Précarités sociales et de santé (1e partie): agir à petite échelle, mais en réseau !

Inutile de faire de multiples détours : « nous ne sommes pas tous égaux face à la santé », rappelle Jean Hermesse, Secrétaire général des Mutualités Chrétiennes. Une étude récente de la MC s’est penchée sur la consommation de soins des personnes qui bénéficient du revenu d’intégration sociale (RIS) : elle met non seulement en évidence les inégalités dans l’accès aux soins, mais montre aussi à quel point les dispositifs pour faciliter l’accès des plus défavorisés sont insuffisamment connus et sous-utilisés. Mais alors, à quoi peut bien servir ce joli maillage associatif faits d’acteurs aux casquettes multiples, qui tissent chacun leur toile sur l’ensemble de la capitale ? Quitte à parfois superposer l’un ou l’autre fil…
Regards croisés sur le terrain.


Ce premier article s’intéresse au travail spécialisé d’Aquarelle [1], équipe de sages-femmes qui accueille des femmes enceintes précarisées. Et qui tente de leur donner accès aux soins médicaux ainsi qu’à toute une série d’informations et de soutien. En épinglé, qu’entend-on par ‘inégalités sociales de santé’ ? Un second article se penchera sur un Centre d’Action Social Globale de type généraliste, le Centre de Service social de Bruxelles Sud Est, à Ixelles. Au-delà de la diversité des formes d’aide et des publics précarisés, ces deux services de première ligne pointent une même nécessité : le renforcement du travail en réseau d’associations, sur une base géographique, au niveau local.

A chaque public, des mailles différentes…

Au-dessus d’une volée d’escaliers, un petit jardinet plutôt accueillant et une porte d’entrée discrète dont la sonnette porte le doux nom d’Aquarelle. Nous sommes au 290, rue Haute, au coeur des Marolles. Situé juste en face de l’imposante entrée des urgences du CHU Saint-Pierre, l’ancien pavillon réservé successivement aux personnes atteintes de problèmes psychiatriques, puis à celles souffrant du sida – les murs auraient de quoi raconter – refait, pour partie, peau neuve et abrite les locaux de ce projet d’aide à des femmes enceintes. Aquarelle, une initiative du service gynéco-obstétrique du CHU Saint-Pierre Bruxelles, travaille en étroite collaboration avec la consultation prénatale, la maternité de l’hôpital et les consultations des nourrissons. « Aquarelle accueille des femmes issues de l’immigration qui vivent dans une grande précarité », précise d’emblée Martine Vanderkam, sage-femme dans l’asbl. Grande pauvreté, vulnérabilité extrême,… : qu’est-ce qui se cache plus exactement derrière ces termes ? Quel est le profil de ces femmes enceintes ou accouchées qui viennent sonner à leur porte ? La spécificité du public d’Aquarelle se résume très facilement : les moyens mis à leur disposition en termes d’aide sociale sont… quasi nuls. Toutes ces femmes sont sans sécurité sociale et n’auront pas droit à l’Aide Médicale Urgente. 46% d’entre elles souffrent de précarité sévère: sans domicile ou à charge d’autres familles, sans ressource régulière (mendicité, petits boulots instables), 30% de ces femmes sont seules, abandonnées par le futur père, 10% ont moins de 20 ans. Ni régularisées, ni en voie de l’être, parfois depuis moins d’un an en Belgique, elles n’ont pas ou très peu de contact avec des assistants sociaux d’un CPAS par exemple, susceptibles de les accompagner dans leurs démarches. Ces personnes n’ont donc forcément pas accès à toute une série d’autres services sociaux : cours d’alphabétisation, colis des banques alimentaires, etc. etc.

Résultat d’une véritable partie de dominos en cascade, « ces personnes n’ont en fait droit à rien, insiste Martine Vanderkam, et leur arrivée souvent tardive vers nos services font que 10% des grossesses ne bénéficient pas de suivi correct ». Etudes à l’appui, il est démontré que ces femmes ont une morbi-mortalité périnatale six fois plus élevée que pour les femmes bénéficiant des suivis habituels. Et un taux de prématurité exceptionnellement élevé. Premières victimes des inégalités d’accès aux soins de santé ?… En Europe, d’après le rapport d’activités d’Aquarelle, 60% de ce type de mortalité serait effectivement attribué à un suivi insuffisant ou tardif pendant la grossesse, lié essentiellement à des causes sociales. (lire à ce sujet notre épinglé sur les inégalités sociales de santé).

