Militer ? Faire son job et en chercher les moyens

Pour les structures subventionnées, vu le contexte politique et économique, le mot d’ordre est de « faire plus et mieux », en trouvant d’autres formes d’organisation de la première ligne et/ou des financements alternatifs et complémentaires aux subventions d’Etat.

Article d’Alain Willaert, CBCS asbl, paru dans la Revue BIS n°174 (décembre 2016) : « Travail social et militantisme », pp. 9-11.


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Les secteurs (se) mobilisent aujourd’hui largement sur les questions d’intégration (coprofessionalité, intersectorialité), de mise en réseau et d’accessibilité. Focus sur deux exemples, l’un en devenir, l’autre existant – Projets pilotes de Centre Social Santé et Social Impact Bonds – dont il s’agit ici d’explorer les potentialités et les limites.

Réorganiser la première ligne d’aide et de soin

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la Belgique partage avec l’Allemagne, l‘Autriche, la France et les Pays-Bas le modèle de protection sociale dit « Rhénan » ou « corporatiste ». La société civile y tient une place non négligeable. Elle est caractérisée par des organisations puissantes, souvent anciennes, très institutionnalisées. Ces organisations, intégrées dans le système de l‘Etat, sont très professionnalisées et reposent modérément sur le bénévolat. [1]

Les organisations sans but lucratif sont financées essentiellement par l’autorité publique (Sécurité sociale, pouvoirs fédéral et fédérés), conformément au principe de subsidiarité. La participation financière des usagers au service rendu est faible.

Depuis les années 1970, le tissu associatif actif dans les domaines de l’aide et du soin a été confectionné comme le cuisinier prépare sa lasagne : par couches successives superposées. A l’identification d’un besoin de la population, un nouveau secteur prenait forme. Il a aussi subi les conséquences des différentes réformes institutionnelles du pays, rendant de plus en plus complexe un pilotage politique cohérent.

Tant que la majorité des bénéficiaires étaient aidés pour une et une seule problématique principale, le dispositif fonctionnait bien. Aujourd’hui, tout indique non seulement une augmentation des usagers, mais surtout le caractère multiple de leurs demandes. [2] D’où un nouvel angle d’action : la prise en compte du bénéficiaire dans sa globalité. A titre d’exemple, on citera la reconnaissance décrétale des CASG en 1997, puis des réseaux en santé quelques années plus tard, qui deviennent, grâce au décret « ambulatoire » de 2009, « social/santé ».

Et arrive, dans les prochains mois, l’implantation de deux projets pilotes de Centre Social Santé Intégré (CSSI). Que ce soit Médecins du Monde, une ONG humanitaire qui les coordonne, nous invite à questionner l’état de santé de notre système de protection sociale.

Bruxelles connait déjà des services multi agréés. On pense à la Free Clinic, à l’Espace Social Télé Services, à la Centrale de soins à domicile (CSD) et à l’Entraide des Marolles. Mais ici, la volonté est de pousser l’intégration plus loin. Ces deux nouveaux centres visent les objectifs de, notamment :

• Mixité sociale et grande accessibilité, y compris « bas seuil », c’est à dire aux publics très fragilisés dépourvus de protection sociale ;
• Intégration de services sociaux et de santé ;
• Innovation en matière d’offre de services, de pratiques, de métiers, d’organisation interne … ;
• Participation des usagers et citoyens du quartier à la prise de décision concernant l’offre et les priorités des centres ;
• Travail de recherche et de sensibilisation sur les facteurs déterminants de la santé.

Si les objectifs sont communs, le parcours de chacun diffère :

– L’un, à Molenbeek, part de quatre structures qui existent depuis de nombreuses années, et une à créer. Le service actif en matière de toxicomanie Projet Lama, le service de santé mentale D’ici et d’ailleurs, le Centre d’action sociale globale Solidarité savoir et le centre de planning familial Leman, lequel est aussi agréé comme service de médiation de dettes, vont emménager dans un bâtiment commun. Une maison médicale sera créée dans le même immeuble pour les soins primaires. Les modalités de la collaboration sont à définir. Un partenariat avec la CSD est également prévu.

