Mythes, réalité et discours du logement vide à Bruxelles

La question des logements inoccupés est un sujet polémique qui s’inscrit dans le débat, plus large, de la crise du logement à Bruxelles. Le rapprochement entre les plus de 5 000 personnes sans-abri et le nombre de logements vides est fréquemment mis en avant par les associations, comme une évidente injustice et une solution à la « crise du logement ». Y-a-t-il vraiment assez de logements vides à Bruxelles pour reloger toutes les personnes sans-abri sans construire de nouveaux logements et ainsi toucher aux derniers espaces verts ? Dès lors, le logement vide à Bruxelles est-il un problème ou est-il une solution ?

Chahr Hadji, Bruxelles Laïque Echos, Avril 2023

Pour répondre à cette question, il est avant tout nécessaire de quitter la posture morale accablant le « méchant propriétaire » qui laisserait sciemment son logement vide pour comprendre les – bonnes et mauvaises – raisons pour lesquelles un propriétaire se retrouve avec un logement inoccupé. 

Avant de se pencher sur l’ampleur réelle ou supposée du phénomène des logements vides, il faut savoir que n’importe quel propriétaire, qu’il soit privé ou public, peut se retrouver avec un logement vide sur les bras. Cette période de vacance est souvent indépendante de la volonté du propriétaire qui, a priori, n’a aucun intérêt financier à laisser un logement vide, au vu de la perte de revenus locatifs. Ce vide locatif est en fait souvent provoqué par la transition et le délai nécessaires pour trouver un locataire, remettre le bien sur le marché dans le cadre d’une vente (délai entre l’offre d’achat et l’occupation effective du bien) ou encore permettre une rénovation. C’est ce que les économistes appellent un vide « naturel » ou « frictionnel ». Ce taux de vacance « raisonnable » est nécessaire et indispensable pour assurer un bon fonctionnement du marché du logement, à Bruxelles comme ailleurs, et favoriser les parcours résidentiels des ménages (déménagement, accès à la propriété, etc.).

L’économie démontre par ailleurs qu’aucun marché – aussi tendu soit-il – ne fait jamais parfaitement se rencontrer l’offre et la demande. Le marché bruxellois du logement n’y fait pas exception. Les différents travaux sur le sujet nous disent tous, en substance : « D’une manière générale, il est admis qu’un taux de vacance « raisonnable » se situe autour de 6 à 7 % (du parc  total de logements NDLR), seuil permettant à la fois la fluidité des parcours résidentiels et l’entretien du parc de logements ». Ce type de vacance est typiquement de courte durée, inévitable et peu compressible.

À Bruxelles, d’après une étude commanditée par la Secrétaire d’état au logement, on compterait entre 17 000 et 26 400 « logements présumés inoccupés », soit entre 3,5 % et 5 % du parc de logements. Des chiffres bien en-dessous du taux raisonnable de logements vides, situé entre 6 % et 7%.

Etude réalisée en 2021 par des chercheurs de l’ULB/VUB [1]

Ce chiffre en-dessous du taux du « vide raisonnable » indique surtout que le marché locatif bruxellois est particulièrement tendu et qu’une vacance problématique, c’est-à-dire structurelle et volontaire, n’existe pas, du moins statistiquement. Prétendre, comme le font nos élus, à partir de quelques cas emblématiques de maisons vides qu’il est possible et souhaitable de « lutter » contre cette vacance frictionnelle au moyen de la loi est inopérant. Plus grave encore, ce discours sur les logements vides est agité pour faire diversion sur les véritables enjeux et participe de l’immobilisme en matière de construction de logements publics et à l’absence de mesure pour encadrer le prix des loyers.

La ville de Lille a aussi cru bon de prendre des mesures pour « faire quelque chose » pour lutter contre le logement vide. Voici ce que dit un fonctionnaire de ce que qu’on peut désormais appeler « la politique du vide » : « Aujourd’hui, les logements habitables qui valent le coup sont de toute façon remis sur le marché », estime un fonctionnaire chevronné du service habitat de la Ville. Entre 2005 et 2010, le nombre de logements vacants avait été divisé par deux à Lille… sans aucune intervention publique ! Il existe en revanche une loi imparable pour diminuer la vacance des logements, du moins jusqu’à un certain point : la loi du marché. Quand les prix des loyers augmentent, de nombreux propriétaires trouvent soudain un intérêt à remettre leur logement vacant sur le marché. On peut déplorer l’avidité des propriétaires mais, jusqu’ici, ce penchant pour le Monopoly s’est avéré beaucoup plus efficace que les bâtons et les carottes des pouvoirs publics. Entre 2008 et 2014, la mairie de Lille avait tendu la main aux propriétaires : diagnostic gratuit, subventions pour la rénovation, bonus de retour sur le marché… En six ans, pas un seul dossier n’avait été monté ! Louer son bien à Lille était alors tellement rentable (en raison de la tension du marché) que les propriétaires n’avaient pas attendu ces coups de pouce pour rénover leur bien, parfois à la va-vite, et à les mettre sur le marché.