« La préoccupation des mamans qui fréquentent Aquarelle, c’est souvent de trouver un toit provisoire, certainement pas une crèche. Il existe une grande instabilité autour du devenir de ces femmes migrantes et enceintes, poursuit Aquarelle, beaucoup d’entre elles vivent sans domicile fixe ou dans des squats (des mères en hébergent parfois même d’autres dans leur propre squat). Elles ne savent pas où elles seront demain. Les mamans tziganes par exemple, logent dans des habitats insalubres de Bruxelles : caves, greniers, maisons abandonnées, envahies de cafards, parfois sans chauffage. Avec les enfants, souvent en famille élargie. Et leur travail est de mendier pour ramener leur part de loyer, parfois très cher. La majeure partie de notre public vit sans aucun revenu, réalise de petits travaux par-ci, par-là, fonctionne à la débrouille. Parfois, même venir jusqu’ici leur coûte trop cher et nous devons payer le trajet de notre propre consultation à nos patientes ! ».

Santé et social indissociables

Les principaux indicateurs de précarité qui définissent le public d’Aquarelle sont l’isolement (linguistique, culturel et social) et le manque de ressources financières. Les ressources personnelles et le degré d’éducation font varier ces données. Précarité multidimensionnelle qui peut avoir des conséquences sur la santé de la maman et du bébé, tout au long de la vie. D’où, la nécessité de poser un regard global – et pas uniquement médical – sur l’accueil du bébé, insiste Martine Vanderkam. Ont-elles des vêtements, du matériel adéquat pour l’enfant qui va naître ? Un vestiaire est ouvert deux fois par semaine, tenu par des bénévoles. Plus largement, Aquarelle s’inquiète aussi de l’inscription du reste de la fratrie dans un établissement scolaire, de l’apprentissage d’une langue nationale pour la mère, etc. Au-delà de leurs compétences de sage-femme, l’équipe pose un regard « d’assistante sociale » sur la situation familiale dans son ensemble. « Accorder de l’importance à leur bébé, c’est une manière de valoriser la relation à leur enfant : l’importance de l’alimentation, de l’habillement, mais aussi de la scolarité, pour les aînés. Nous ne pouvons répondre à tous les besoins », précise la sage-femme, « mais nous tentons d’actionner certains leviers ». Dans cette optique, Aquarelle offre différents types de services en différents lieux : consultations pré et postnatales en collaboration avec la consultation prénatale, la maternité du CHU Saint-Pierre et les consultations des nourrissons de l’ONE et Kind en Gezin ; informations (préparation à la naissance et visite de salles d’accouchement) et orientation vers d’autres structures, aide matérielle et rencontre parents-bébé dans les locaux d’Aquarelle (groupes de parole et d’échanges, massage-bébé, aide administrative, etc.) ; mais aussi visite à domicile, même si moins fréquentes qu’auparavant, permettant de mieux évaluer les conditions de vie de l’ensemble de la famille, de tisser un lien rassurant.

Selon les situations de précarité, la priorité sera tantôt de chercher un lieu pour habiter avec le bébé, tantôt d’envisager un retour au pays : « beaucoup se rendent compte qu’elles n’ont pas d’avenir ici », témoigne Martine Vanderkam. Quand le père est belge, l’urgence est qu’il reconnaisse l’enfant avant la naissance. « Certaines mamans arrivent avec des histoires hyper difficiles : viol, fuite en raison d’un mariage forcé, menace d’excision pour elles ou pour leur fille (collaborations avec GAMS et INTACT, 2 asbl qui travaillent sur ces questions), tortures, emprisonnement dans un pays en guerre, … Parfois, elles sont hébergées par un compatriote qui leur offre l’hospitalité de manière altruiste, mais au final contre « paiement en nature ». Dès qu’une grossesse s’annonce, elles se retrouvent à nouveau sur le trottoir. Un soutien psychosocial leur est offert en fonction des situations ».

