Tensions entre l’accessibilité des services et la pénibilité du travail

Quels liens entre l’accessibilité des services social-santé et la pénibilité au travail des intervenants psycho-médico-sociaux ?

Nous tenterons de rassembler ici les enseignements qui nous apparaissent essentiels au terme du volet « étude » de la DEQ-T, tout en renvoyant le lecteur vers le corps du rapport pour plus de détails et d’arguments.

L’objet de l’étude, sa problématique et les moyens mis en œuvre

Précisons d’emblée de jeu que l’objet de l’étude fut déterminé par les partenaires sociaux du champ ambulatoire social-santé bruxellois francophone (les douze secteurs agréés par la CoCoF dans le cadre du « décret ambulatoire ») et résulte d’un « compromis » entre eux. Les uns étaient sensibles à l’accessibilité des services aux usagers, les autres à la pénibilité du travail. Il en a résulté le projet d’analyser les tensions possibles entre accessibilité des services et pénibilité du travail. En d’autres mots : certains aspects de l’accessibilité des services engendrent-ils de la pénibilité et cette dernière, telle que générée notamment par la première, peut-elle réduire l’accessibilité ? Résumons ceci par une question simple : « faire le maximum pour être accessible aux usagers ne risque-t-il pas de rendre le travail pénible sous certains aspects et nuire, en retour, à la qualité de l’accessibilité ? » L’analyse de cette question nécessite d’examiner au préalable les notions d’accessibilité et de pénibilité, puis de repérer les dimensions de ces variables. Les réponses des intervenants de terrain doivent par ailleurs être contextualisées dans le cadre du champ ambulatoire, de la situation et de la dynamique globale de la région de Bruxelles-Capitale. → « Être accessible » aux usagers, ce n’est pas si simple direz-vous, et vous avez sans doute raison. Cette qualité suppose en effet que le service et son offre soient « visibles », connus directement ou indirectement de ses bénéficiaires potentiels ; que son accès physique et/ou symbolique ne soit pas trop difficile ; que l’admission à ses prestations n’arrêtent ou n’inhibent pas certains usagers ; que le processus d’intervention ne fasse pas obstacle ; et enfin – last but not least – que les bénéficiaires des services aient un accès à la « sortie » du processus d’aide, qu’ils ne soient pas (hors maladie chronique, grand âge ou handicap) « usagers à vie » des services ambulatoires. Soit parce que ceux-ci – horresco referens ! – ne seraient pas, individuellement ou collectivement, adaptés ou seraient inefficients, soit parce que le contexte global (socio-économique, culturel, institutionnel, urbain…) serait en bonne partie à l’origine des demandes et ne cesserait dès lors d’alimenter le flux des usagers, nouveaux ou récurrents. Il va sans dire que ces facteurs explicatifs peuvent se cumuler. Par ailleurs, l’accessibilité des services suppose bien entendu que les usagers potentiels désirent y avoir recours et qu’ils ne se « débrouillent » pas autrement, ce qui est bien leur droit. → « Éprouver de la pénibilité » dans l’exercice de son travail est une assertion qui mérite aussi d’être dépliée. Tout d’abord, nous ne parlons pas ici de la pénibilité inhérente à certaines activités professionnelles, notamment dans les secteurs du « travail sur et avec autrui ». Ces métiers, comme le décrit pertinemment la BOBET [1] « supposent un investissement personnel face aux difficultés et aux souffrances des bénéficiaires et à celles de leur entourage. Le travailleur y est moralement, psychologiquement et physiquement exposé. Lorsqu’on est quotidiennement confronté à la détresse, à la répétition de situations dures et aux impasses, il faut, dit-on « prendre sur soi ». Mais pour trouver du sens à son travail et le poursuivre, il s’agit aussi de « prendre pour soi », en ayant à sa disposition le temps, l’espace, et les échanges qui soutiennent la manière de vivre ces situations. » Par conséquent, poursuit la BOBET, le bien-être au travail « ce n’est pas « du confort mou, ouaté », peu valorisant, ennuyeux, et carrément déprimant. Les travailleurs sont formés, ils développent des compétences, veulent agir, quitte à se mettre en jeu. Le bien-être c’est aussi faire évoluer son travail, s’investir, être créatif. » → La pénibilité dont il est question ici est dès lors celle qui vient se surajouter aux difficultés intrinsèques du métier, tout en s’y entremêlant souvent – le partage des deux aspects n’est bien entendu pas délimité au cordeau. Par ailleurs, il ne s’agit pas de la pénibilité en général, mais bien de celle qui se noue à l’accessibilité des services, dans ses dimensions quantitatives et qualitatives : surcharge de travail par afflux croissant des demandes, découragement face à la complexification de situations et l’empilement des problématiques, perte de sens par impossibilité d’agir sur les causes de nombre d’entre elles, débordement par le caractère trop généraliste ou « fourre-tout » de certains services… Les moyens mis en œuvre pour répondre à la question de départ ont été de quatre ordres : 1. La rencontre d’acteurs de terrain (90 au total) dans le cadre de « groupes de discussion » sectoriels collectifs, centrés sur les thèmes et leurs tensions éventuelles ; 2. la mise à l’épreuve des principaux résultats de ces groupes au moyen d’une enquête par questionnaire administré auprès d’un échantillon d’intervenants des services (222 au total) ; 3. la mise en perspective des résultats engrangés dans le contexte du « ambulatoire social-santé » et dans celui de la Région de Bruxelles-Capitale (avec les différentes variables qui le déterminent) ; 4. ce travail a bien entendu impliqué une recherche documentaire sur les thématiques concernées, dont on trouvera des références en fin de volume. Les résultats engrangés par l’étude résultent du croisement de toutes ces données à partir du foyer que constitue l’objet de la DEQ-T. Et, comme dans les chaumières ou les usines, le foyer éclaire aussi le pourtour qui, par ailleurs, l’alimente de manière plus ou moins continue.

