Gouverner par l’urgence, oublier l’avenir

Quel que soit le niveau de pouvoir considéré, fédéral ou fédéré, une série de dossiers de première importance sont actuellement traités avec une rapidité inquiétante. Que faut-il voir derrière cette accélération ? Une exigence de réformes dictées par la situation ou une stratégie de gouvernement qui permet d’éviter le débat et les contre-propositions ?

Par Jacques Moriau, CBCS, 28/08/2015

On pourrait en faire un inventaire à la Prévert : réforme de la psychiatrie adulte, priorités quinquennales du secteur cohésion sociale, outil de programmation des services, évaluation du décret Ambulatoire, plan santé bruxellois, projet de décret Promotion de la santé, harmonisation du recueil des données, réforme de la psychiatrie infanto-juvénile, … Depuis le début de la nouvelle législature les décisions politiques se succèdent à un rythme soutenu à propos de dossiers d’importance. Surtout, les échéances liées à ces dossiers, qu’elles concernent l’organisation de la concertation ou la finalisation de projets, traduisent une volonté d’aboutir dans des délais particulièrement serrés.

La frénésie avec laquelle sont gérés ces projets pourrait laisser croire que les différents exécutifs font face à de tels défis que des décisions s’imposent de façon impérieuse. Mais nombre de ces dossiers sont dans les cartons des cabinets ou des administrations depuis plusieurs mois voire plusieurs années. D’autres ne sont que la reconduction, plus ou moins à l’identique, de politiques engagées durant les législatures précédentes. D’autres enfin semblent trop importants pour qu’ils soient traités aussi rapidement.

On peut donc légitimement se demander ce qui justifie de telles échéances et ce qui, par leur imposition, est en jeu dans la relation entre les pouvoirs publics et les services ?

« L’organisation du temps est l’attribut le plus éminent de la domination »

Elias Canetti, Masse et puissance, 1966

A titre d’hypothèse on proposera les idées suivantes : l’urgence devient de façon privilégiée le temps de la décision politique ; elle produit (opportunément ?) des effets qui diminuent les possibilités de mise en débat et de propositions alternatives.

Dans un article [1] déjà bien ancien au regard de l’usage contemporain du temps, Zaki Laïdi fait l’hypothèse que le recours actuel à la notion d’urgence ne trouve son origine ni dans l’accumulation des problèmes demandant des solutions de façon impérieuse, ni dans une « accélération du temps ». Selon lui, cette référence de plus en plus courante à l’urgence serait le signe que nous avons collectivement perdu foi dans l’avenir, que ce dernier aurait cessé d’être synonyme de progrès et que, dès lors, nous nous mettrions en situation de devoir trouver des solutions à nos problèmes immédiatement. L’avenir apparaitrait aujourd’hui trop peu prometteur pour que nous puissions placer nos espoirs en lui. Les responsabilités demanderaient donc à être assumées sans attendre et les attentes à être rencontrées prestement. L’urgence « exprimerait à la fois un besoin d’action dans des sociétés gagnées par les contraintes réelles et symboliques de l’immédiateté, et l’extrême difficulté à arrimer cette démarche à une perspective [2] ». Une mutation culturelle ferait ainsi du présent le seul horizon de sens.

Le personnel politique n’échapperait pas – peut-être même moins que d’autres – à cette évolution.
La gestion de la chose publique, pour être en accord avec son époque, nécessiterait donc de plus en plus de répondre « en situation », sous le coup d’une injonction sociale à agir immédiatement. On serait entré dans l’ère de la politique « situative [3] » marquée par l’adaptation généralisée et continue aux aléas. Pour résumer, les politiques publiques chercheraient plus à colmater le présent qu’à bâtir l’avenir.

Il faut dire que les acteurs politiques ont contribué plus qu’à leur tour à ce réaménagement de l’action publique en se coinçant entre les exigences de résultats à court terme qu’ils font eux-même peser sur l’administration (notamment via la généralisation des règles du New public management) et l’obligation de présenter des performances justifiables endéans les échéances électorales.