Des amendes assez rares, mais injustes ?

De l’aveu même de la secrétaire d’état au logement, Nawal Ben Hamou, les chiffres des amendes dressées sont dérisoires au regard du nombre de logements vides, mais aussi au regard des très nombreuses annulations à la suite d’une présentation de justificatifs, prévus par la loi, pour laisser son logement vide, tel que : « programmation ou réalisation de travaux, raison légitime, cas de force majeure ».

« En 2021, 309 amendes ont été infligées, dont 163 ont fait l’objet d’un recours. Nous sommes donc à une moyenne légèrement supérieure à 50 % de recours. Sur les 163 recours de 2021, 77 ont abouti à une annulation par le fonctionnaire ».

Commission logement Région Bruxelles-Capitale, 3/02/2022 : Réponse de la Secrétaire d’état Nawal Ben Hamou à l’interpellation de la députée Zoé Genot

Loin de l’image du propriétaire cupide, un fonctionnaire chargé d’identifier les logements vides glissait lors d’un entretien : « Le souci, c’est le « papy-boom » des propriétaires » et de donner l’exemple d’une vieille dame en maison de repos qui avait laissé sa maison vide. Quand il s’est rendu à la maison de repos où elle séjournait depuis un an et demi pour rencontrer cette personne, il est tombé sur une dame de 82 ans. Elle lui répétait en boucle qu’elle avait travaillé jusqu’à 80 ans, tout en lui disant que la maison de repos « c’est provisoire » et qu’elle allait très prochainement retourner dans sa maison. Et le fonctionnaire de confier un peu dépité : « Qui suis-je pour lui dire qu’elle ne retournera plus jamais dans sa maison et qu’elle finira sa vie dans une maison de repos gérée par Orpéa ? ». Une autre histoire, toujours d’une vieille dame, qui cette fois faisait tous les jours le chemin pour aller nourrir ses chats, faute de pouvoir les emmener avec elle en maison de repos. Bien que sa maison soit pour elle « occupée » par ses chats, elle reste inoccupée au sens de la loi. Qui sommes-nous et surtout au nom de quoi, pour dire à cette vieille dame d’abandonner sa maison et ses chats qui semblent son dernier ancrage à une vie qu’elle considère comme signifiante et digne d’être vécue ?

Pour ces deux situations humainement complexes, une amende sera quand même dressée puisque ces personnes ne peuvent prétendre à une justification prévue par la loi. Ces exemples ne sont pas présentés pour faire pleurer sur le triste sort des propriétaires qui encaissent des milliers d’euros chaque année, mais bien pour restituer la complexité d’un phénomène, tant social qu’économique. Le constat d’une population de propriétaires vieillissante est corroboré notamment par l’enquête menée à Charleroi sur les profils des propriétaires, qui  indique que près de 40 % des logements vides sont détenus par des propriétaires de 66 ans ou plus. Ce constat s’impose aussi à Bruxelles, au point que la cellule logement vide de la Région bruxelloise a jugé nécessaire d’engager non plus des inspecteurs pour traquer des propriétaires malveillants, mais bien des psychologues pour dialoguer avec des personnes âgées jugées un peu vite comme récalcitrantes.

La lutte contre les logements vides gagnerait à se concentrer sur les promoteurs immobiliers qui possèdent des constructions neuves, qui restent vides plusieurs mois, en raison de leurs coûts prohibitifs, tout en refusant de baisser les prix préférant attendre l’arrivée d’un locataire parisien ou d’une eurocrate qui trouvera ce prix « bon marché ». Pour ces promoteurs, nulle taxe ou amende, puisque ces biens n’ont pas encore le statut légal de logement, mais de « construction neuve ». Voilà un oubli du législateur qui mériterait qu’on s’y penche, si on souhaite un peu plus d’égalité et de justice dans le traitement répressif des propriétaires de logements vides.

La politique du vide 

Si les logements vides occupent une place importante dans les débats politiques, la réalité du phénomène demeure dérisoire statistiquement, voire anecdotique si l’on accepte de sortir des postures d’indignation faciles qui servent, tel un épouvantail agité, à nous faire oublier que les pouvoirs publics possèdent eux-mêmes près de 4 000 logements sociaux vides. La « lutte » contre le logement vide sert surtout d’occasion aux partis de gauche de faire valoir une posture intransigeante avec les « méchants » propriétaires de logements vides, tout en préservant la sensibilité des partis de droite qui ne veulent surtout pas que l’on prenne des mesures visant à mieux réguler, contrôler et sanctionner les propriétaires des 95 % du marché qui abusent sur le montant des loyers qu’ils exigent.  La politique du vide est d’abord et avant tout la politique du désarroi, du renoncement, le symbole de l’impuissance d’une politique en mesure de produire des logements pour reloger les personnes sans-domicile et faire face sérieusement au manque de logements abordables à Bruxelles. 

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