L’art pour réenchanter le travail social

Si elle constitue une richesse indéniable, la culture, au sens large et anthropologique du terme, est, par essence synonyme de liberté. Impossible à caser. A cadrer, raboter, réduire, encastrer, faire entrer dans. En flagrant délit d’incompatibilité avec nos contraintes institutionnelles actuelles ? Ou, au contraire, un refuge à exploiter ?


« J’aime mon travail, mais surtout les gens (les usagers, ndlr) avec qui je travaille », confie une animatrice d’ateliers, le temps d’une pause café, lors d’une journée organisée par les Centres d’Expression et de Créativité. « Quand je vais chez eux, je me sens chez moi. Mais comment parler de l’humain, de ce qui se passe dans les ateliers ? On est souvent davantage dans la justification, dans la crainte de faire à l’inverse de ce qui est attendu (ndlr, par nos pouvoirs subsidiants) », résume-t-elle. [1]

La créativité, loin d’une anecdote pour l’usager

« Avant, j’étais la dame qui avait le magasin. Puis, la dame qui n’avait rien. Et maintenant, je suis la dame qui a fait le roman-photo. Et cela change beaucoup », témoigne Violetta [2], à la rencontre des CEC. Les pratiques artistiques font souvent des effets « miracle »: reprise de confiance en soi, ressourcement et reconnaissance pour la personne, … Mais si les bienfaits de la créativité ne sont pas remis en cause, les manières de conduire un atelier sont loin d’être exempts de critique . Pour exemple, les commentaires, parfois virulents, émis par des pairs, suite aux présentations de divers ateliers artistiques: place trop importante occupée par tel artiste, manque de participation des usagers dans tel processus créatif,… 

Le malaise serait de deux types: d’une part, l’impossibilité d’évacuer totalement l’obligation de résultats face à la contrainte institutionnelle; d’autre part, la difficulté de rendre compte de ce qui se passe réellement en atelier. Qui peut juger du caractère émancipateur de tel ou tel atelier sans y avoir participé ?  Dans toute présentation d’un projet culturel, au-delà des mots pour tenter de décrire le processus, le public s’en réfère inévitablement à ce qu’il voit, et donc au résultat final, que ce soit un livre, une pièce de théâtre ou une peinture. Dès lors, on peut se demander jusqu’où la faculté de transmission dont fait preuve l’animateur pour présenter sa démarche n’influence-t-elle pas l’auditoire ? [3]

Philippe Lavandy, photographe et animateur d’atelier, invité à la journée des CEC, se veut rassurant : « le collectif renforce l’individu plus qu’il ne peut le déforcer », rappelle-t-il. « Chacun approche son public comme il l’entend et le peut ». Pour lui, le plus important, c’est ce qui se passe ensemble avant ce qui se fait ; c’est l’amour des gens avant l’obligation de résultats. Il utilise la photographie comme outil pour apprendre à se connaître et à laisser tomber les masques ; donner confiance, montrer la richesse du regard unique que chacun peut porter sur le monde. A travers, par exemple, 25 manières différentes de réaliser des portraits d’une même personne, il insiste sur le fait que tout point de vue peut être pris en considération.

« L’atelier » pour expérimenter la rencontre autrement

«  Je crois très fort dans le rassemblement », affirme à sa suite, Isabelle Van de Maele, responsable du CEC Lutte Solidarité Travail à Namur. La démarche poursuivie par LST Namur, avec six autres Centres d’Expression, cherchent à tout prix à créer les moyens de la rencontre pour une population qui vit en milieu de grande pauvreté .