Logique de l’urgence, disparition du débat

L’urgence suppose le résultat. Agir en urgence est le signe donné à tous que les problèmes sont pris en compte ; mieux, qu’il leur est trouvé des solutions de façon instantanée. Travailler en urgence devient, dans un retournement paradoxal, la preuve irréfutable que l’on agit. Les politiques menées actuellement répondent à ces exigences : elles visent à produire des effets aussi vite que possible et/ou à réagir aux demandes les plus pressantes.

Malheureusement, cette action précipitée ne porte pas en elle-même la garantie de son efficacité. La logique de l’urgence se heurte à deux difficultés qui restreignent ses potentialités. Premièrement, les décisions à court terme mangent les décisions qui envisagent le temps long. Dans l’urgence perpétuelle, plus moyen de construire des politiques avec des horizons lointains et productrices d’effets différés. Deuxièmement, l’urgence appelle aussi la dramatisation : on réfléchit et on agit « sous la pression », même si celle-ci est essentiellement symbolique. L’urgence se nourrit de l’évidence de l’émotion. Elle vise à répondre à ce qui s’impose avec le plus de visibilité dans la hiérarchie des épreuves, à ce qui se montre à nous sur le mode du « il faut ». Si c’est la situation qui commande, il devient difficile de « penser à autre chose », de se décaler tant dans le temps (« faire une pause »), que dans l’espace (« faire un pas de côté »). Hors, le décalage est au principe même de la pensée critique.

Là où il réussit à s’imposer, le gouvernement par l’urgence développe des effets qui vont à l’encontre d’une politique du débat. En évinçant le temps long au profit de l’immédiateté, en privilégiant la mise en place de dispositifs destinés à résoudre les problèmes au coup par coup, les pouvoirs publics enclenche une machinerie de gestion sociale qui s’empêche de toucher aux structures sous-jacentes à l’apparition des problèmes « superficiels ». Ce faisant, ils refusent de (se) donner les moyens d’une transformation sociale.

Derrière l’écran de fumée des réformes « indispensables » et récurrentes, c’est en fait une sorte d’immobilisme qui apparaît. Celui de la logique gestionnaire qui interdit le débat et la production d’alternative aux positions dictées par de faux impératifs. La production continue d’échéances intenables renforcée par le recours à la logique de l’appel à projet noie les services sous les sollicitations. Placés au mieux en position de réaction, au pire en situation de burn out, ceux-ci ne peuvent que s’épuiser à suivre le rythme.

C’est ce que généralise Hartmut Rosa lorsqu’il écrit que « le fait de savoir qui définit le rythme, la durée, le tempo, l’ordre de succession et la synchronisation des événements et des activités est l’arène où se jouent les conflits d’intérêts et la lutte pour le pouvoir. La chronopolitique est donc une composante centrale de toute forme de souveraineté et (…) dans l’histoire, c’est en règle générale le plus rapide qui impose sa souveraineté [4] ».

En manque d’utopie

Si nous prenons les propositions de Saïdi au sérieux, nous pourrions en tirer deux extrapolations : l’urgence avec lesquelles se prennent les décisions politiques ne repose pas sur des impératifs concrets mais sur l’influence d’un certain « air du temps ». Dans ces conditions redonner de l’espace au débat et à la réflexion ne semble pas être une demande impossible à rencontrer. Deuxièmement, l’absence de l’avenir comme horizon temporel de la décision politique souligne à quel point nous sommes, collectivement, en manque de projet. Figurer cet avenir est une ressource essentielle pour la discussion publique. Au-delà des « plans » et des « réformes » qui visent à utiliser « plus efficacement » les ressources disponibles, la question centrale est de savoir pour quoi nous faisons ce que nous faisons, c’est-à-dire quel type de société nous voulons construire. L’accumulation des innovations ne dessine pas un projet de société ; c’est la force du secteur social, dans toute sa diversité, d’être porteur, à travers son existence même, d’un tel projet. Il lui incombe de rester un producteur actif de visions d’avenir et de ne pas esquiver sa mission d’inventeur de possibles.

Paradoxalement donc, la viabilité de notre futur proche passe sans doutes par la production d’utopies inatteignables.

Lire aussi :

Gouvernance, concurrence et confiance, Alain Willaert, CBCS

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