« Notre regard nous appartient » : radicalisme et pistes de réflexion

Un film intitulé « Molenbeek. Génération radicale », une mise en débat, un dossier pédagogique à partir de la pièce de théâtre « Djihad » d’Ismaël Saidi. Le tout proposé par le CBAI-CRAcs.

UN FILM

Dans le cadre du Festival cinéma méditerranéen au Botanique, le CBAI-CRAcs invitait à une rencontre/débat intitulée « Notre regard nous appartient : Explorations des pratiques des travailleurs sociaux dans un contexte sécuritaire », le 5/12/2016.

Au nom de la lutte contre le « radicalisme violent », certains travailleurs sociaux, au contact avec des populations dites « à risque », sont de plus en plus contraints d’effectuer des « signalements ». Mais qu’en est-il des pratiques associatives ? Vont-elles également devoir livrer bataille et viser certains individus menaçants ? Que peuvent-elles, que ne peuvent-elles pas ?…

Pour tenter de répondre à ces nouvelles injonctions paradoxales, tout d’abord, un film « Molenbeek. Génération radicale », de José Luis Penafuerte et Chergui Kharroubi. En plongeant leur caméra dans les rues de Molenbeek, les réalisateurs ont choisi de donner la parole à ceux qui sont trop souvent tus dans les médias, les travailleurs sociaux. Un documentaire qui fait émerger, à lui seul, de nombreuses questions. De poignantes et bonnes questions. Un film qui devrait pouvoir être vu par le plus grand nombre tant il souligne aussi de jolis fragments de réponse, au fil des interviews réalisées dans Molenbeek.

DES REFLEXIONS

A la suite du film, un débat, en présence de Jacinthe Mazzocchetti (anthropologue, professeur à l’Université catholique de Louvain), Karim Bouhout (sociologue) et Tamimount Essaidi (directrice de la Maison de quartier Saint-Antoine, commune de Forest). En introduction, Alexandre Ansay, coordinateur du CRAcs, cite Pierre Bourdieu :

« Ce qui fait problème, c’est que, pour l’essentiel, l’ordre établi ne fait pas problème ».

A partir de là, que peuvent les pratiques de cohésion sociale ? Pour Alexandre Ansay, leur « enjeu majeur est bien la réappropriation de notre regard » : au-delà des préoccupations sécuritaires, de la production de contre-images et de faits médiatiques, occuper « les scènes où se travaille la légitimité politique et citoyenne ».

A sa suite, Jacinthe Mazzocchetti s’interroge : « comment fait-on pour parler de Bruxelles sans stigmatiser mais en épinglant les manquements ? ». Elle relève 3 paramètres qui ont une incidence indéniable sur les parcours de vie des jeunes (voir son enquête de terrain « Adolescences en exil » réalisée avec Pascale Jamoulle) :
1° la fragmentation des espaces de vie (croissant pauvre bruxellois);
2° les politiques publiques en termes de migration et asile, reproducteurs d’inégalités »;
3° les questions de discriminations dans les domaines de l’emploi, de l’école, etc.

Elle souligne « un déni de mémoire et contentieux historique », une violence du passé qui induirait encore aujourd’hui une difficulté de reconnaissance. Ces jeunes seraient en prise avec diverses violences institutionnelles (considérés comme des ‘en-dehors’, confrontations avec les forces de police, contrôles d’identité à répétition, images négatives véhiculées par les médias,…), un cumul de difficultés qui les mènerait à un sentiment d’impuissance et de « no future » (sans perspective).

Aujourd’hui, ajoute-t-elle, il y a une conscience de ces inégalités : le droit, la citoyenneté sont vécus comme mensongers par ces jeunes, ce qui alimente leur colère, frustration et sentiment d’injustice. Le discours du seul mérite ne tient plus. Il y a une montée des incertitudes, un contexte de défiance par rapport aux personnes qui nous gouvernent, qui représentent les institutions, une absence de projet de société. C’est ce que Zygmunt Bauman surnomme « la modernité liquide » [1], et ce constat est valable pour la société en général, pas uniquement pour les jeunes, précise l’anthropologue.

Cette société du spectacle, des images, de la surconsommation alimenterait une pensée de la conspiration plutôt qu’une pensée critique: une pensée qui vient donner des réponses sans faille mais qui se situe toujours du côté de l’impuissance (racisme, islamophobie, …) ; qui peut sans cesse basculer vers la violence. C’est ce qu’elle appelle « la pensée rigide, cloisonnée, essentialisante » (lire « c’est quoi l’essentialisme ? »). La pensée conspirationniste donne des cases, des repères face à la complexité du monde, mais ces réponses sont toujours du côté du repli, du rejet et alimente la peur.

Pour la chercheuse, s’il est évident que la pensée critique et nuancée est loin de faire recette aujourd’hui, c’est pourtant bien celle qu’il nous faut (re)cultiver. Tout en mettant à jour les ressorts des discriminations pour mieux les démonter. Selon elle, le travailleur social a la chance de se situer à la croisée des vécus : son rôle, comme le rôle de nous tous en tant que citoyen, est celui d’écouter, de penser, de débattre, de rêver, et surtout ne pas tomber dans la pensée nostalgique et/ou la plainte.

Pour Tamimount Essaidi [2], initiatrice de la Mother’s School à la maison de quartier Saint-Antoine depuis novembre 2015 (modules de discussion dédiés aux mères dont les enfants sont vulnérables face à la radicalisation), « les solutions viendront nécessairement du monde civil, exempt d’échéances électorales ».

Quant au sociologue Karim Bouhout, il fait le constat d’un interculturel devenu synonyme « d’un bout de métal froid » au fil de l’histoire et de la perception des travailleurs immigrés. Et recommande de créer les conditions de contacts mixtes afin de contribuer à faire baisser le contexte d’hyper-vigilance.

Lors du débat avec la salle, il sera aussi question de cette urgence de reconstruire et/ou de préserver des espaces communs d’expression, même conflictuels, pour revenir sur ces contentieux historiques, pour faire jaillir les non-dits, et permettre une véritable reconnaissance de l’autre, de soi, de chacun. Parce que nous sommes tous le résultat d’une Histoire.

S.Dev., CBCS asbl (09/12/2016)

BON A SAVOIR !

Notons que le CBAI met à disposition un dossier pédagogique, créée à partir de la pièce de théâtre « Djihad » d’Ismaël Saidi.

La pièce Djihad évoque un sujet sensible à aborder, que ce soit pour les professeurs dont les élèves ne cessent de questionner à juste titre ou les animateurs supposés apporter des réponses concrètes à ces interrogations. Lorsque le pathos prend le pas sur une analyse plus élaborée, l’urgence de traiter du djihad se fait d’autant plus insistante. Il est donc nécessaire de remettre la problématique sur la table. C’est l’objectif de ce dossier pédagogique : apporter un soutien concret aux enseignants et animateurs pour éviter de s’appuyer sur des ressentis qui pourraient pousser à jeter la responsabilité sur les autres, à stigmatiser une partie de la société, voire à entrainer son rejet.

Télécharger le dossier sur le site du CBAI.

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