« Si l’accès à un lieu trop structuré dans l’espace peut freiner certains participants, il est nécessaire d’ouvrir les activités et « d’aller vers », d’amener les « ateliers » dans les espaces de vies », expliquent-ils, « proposer des ateliers dans la rue, à la maison, au café ». Et permettre ainsi à des familles « qui n’ont pas l’habitude de la rencontre, mais bien plutôt de sa dangerosité », de l’expérimenter de manière positive, d’accumuler des petites réussites ‘créatives’ en collectivité

Pour permettre cet accès réel d’une population très défavorisée au droit à la culture, les 7 CEC ont fait le choix de la gratuité de l’ensemble de leurs activités. « Non pas par charité », précisent-ils, « mais tout simplement pour permettre à ces familles au budget trop serré d’être présents ». Et, selon eux, le résultat créatif est à voir dans la rencontre et la démarche, et non uniquement dans la production . En ce sens, le groupe intègre leur démarche créative dans la réflexion plus large de l’éducation permanente et d’un projet de société soutenu. 

Mais à notre tour de nous interroger : jusqu’où le décret Education Permanente lui-même n’est-il pas victime de ses injonctions ? La nécessité de « produire » autant d’animations, d’outils pour répondre à telle ou telle catégorie de subsidiation n’incite-t-elle pas à une surproduction parfois vaine et contre-productive ? Et l’évaluation ne se fait-elle pas sur base de la rédaction de rapports qui ont toutes les peines du monde à rendre compte de ce qui se passe dans ces moments insaisissables de l’atelier ?…  

Comment adopter les pratiques culturelles sans les piéger ?

Lors de la journée proposée par Culture et Démocratie, les questions de ‘créativité’ et de ‘reconnaissance’ sont aussi au centre des débats. Non plus dans le cadre d’ateliers professionnels, mais de  cours en écoles sociales . Dans ce contexte de certification, impossible de passer à côté de l’évaluation, d’une certaine institutionnalisation. Mais difficile de rendre obligatoire un tel cours : l’injonction « Faites de la créativité » fait fuir; à l’inverse, « quand c’est facultatif, personne n’y va ! », reconnaissent certains étudiants, futurs assistants sociaux, présents à l’échange d’expériences proposé par Culture et Démocratie. Alors, comment valoriser la créativité : ne pas la dire ou, justement, la nommer pour mieux lui donner une place institutionnelle ?  

Florence Pire, professeur de créativité en 3ème AS à la Haute Ecole de Louvain en Hainaut, ne se laisse pas démonter. Pour son cours, elle a choisi d’évaluer, non pas la pertinence de la démarche, mais le fait de répondre ou non à la consigne demandée, telle « se présenter de manière originale », « changer une habitude », etc. « Tous les étudiants ont 20 points en début d’année et si les exercices sont réalisés, ils conservent tout simplement l’ensemble de ces points ». Une manière d’assouplir le système traditionnel de cotation et de laisser libre cours aux ressources créatives des futurs professionnels. Pour elle, c’est une démarche essentielle pour les faire réfléchir à ce qu’est la créativité, les inciter à oser se dépasser, à aller chercher plus loin que la première manière de voir. Tout le monde aurait un potentiel créatif. En avoir conscience serait un bénéfice important dans tous nos rapports humains. « La compétence créative n’est autre qu’un levier, une compétence relationnelle. Elle casse les frontières et permet une relation plus horizontale dans la relation avec l’usager », conclut-t-elle.

Des conduites artistiques qui réinventent la relation ‘travailleur social/usager’