– L’autre part d’une équipe à créer « De novo », à Anderlecht. A partir d’un petit noyau de professionnels et d’une maison médicale, il s’agira d’identifier, avec les acteurs du quartier, des besoins non ou insuffisamment rencontrés et de se développer ainsi de manière ‘ad hoc’ pour répondre à ces besoins. Un partenariat pilote avec l’ONE est déjà prévu.

Si le premier pourrait être pleinement opérationnel en 2018, il faudra attendre 2020 pour inaugurer le second.

Le Fonds Européen de Développement Régional (FEDER, Union européenne) finance les briques, mais Médecins du Monde ne veut pas en devenir seul propriétaire. « Le projet a été pensé collectivement, donc la propriété doit être collectivisée » nous dit Pierre Verbeeren, son directeur. « La solution dégagée ? Une ASBL immobilière. A la base de la création de Solidarimmo, le constat que le l’immobilier est un puissant facteur de dynamisation des services de première ligne (pour eux-mêmes ou pour le logement accessible à leurs usagers) parce qu’il répond à leurs besoins de développement tout en les obligeant, vu son coût, à penser autrement. Mais l’immobilier est aussi une compétence, une contrainte, une gestion. L’idée de Solidarimmo est de recevoir les moyens du FEDER pour les deux centres intégrés, mais surtout de créer une expertise immobilière collective propre à l’associatif et ainsi devenir un facteur dynamisant de l’associatif en s’ouvrant à d’autres candidats propriétaires potentiels. » L’objet social est en effet limpide : gestion mutualisée de biens immobiliers, achat, vente, propriété de biens immobiliers à destination préférentielle des services social/santé (bureaux) et des publics fragilisés (logements). Un ‘real estate’ à profit social, en somme.

Recours aux investisseurs privés marchands

Il est erroné de croire qu’il fut une époque où l’entreprise commerciale était inexistante du champ d’action social-santé. Pensons à l’industrie pharmaceutique, aux hôpitaux privés et bien sûr aux maisons de repos, majoritairement détenues sur le sol bruxellois par des sociétés du secteur marchand. On oublierait (presque) de citer le médecin de famille trop souvent non conventionné et les honoraires délirants de nombreux spécialistes.

L’ambulatoire est aujourd’hui dans la ligne de mire, c’est un nouveau marché émergeant, et il le sera d’autant plus que la stagnation des financements publics le mettra en difficulté. « Soins de santé en Belgique : un marché en or ? », titrait Alter Echos il y a quelques mois à peine.

Privatiser l’aide et le soin, cela veut dire que le bénéficiaire n’est plus l’usager mais bien l’actionnaire, lequel réclame un retour sur investissement maximal en monnaie sonnante. Le tiroir-caisse avant tout.

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En est-il de même avec ce véhicule financier dont on parle beaucoup depuis peu : les Social Impact Bonds ?

Les Social Impact Bonds (SIB) ? « Un partenariat entre une entité publique, un investisseur privé et une ASBL qui a pour objectif de répondre à une problématique sociale critique. Un exemple : en Belgique, des investisseurs sociaux ont commencé en 2014 à financer les opérations d’une ASBL visant à favoriser la mise à l’emploi de jeunes issus de l’immigration, par la mise en place d’un coaching intergénérationnel entre le demandeur d’emploi et des préretraités bénévoles. Si l’ASBL atteint les objectifs prédéfinis par le partenaire public compétent en la matière, celui-ci remboursera les investisseurs avec un intérêt en utilisant pour cela une partie du gain généré par le programme social pour l’entité publique via une diminution du nombre de personnes au chômage. » (Aline Buysschaert, Groupe du Vendredi, sur www.levif.be)