Les résultats de l’étude

→ Un premier résultat de l’étude (en tous cas pour le chercheur) découle de la « cartographie » du champ ambulatoire, associée aux témoignages des acteurs de terrain dans les groupes de discussion. Elle a permis de mieux prendre la mesure de la complexité de l’ambulatoire social-santé bruxellois (CoCoF), sédimentation d’initiatives historiques pour la plupart privées et « chapeauté » depuis 2009 par un décret unique, relatif à douze types d’agrément. Cette complexité est la résultante de nombreux facteurs que nous ne pouvons lister exhaustivement dans cette synthèse : variété des secteurs, des missions et des services ; association d’un ou plusieurs agréments CoCoF à des initiatives propres aux services ou à des missions relevant d’autres niveaux de pouvoir ; interprétations variées des missions décrétales parfois « à étages » ; cultures institutionnelles et/ou référents théoriques variables ; adaptation à la diversité des publics et aux implantations locales dans la région, etc. A cette complexité du champ vient s’ajouter celle de la « lasagne » institutionnelle bruxelloise (empilement des niveaux de pouvoir, diffraction des politiques, cloisonnement des services, duplication de certains d’entre eux…), qui rend une cartographie complète et un cadastre [2] exhaustif de l’offre pour le moins difficile. Comme nous le verrons, des sondés de l’enquête par questionnaire font part de difficultés liées à « l’opacité du réseau et à la complexité bruxelloise ». Cet élément contextuel ne semble dès lors pas sans impact sur l’accessibilité des services et la pénibilité du travail. → La rencontre de nonante intervenants actifs dans les douze secteurs, au sein de groupes de discussion sectoriels réunis sur base volontaire [3] , a permis d’engranger plusieurs résultats concernant la cartographie et les deux thématiques de la DEQ-T. Le premier, en lien avec le paragraphe qui précède, concerne la meilleure connaissance de la variété et de la variabilité des missions, ainsi que la complexité du champ. Nous venons de l’évoquer et n’y revenons pas. Le second concerne les dimensions vécues localement de l’accessibilité des services et de la pénibilité du travail, ainsi que les liens pouvant exister entre eux. Sans généraliser abusivement les constats – résultant de l’expression d’un nombre restreint de participants dans le contexte d’une dynamique de groupe, avec parfois des variations importantes entre eux – et sous réserve des résultats de l’enquête quantitative, quelques lignes fortes en ont résulté. On peut en dégager trois majeures, ainsi qu’une spécificité pour les travailleurs qui interviennent à domicile. 1. Le facteur qui transparaît le plus au travers de ces rencontres est la pénibilité du travail liée aux changements perçus par les intervenants du côté des usagers et des problématiques dont ils sont porteurs. Ceci concerne l’augmentation « en volume » du nombre de personnes ayant recours aux services, la complexification des situations (intrication de nombreuses difficultés) et le changement d’attitude des usagers (parfois plus exigeants, violents, déstructurés). Cette pression, qui résulte de l’accessibilité des services à un flux croissant de bénéficiaires porteurs de situations plus complexes et enchevêtrées, peut rendre les services moins accessibles (moins de temps consacré aux personnes, disponibilité restreinte …). 2. Un autre facteur transversal, qui lie pénibilité et accessibilité, est le sentiment qu’ont beaucoup d’intervenants de recevoir des demandes qui débordent plus ou moins largement leurs moyens matériels et humains d’action, demandes face auxquelles ils se sentent impuissants. D’où le sentiment de perte de sens, d’un travail de Sisyphe, etc. 3. Dans le même ordre de réalités, nombre de services disent accueillir des usagers dont la problématique ne correspond pas vraiment à leur spécificité, mais qu’ils décident de prendre en charge malgré tout, car ils se sentent un « dernier recours » pour ces personnes. Ceci peut les conduire à étendre leur offre en proposant des services qui ne font pas nécessairement partie de leur mission de base, ce qui peut engendrer à son tour un afflux de demandes, etc. Comme si l’afflux incitait à une extension de l’approche, pourtant déjà globale. 