C’est le même constat réalisé par Gérard Creux, autre invité de Culture et Démocratie, suite à son étude sur  » Les conduite artistiques dans le travail social: quels enjeux pour les professionnels ? « . Ce Docteur en sociologie de l’art et de la culture en France a tenté de comprendre le ‘malaise’ actuel vécu par le travailleur social. Il a d’abord noté que le champ du travail social – et donc le travailleur social – n’échappe pas aux mutations sociétales: marchandisation, logique de services et de réponses immédiates, culte de la vitesse et de la rentabilité maximale, flexibilité, évaluation, etc. Son analyse, qui s’appuie sur les apports théoriques de Zygmunt Bauman, reprend cette idée de modernité passée d’une phase « solide » où les institutions sont stables et permanentes à la phase « liquide », monde dans lequel les individus sont voués à ne compter que sur eux-mêmes; les liens sociaux sont fragiles, amenés à se défaire aussi vite qu’ils se sont faits. Double conséquence de cette modernité : d’une part, le travail social se voit chargé de réguler un flux de « déchets humains » (pour reprendre le terme de Zygmunt Bauman) de plus en plus important dont les perspectives de « réintégration » sont quasi nulles; d’autre part, les logiques institutionnelles s’écrasent sur la profession. Et la tendance serait à l’uniformisation de la formation du travailleur social , à en faire un technicien du social, par le biais des domaines de compétences communs à une grande partie des formations.

Face à ce désenchantement de la profession – plutôt que ‘malaise’ -, dans un contexte de globalisation où les solutions locales ne viendront pas à bout de phénomènes globaux tels que le chômage par exemple, les pratiques artistiques permettraient au travailleur social de retrouver un moment de liberté, du sens dans son travail . En d’autres mots, son hypothèse est la suivante: «  l’art permettrait de ‘réenchanter’ le travail social »… Il tente alors de décrypter la conception que le travailleur social se fait de son propre travail aujourd’hui, selon qu’il ait des pratiques artistiques ou non, dans son travail avec les usagers. Les résultats sont troublants : ceux qui en ont restent convaincus de leur utilité pour la personne prise en charge et ont une vision non-administrative du métier. Paradoxalement, ils sont aussi dans des logiques individualistes au regard de leur travail. A l’inverse, ceux qui n’ont pas de conduites artistiques sont en décalage avec leur conception du travail social (désenchantée) et restent sur une vision administrative de leur profession.

« Ce qui amène à réfléchir sur les fonctions sociales de l’art », poursuit le sociologue. « Au-delà d’un accompagnement classique, la pratique artistique permet d’être dans un accompagnement différent, plus émotionnel et complémentaire : boire un coup ensemble, se taper sur l’épaule, c’est un geste naturel quand on partage un bon moment ensemble », ajoute-t-il. Tout comme le professeur Florence Pire, il met le doigt sur une certaine horizontalité de la relation entre professionnel et usager. Relation ou attitude qui éviterait l’usure professionnelle dans un contexte où on impose toutes sortes de lois. Mais, mieux encore que la survie, n’opérerait-elle pas, grâce à ces pratiques artistiques, une forme de résistance stratégique ?, s’interroge le sociologue. L’art comme refuge pour contribuer à une reconstruction de son identité professionnelle, Pour continuer à innover au quotidien. 

Au fil des deux journées de réflexion, une conviction s’impose: que l’on soit usager ou travailleur social, les pratiques artistiques créent une relation particulière entre les personnes, relation qui induit des effets positifs. Reste à clamer les bienfaits de l’art et de la créativité pour tous ?… Pas si simple. 

D’une part, sur le terrain, le temps est compté, négocié. On en libère pour mieux reprendre, faute de résultats concrets ou de taux de participation suffisant. D’autre part, la créativité crée de la respiration, à condition justement de la laisser libre… Un véritable casse-tête. Qui prend pourtant tout son sens à la lumière de ces propos tenus par Patrice Meyer-Bisch, coordinateur de l’Institut Interdisciplinaire d’Ethique et des Droits de l’Homme : « une personne est culturellement pauvre dans la mesure de la faiblesse et de la rareté de ses liens. La culture est ce qui permet le tissage des liens, la circulation du sens » [4]. Une invitation à laisser place à la rencontre au détour d’ateliers où tout ne serait pas toujours impeccablement ficelé ? Pour lequel la demande émergerait parfois du travailleur social lui-même, comme premier refuge contre une institutionnalisation décidément trop présente dans la profession ?…

Stéphanie Devlésaver, pour le CBCS asbl (26/01/2011), article réactualisé le 27/07/2015.

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