Diversité d’histoires, multiplicité de lectures…

Tous ces différents paramètres à prendre en compte – économiques, sociaux, culturels, et même linguistiques – rendent le travail psycho-médico-social intra et extra hospitalier particulièrement difficile : absences aux rendez-vous fixés, difficultés de communication quand les dialectes parlés sont incompréhensibles, même pour des traducteurs professionnels. Mais aussi confrontation à la diversité des cultures, croyances et … mésinformation. « Certaines, à peine arrivées en Belgique, portent l’enfant d’un géniteur de passage, un homme qu’elles ne connaissent absolument pas, à l’exception du prénom. Parce qu’elles sont persuadées que cela va accélérer leur régularisation. Or le bébé acquiert toujours la nationalité de ses parents ». Pour d’autres, il est exclu de confier leur enfant à d’autres pour pouvoir travailler. Nombreuses sont celles aussi qui n’ont aucun recours aux moyens de contraception. « Elles en ont souvent très peur », explique Martine Vanderkam, « elles pensent que cela pourrait les rendre malades. Alors, même si elles ont vécu des difficultés énormes de grossesse, d’accouchement ou qu’elles ont déjà 5 enfants ou plus et vivent dans une situation terriblement précaire, elles la refusent. Souvent avec le prétexte qu’elles n’ont pas de relation en ce moment… Et des incompréhensions de part et d’autres : « Vous n’aimez pas les enfants ? », leur demande un jour un père de famille alors que l’équipe d’Aquarelle lui fait remarquer que sa femme est enceinte d’un second alors qu’ils n’arrivent pas à nourrir le premier. Avoir des enfants leur semble plus naturel et leur permet souvent de reconstruire une famille, d’avoir une raison de vivre, même dans des conditions matérielles très difficiles.

Jouer la carte de la proximité ?

Choc des cultures, précarité et invisibilité : un mélange explosif, au goût très amer. Face à ces femmes trop souvent invisibles et sans droit, que faire ? Comment agir ? Même si Aquarelle raconte aussi des issues positives suite à un passage au sein de l’association, ne constitue-t-elle pas une goutte d’eau dans l’océan bruxellois avec ses 332 patientes vues en 2012 ? Certaines femmes viennent de loin, bien au-delà du quartier : Anderlecht, Saint-Josse, Schaerbeek,… « Pourquoi certaines d’entre elles doivent parcourir de telles distances pour avoir une consultation prénatale, des informations, des vêtements ?, s’interroge Martine Vanderkam, il faudrait davantage exploiter la proximité… Parmi l’une des familles qui fréquente Aquarelle, je découvre qu’un de leurs enfants de 6 ans n’est pas scolarisé faute de places dans les écoles ; chez une autre famille, un tout-petit a déjà toutes ses dents cariées, il ne s’est jamais présenté à l’ONE… Il existe pourtant toutes sortes de structures dans les quartiers : maisons médicales, ONE,… Elles devraient davantage travailler en partenariat, en première ligne. Au moins, les gens connaîtraient la maison médicale, le médecin traitant, l’ONE pour les consultations de nourrissons, etc. On devrait beaucoup plus privilégier ce parcours logique. Rendre plus visible les structures sociales et de santé par quartier. Faire exister ce qui se fait à Aquarelle de manière plus large. Et ne se référer à l’hôpital que pour certaines pathologies ».

Créer du lien là où les gens sont !

C’est seulement de cette façon, selon la sage-femme, que l’on peut apprendre à connaître les personnes et jouer à la fois un rôle préventif et curatif. Et ce, pas uniquement en ce qui concerne la santé : « nous pourrions avoir recours plus systématiquement aux Ecoles de Devoirs, par exemple. Bien sûr, il en existe, mais c’est toujours un peu au petit bonheur la chance : dans tel quartier, il y a justement une école de devoirs avec un bénévole éducateur qui accroche avec tel ou tel enfant… qui lui-même s’accroche… ». En d’autres mots, une suite de hasards heureux, peu reproductibles à grande échelle ? L’idée serait de forcer ce hasard, de le rendre évident « en créant des liens là où les gens sont, là où ils se rencontrent », insiste Martine Varderkam « Dans des lieux tels que l’école par exemple. Les mamans vont conduire leurs enfants. Profiter d’une matinée ou deux par semaine, dans ce même lieu, pour leur apprendre le français. Ces cours rapprocheraient nécessairement le parent de la culture scolaire, ils pourraient suivre la scolarité de leurs enfants, rencontrer les instituteurs, etc. Or ces personnes fuient l’école parce qu’ils n’y ont pas de porte d’entrée. En consultation prénatale, je leur dis : « sortez de chez vous »… Elles regardent la télévision, additionnent problèmes de surpoids et maux de tête par manque d’aération de la pièce de vie. Certaines femmes ne savent pas comment les autres vivent à Bruxelles, leur unique repère étant leur maison…. Mais sans aucun incitant, on ne leur permettra pas. Et elles ne se le permettront pas non plus », conclut-elle.

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, 21/10/13

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