Le projet cité en exemple est « Duo for a job » dont le partenaire public est Actiris. Dans son mémoire de fin d’étude pour l’obtention d’un Master en gestion d’entreprise (ICHEC, 2015), « Social Impact Bonds et mesure d’impact social », l’auteure Virginie Smans n’a pu clairement déterminer si le coût pour Actiris est bien inférieur aux économies générées par les résultats obtenus. [3]

SAW-B, sous la plume de Véronique Huens, a publié en mai 2014 une analyse nuancée sur les dangers mais aussi les atouts de ce type de montage financier (Social Impact Bonds : win-win ou marché de dupes ?, www.saw-b.be). Pour l’auteure, le danger principal pourrait venir des critères retenus pour évaluer l’impact social, la réussite. « Un SIB ne peut exister sans avoir négocié les résultats qui permettront de calculer si le programme mis en place a échoué ou réussi. Il se base donc sur des impacts mesurables. Les données mesurées et leur évolution doivent être univoques. Le mode d’évaluation de l’impact social de l’action et la construction d’indicateurs pertinents constituent l’élément crucial sur lequel repose tout le système. Or, comment ces indicateurs sont-ils définis ? Par qui ? Ont-ils du sens pour toutes les parties ? Les publics-cibles sont-ils intégrés à cette réflexion ? »

Renseignement pris auprès de la Fondation Roi Baudouin, si le principe des SIB est fort médiatisé depuis le premier montage de ce type il y a à peine 6 ans, le SIB d’Actiris reste un cas isolé chez nous.

Selon une étude de CHORUM (www.chorum-sides.fr) datant d’avril 2016, « 78 social impact bonds sont actuellement recensés dans le monde par les bases de données en ligne qui se sont spécialisées sur la question (www.sibreview.com). En tête, le Royaume-Uni caracole avec à lui seul 33 SIB. Avec une dizaine de contrats supplémentaires répartis entre la Finlande, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Irlande, le Portugal et la Suisse, l’Europe concentre 53 % des SIB mondiaux. La majorité des SIB en cours ont trait aux questions d’emploi (37%) et de sans-abrisme (10%) auxquels s’ajoutent des projets alliant insertion professionnelle et relogement (14%). Le reste des contrats relèvent du bien-être infantile (16%), de la justice criminelle (8%), de l’éducation (8%) et de la santé (4%). »

Faire appel aux investisseurs privés n’est pas solliciter le caritatif, la philanthropie, c’est utiliser les outils de l’économie capitaliste, dont l’acceptation néolibérale actuelle est pointée comme la cause des inégalités sociales, pour en soigner les symptômes. Autrement dit, c’est se remettre de sa cuite d’hier en buvant une Chimay bleue ce matin.

Eric Husson relativise. L’homme est coordinateur au Projet Lama. Il travaille aussi à mi-temps comme coordinateur de la « Concertation Bas Seuil de Bruxelles » qui regroupe trois institutions spécialisées dans la prise en charge des usagers de drogues : la MASS Bruxelles, Transit asbl et le projet Lama. Ensemble, ces lieux accueillent à peu près 2 000 patients à Bruxelles. Face à la stagnation des financements publics et l’aggravation des situations de pauvreté ces 10 dernières années, « Je pense qu’on ne va plus pouvoir travailler comme il y a 20 ans. On tente d’être pragmatique et de fonctionner avec ce qui est possible pour répondre à l’évolution de la demande sociale. Et de travailler par exemple à construire des garanties dans le cas d’une privatisation accrue de l’aide sociale ou de la santé. Les fonds privés, les SIB, si cela se développe en Europe, il faut qu’on ait collectivement l’intelligence au niveau des secteurs de prendre de l’avance, et non de rejeter en bloc, sinon on sera vite dépassés. Il faut alors travailler à ce que ce nouveau système ait un maximum de garanties s’il vient à se développer massivement : qu’il soit stable, pérenne, qu’il maintienne l’emploi et ne soit pas un outil de contrôle de nos pratiques. Un win-win. L’Etat social a ses limites et ses imperfections : on renvoie les migrants dans leur dictature et on continue de générer de la misère avec la prohibition. Au-delà de ce discours, loin d’être partagé par tous, l’urgence est d’inventer des mécanismes et de se les approprier. Cela devra aussi se faire avec les partenaires sociaux, avec de la finance éthique, avec tout ce qui peut faire balise et régulation … Selon moi, on a 5 ans pour le faire, pas plus. Après, cela va déborder de partout. La privatisation de l’aide sociale arrive. Les logiques se mettent en place, comme à Anvers. Il y a des groupes privés dont le boulot va être de suppléer au secteur social et à l’Etat. [4] »