4. Des facteurs spécifiques apparaissent chez les intervenants à domicile, qu’ils soient ou non actifs dans des services d’aide domicile (SAD, CCSSD, SSPC) : il s’agit surtout des difficultés de déplacements à Bruxelles, de l’insécurité vécue ou perçue dans certains quartiers et/ou à certaines heures du jour et/ou à certains domiciles, et des troubles psychiques de certains usagers (cette question de la « santé mentale » dégradée des usagers apparaît cependant un peu partout). L’accessibilité des interventions à domicile génère dès lors de la pénibilité sur ces axes. → Nombre de facteurs qui déterminent en dernier ressort les accroissements des demandes en volume et en complexité apparaissent hors de portée des secteurs, voire de la CoCoF et de la Région bruxelloise, dans la mesure où ils sont tributaires de déterminants institutionnels belgo-belges (financement et compétences de la Région), macroéconomiques et macro-sociaux (économie de la région, situation de l’emploi, logement, flux migratoires), voire macro-psychiques (effets psychiques de mutations sociales, comme « le déclin du symbolique » selon certains professionnels), l’individualisation de l’existence, la labilité des liens de couple et familiaux, la fragilisation des ressources de la « garde rapprochée », etc. En d’autres mots les transformations globales de la société se réfractent sur la problématique des services à travers le prisme régional bruxellois et celui du champ de ses services ambulatoires. Par ailleurs, on peut supposer que l’intensité maximale des tensions entre accessibilité et pénibilité concerne certains services dans certains lieux, et que cette intensité diminue lorsque l’on s’éloigne de ce foyer, en fonction de différents paramètres (quartier, identité et pratiques du service). → L’enquête par questionnaire auprès d’un échantillon de 222 intervenants de terrain [4]., travaillant dans tous les secteurs, a permis de tester différentes hypothèses [5] qui ressortaient des groupes de discussion, dont celles que nous venons d’énumérer. Cette phase était nécessaire afin de consulter une plus large base d’intervenants, choisis de manière plus représentative et par ailleurs invités à s’exprimer de manière individuelle et confidentielle. Si l’on retrouve les mêmes tendances de fond que celles qui s’étaient exprimées dans les groupes de discussion (avec des variations sectorielles et locales), elles apparaissent parfois un peu plus atténuées. Ceci s’explique aisément : les participants aux groupes étaient par définition plus motivés et plus « militants » et sans doute plus désireux de faire passer un message à travers l’étude ; la dynamique des groupes de discussion n’échappe pas à certains effets d’entrainement, même si l’organisation de ceux-ci veillait scrupuleusement à la prise de parole de chacun à tour de rôle. Si l’on examine les dix items qui génèrent le plus de tensions, on peut constater que sept d’entre eux concernent les caractéristiques des usagers et des problématiques dont ils sont porteurs, et que les trois autres sont relatives aux difficultés d’y faire face dans le chef des intervenants. La complexité accrue des situations et l’attitude « difficile » d’usagers « en difficulté » (vulnérabilité, agressivité, problèmes de santé mentale) vient très nettement en tête, suivie du sentiment d’impuissance face à la lourdeur des situations qui donnent souvent l’impression d’être sans issue. La grande pauvreté entrave les processus d’aide en centrant les usagers, souvent dans des situations d’urgence, sur les « besoins immédiats ». Par ailleurs, l’afflux quantitatif des usagers peuvent mettre les services en difficulté, d’autant que la diversité de la population bruxelloise n’est pas sans générer des obstacles linguistiques et culturels au processus d’aide ou de soins. Enfin, les intervenants peuvent souffrir en ne sachant pas bien « poser des limites » à leur aide et en vivant difficilement les résonances personnelles des problèmes qu’ils rencontrent jour après jour. Les réponses données par l’échantillon de 222 travailleurs de tous les secteurs correspondent donc assez bien au facteur principal issu des groupes de discussion : les changements perçus par les intervenants du côté des usagers et des problématiques dont ils sont porteurs. Notons par ailleurs qu’un hypothèse très forte (associant plusieurs facteurs) issue de nombreux groupes de discussion, à savoir que « la première cause de la pénibilité est l’afflux croissant d’usagers vivant des situations de plus en plus complexes sur lesquelles notre travail n’a que peu ou pas de prise », est considéré comme correspondant « fort » à la situation vécue par 44 sondés sur 222 alors que 132 considèrent que « ce n’est qu’une partie du problème ».

