En toute bonhomie bruxelloise…

Première rencontre politique, premier invité : le visage rond, flanqué d’une moustache, regard affable… Rudi Vervoort, Ministre-Président du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, maîtrise l’art de la parole décontractée et joviale en public.


Un certain franc parler caractérise aussi quelques-unes de ses réponses, notamment concernant les limites de la Cocof… Tout à son honneur. Mais il excelle aussi dans l’art de glisser juste « à côté » des questions posées. De « noyer le poisson », comme on dit. Ou bien d’y répondre par la logique de la responsabilité individuelle, en dissonance avec la volonté politique de « vivre ensemble », prônée par ailleurs.

L’emploi nous sortirait-il de tout ?

Bruxelles : une ville riche, des habitants pauvres, une ville internationale qui ne se mélange pas, un défi de cohésion sociale qui se résume à une question de « pauvres »… Pour Rudi Vervoort, la clé du mieux-vivre ensemble serait une question d’émancipation individuelle. Et LA première condition à cette émancipation ? L’emploi !

On se permet d’insister : «n’existe-t-il pas des tensions entre les fonctions internationales de Bruxelles et le bien-être de ses habitants ? Des catégories de « sous-Bruxellois » se sentant abandonnés, exclus de ce modèle de société ? »… Mais le ministre rétorque : « On ne peut s’empêcher de rénover les quartiers, via notamment des contrats de quartier, même si le résultat est qu’une partie de la population est chassée par une autre, moins précaire. Le mal est profond, concède-t-il, et les pouvoirs publics n’ont pas la capacité de peser sur les marchés immobiliers ».

Le destin bruxellois se situerait clairement, selon lui, du côté de la Cocom, en tant qu’espace financier où il serait encore possible de développer des politiques. Certainement pas d’espoir à avoir côté Cocof, véritable « carcan budgétaire », d’après les mots du ministre-président. « Situation tellement frustrante, souligne-t-il, quand on sait que juste à côté, les moyens existent et qu’il suffirait de faire des transferts financiers entre institutions bruxelloises ».

Le mieux-vivre ensemble, une question individuelle !

Pour Rudi Vervoort, « si on prend la peine d’observer cette Bruxelles internationale avec un peu de recul, elle constitue une opportunité, en termes d’emploi par exemple. Et ce, même pour un public peu qualifié ». L’emploi étant LA première condition d’émancipation de l’individu, son premier objectif est de mettre en place des politiques de création d’emplois. Pour encore plus d’emplois… pour encore plus de gens émancipés !
Le décret Cohésion sociale suit d’ailleurs pleinement cette logique : il vise à développer les compétences individuelles de chaque migrant et à favoriser la mise à l’emploi comme premier vecteur d’intégration. Point.

A la suite de ces propos, une participante au débat s’étonne : « c’est comme si l’emploi allait nous sortir de tout alors que toutes les statistiques indiquent clairement qu’il n’y en a pas pour tout le monde ! Je vous entends parler d’émancipation individuelle, de liberté, d’accès à l’emploi,… Mais avec quelle vision de société ?», s’inquiète-t-elle. Pour toute réponse, le ministre en appelle aux limites de l’action publique : « la responsabilité politique n’est pas d’imposer un modèle de vie, mais de créer les conditions, pour l’individu, de s’épanouir. Le politique régule, fixe des cadres, des limites, trouve un consensus pour que chacun puisse fonctionner, mais pas autre chose. Ce n’est pas au politique à imposer une norme sociale, mais plutôt de faire la synthèse des choses ».

Peut-on réduire pour autant la question de la vie en société à l’émancipation individuelle (sans prise en compte du jeu des rapports sociaux) et à la mise à l’emploi alors que ce dernier fait défaut ? Quand la presse titre, pas plus tard que ce 1er avril 2015 – et ce n’est malheureusement pas un poisson – que « parmi les victimes de la crise, les mères isolées sont en première ligne. Le chômage les touche en priorité et avec insistance ». Oseriez-vous sincèrement dire à ces femmes que le système d’activation des chômeurs est en fait essentiel « afin d’assurer a minima le principe d’égalité pour [qu’elles puissent] exercer [leur] liberté » ?…

Emancipation ? Selon la définition du Larousse, « Action de s’affranchir d’un lien, d’une entrave, d’un état de dépendance, d’une domination, d’un préjugé ». Face à une telle situation, une bonne dose de créativité et d’ouverture à d’autres manières de participer à la vie en société, individuelles mais aussi collectives, ne devraient-elles pas être essentielles ?… A titre d’exemple, le dossier intitulé « libérer le travail », dans Imagine Demain Le Monde [1] prend la peine de réinterroger la place du travail dans notre société et s’inquiète notamment de « l’écart grandissant entre actifs et exclus », suggère « d’enchanter d’autres espaces que celui de la production ». Et au final, propose surtout de « sortir de cette terrible impasse dans laquelle le travail nous mène aujourd’hui ».

Une « société émiettée »…

Pour le sociologue Abraham Franssen, « avoir un emploi – mais quel emploi ? A quelles conditions ? Choisi ou subi ? – n’est pas une condition suffisante pour assurer l’émancipation, ni l’égalité ni la liberté« . Dans son article « L’état social actif et la nouvelle fabrique du sujet » [2], le sociologue dénonce les injonctions du type « sois toi-même », « sois autonome » qui « tendent à reporter sur les individus la charge de leur insertion, et plus globalement de leur production et de leur gestion de soi ». Et il poursuit : « désormais la question sociale serait d’abord formulée comme un problème d’inadaptations individuelles. (…) Qui a quelles cartes en main pour participer au jeu social, comment sont-elles distribuées, qui définit les atouts ? Quelles sont les règles du jeu? Sont-elles respectées ? L’issue de cette partie quotidiennement rejouée est connue : jeu gagnant pour les uns, jeu perdant pour les autres, jeu libre pour les uns, jeu empêché, voire hors-jeu pour d’autres« . Avec le risque de reporter sur l’individu « la charge de la stabilisation du monde » ou, en d’autres mots, le poids de la gestion des tensions sociales…

Le témoignage de David Mendez-Yepez, porte-parole de « Tout autre chose » (dans LLB, 27/03/2015), traduit la même analyse, et insiste sur l’urgence de réécrire des récits collectifs : « Aujourd’hui, dans la rhétorique, on insiste sur la responsabilité individuelle. Mais dans les faits, vu la concentration du patrimoine, quand on vient d’un milieu populaire, la probabilité est faible de s’en sortir, d’avoir une vie plus décente. Il y a une contradiction énorme. Nous voulons faire comprendre que l’individu tout puissant, ce n’est pas tout, et que le collectif impuissant, ce n’est pas vrai. Face à nos factures, face au chômage,…, c’est collectivement qu’on s’en sortira. (…) Avec cette rhétorique méritocratique, on dit : « Chacun pour soi », on délégitime l’impôt, on vide les caisses de l’Etat. Et on s’attaque à la culture, l’enseignement, la presse, les services publics, c’est-à-dire à ce qui a permis l’essor de la classe moyenne, l’arrivée d’un modèle social qui permet de protéger les plus fragiles ».

Alors, ne serait-il pas urgent que les mandataires politiques que nous avons élus ouvrent notre horizon ?… Pour éviter de faire dire à tout citoyen ce que la Ligue des Droits de l’Homme résume en une phrase [3]: « À l’heure où les responsables politiques font l’éloge du «vivre ensemble» dans notre société, les voir creuser des fossés entre les citoyens est désespérant. ».

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl (le 06/04/2015)

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