Pour Eric Husson, son job au Lama, c’est d’abord l’accès aux soins des usagers « bas seuil » ; le militantisme macro pour faire changer les choses, il le porte dans d’autres engagements, en marge de son travail. « Notre rôle peut aussi consister à amener ces usagers sans droits, ces « illégaux », vers des collectifs citoyens, des collectifs contre l’exclusion … des rencontres qui permettent de créer des points d’appui, de la solidarité autour d’eux, il faut inventer de nouvelles formes de protection sociale. »

Continuer à faire son job …

Au vu de l’environnement politique et économique actuel, la militance des travailleurs de nos services social/santé subventionnés consiste donc déjà simplement à (bien) faire le job pour lequel on les a engagés, pour lequel ils se sont engagés : aider, soigner et soutenir les bénéficiaires. Envers et contre tout. Aux frontières de la désobéissance civile dans l’application des réglementations les plus injustes ou contraire à la déontologie professionnelle. Au risque de la schizophrénie en flirtant avec des pratiques économiques empruntées au néolibéralisme tant honni, pour trouver les moyens financiers adéquats.

Alain Willaert, CBCS asbl, décembre 2016

A Lire aussi :

La Fédération des Services Sociaux témoigne…

« Ne pas être contaminé par les discours ambiants devient presque un acte de résistance. S’offrir une certaine latitude dans l’attitude [vis-à-vis de l’usager, ndlr] … Par une manière de regarder, de parler, de se positionner résolument ‘avec’. Osons donc le contrepoids en soignant la considération, la valorisation de ces personnes qui finissent par douter d’elles-mêmes. Sortons du cadre quand l’intuition nous y invite pour garder la créativité et le plaisir dans un travail dont l’essence et le sens sont sans cesse menacés. »
Céline Nieuwenhuys, in Le lien social n°15, septembre 2016 – www.fdss.be

Extraits de rapport d’évaluation dans le social-santé

« En termes de conflictualités (…), le tournant a été de passer du militantisme (avec ses différentes formes, celle des maisons médicales ou des services de santé mentale ou celle de l’assistant social qui travaille dans un service de quartier et qui ‘en fait son affaire’) à la philosophie de la deuxième génération qui a été engagée sur base de ses compétences et pas de son engagement ‘philosophique’ (…). Pour beaucoup de travailleurs de la seconde génération, la priorité c’est l’équilibre vie familiale vie de travail, alors que cela n’aurait même pas effleuré ceux de la première génération. ‘Si on doit faire une kermesse un week-end pour faire vivre la maison, on le fera. On n’imagine même pas compter des heures supplémentaires pour cela.’ Les gens qui étaient engagés aux origines devaient avoir ‘le feu sacré’. Pour la période d’avant 1990, les conflits étaient surtout liés aux orientations du projet, presque pas aux conditions de travail. »
In ‘Gouvernance associative, conflictualité et service aux usagers’, Rapport conclusif de la démarche transversale d’évaluation qualitative 2014-2016, juillet 2016 – www.cbcs.be

Le n°174 du Bis est téléchargeable ICI

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