entre les individus et à laisser faire le marché pour le reste. Augmenter le nombre d’emplois permettrait de facto de résoudre les problèmes que connaît la Région car cela assurerait les conditions de l’exercice de la liberté individuelle pour le plus grand nombre. Le développement d’une politique « capacitaire » donnerait ainsi l’assurance d’une sortie de crise presque miraculeuse.

Généraliser l’accès à l’emploi suffit-il pour produire un projet régional plus propice à la justice sociale ? S’agit-il vraiment de la solution miracle pour résoudre les problèmes complexes que nous connaissons ?

On peut déjà pointer deux difficultés dans les étapes à franchir. Premièrement, il n’apparaît pas du tout facile dans le contexte actuel de créer de l’emploi. Entre autres, et c’est un aspect décisif en termes politiques, parce que les règles du jeu mises en place ces dernières années par le pouvoir politique ont retiré tout pouvoir d’injonction à celui-ci sur les acteurs censés être pourvoyeurs de postes de travail. Ensuite, et plus fondamentalement, le fait de proposer des emplois ne résout pas toutes les dimensions capacitaires et, surtout, n’apporte pas de réponses à des questions politiques centrales comme celle de l’égalité ou de la distribution du pouvoir. Un élargissement de la communauté des travailleurs n’engendre pas ipso facto une société plus juste.

Les limites de cette proposition libérale s’enracinent, à notre sens, dans l’ontologie qui la soutient. La croyance que la création d’emploi est la solution va de pair avec l’idée que l’espace social est uniquement peuplé d’individus seuls face à leur destin. Chacun doit s’armer au mieux pour pouvoir affronter les aléas de la vie et répondre à la mise en concurrence généralisée qu’organise le marché. C’est cette ontologie qui rend inutile, voire impossible, toute proposition d’un projet réellement socialiste, c’est-à-dire collectif.

En affirmant la volonté de favoriser le libre jeu des volontés individuelles et uniquement celui-ci, se dissout la possibilité de remettre en cause certaines des règles qui organisent la société de marché. Les politiques publiques proposées, que l’on pourrait qualifier de politiques du libre-arbitre, visent principalement à fortifier le sujet libéral, responsable de son destin. Pourtant, l’aide à la constitution de sujets politiques autres que des individus a pendant longtemps été la base idéologique des projets marqués à gauche. En favorisant la constitution de groupes capables de réfléchir un destin collectif et de bâtir des outils de mise en commun et de redistribution (on pense aux mutuelles, aux coopératives, aux syndicats,…), ces projets visaient à faire émerger un pouvoir collectif capable de mener des luttes et de faire apparaître des points de frictions avec le modèle capitaliste. Car ce qui fait la différence entre un projet libéral et un projet socialiste, ce n’est pas qu’ils soient attachés à favoriser l’émergence de sujets pleinement en contrôle de leur vie (ils le sont tous deux), c’est que le projet socialiste prend en compte que, dans une société donnée, les dominés au sein de celle-ci ne peuvent se rapprocher de cet idéal de liberté que par la puissance du collectif et la volonté de modifier les rapports sociaux de domination.

Sans même appeler aux figures anciennes du « peuple » ou du « prolétariat », on peut regretter que rien de cette tradition de pensée et d’actions ne soient plus perceptibles dans le discours des responsables politiques contemporains.

Jacques Moriau, CBCS asbl (06/04/2015)

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