Conclusion

Hors la pénibilité intrinsèque des métiers et le caractère « incompressible » de certains aspects de l’accessibilité (qui est bien entendu aussi tributaire d’une démarche individuelle ou collective des usagers : prise de conscience d’un problème à résoudre, recherche d’une remédiation offerte par un service CoCoF, contact avec le service, engagement dans une procédure…), l’étude met en évidence une série de facteurs de « saturation » d’un certain nombre de services et/ou d’intervenants CoCoF, dans le contexte bruxellois. Nous les distinguons ici pour l’analyse, mais le lecteur gardera à l’esprit qu’ils interagissent souvent. 1. Le premier facteur est incontestablement lié aux évolutions de la population bruxelloise, y compris dans ses variations locales : sa diversification en termes d’origine et de statut, son rajeunissement et sa croissance, sa pauvreté en augmentation dans nombre de quartiers, sa difficulté d’accès à un emploi et à un logement décent, un certain délitement des solidarités de proximité (de voisinage et/ou de la « garde rapprochée ») et des changements d’habitus culturel impactent les flux d’usagers autant quantitativement que qualitativement. 2. Ces impacts, surtout perceptibles dans certaines zones et pour certains services, interagissent avec le champ ambulatoire et son offre dans sa globalité (CoCoF, CoCom et autres). Comme l’indiquent les réponses des sondés à l’enquête quantitative, cette offre apparaît parfois « complexe et opaque », ce qui n’est pas sans générer certaines difficultés en termes d’accès et de pénibilités au travail[6] . Par ailleurs, l’approche globale parfois très extensive de petits services disséminés peut augmenter l’effet de saturation. 3. Dans ce contexte, maintenir une accessibilité maximale peut engendrer une pénibilité dans certains cas, donner le sentiment d’un « travail à la chaîne » qui génère en retour une disponibilité moindre (passagère ou régulière) des intervenants et/ou du réseau. 4. Enfin, les transformations du mode d’interaction entre intervenants et usagers qui, comme dans d’autres secteurs de la société, tend à « s’horizontaliser », voire à s’inscrire parfois dans une culture consumériste du « tout tout de suite », semble participer avec d’autres facteurs à une croissance des tensions avec les services. Il n’est pas toujours facile de faire le partage (d’autant que les causes et les effets peuvent se cumuler) entre « l’augmentation des problèmes de santé mentale » (pour des raisons de fermeture des lits hospitaliers et/ou de phénomènes macro-sociaux), la culture consumériste, le modèle culturel « horizontal », etc. Bien entendu, cette étude n’a pas pu « sonder les cœurs et les reins » des intervenants, dans la mesure où ils étaient invités à s’exprimer, soit de manière collective, soit de manière individuelle, mais par le bais d’un questionnaire à réponses fermées. Une autre approche, plus « anthropologique » aurait consisté à explorer la question de la DEQ-T par le biais d’interviews approfondies et de séquences d’observation participante, dans les services, ce qui aurait donné des informations qualitativement plus fines mais quantitativement très localisées. D’autre part, le fait de collecter des données auprès des seuls intervenants concernés peut générer des « angles morts ». Comme pour tout dans ce bas monde, il a fallu choisir et donc renoncer. Bernard De Backer, CBCS, 9/10/13

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