Bertrand Vandeloise, bonnet sur la tête, sac au dos, sourire franc, regard peps. Photographe belge de 35 ans, récemment devenu papa, il semble encore avoir un pied dans le monde de l’adolescence. C’est peut-être pour ça qu’il les comprend si bien. Sa spontanéité fait mouche. Après 10 ans de photos reportages sur l’exil ( “Rencontres sur les routes d’Europe”), il poursuit aujourd’hui son travail avec des groupes de jeunes bruxellois. Son fil rouge : provoquer la rencontre. Fissurer les certitudes basées sur la méconnaissance de l’autre. Et la photographie, toujours comme un prétexte.
BIS + : C’est dans la “jungle” de Calais que tout a débuté. Mais pourquoi décider d’aller là-bas en 2007 ?
Bertrand Vandeloise : C’est la curiosité, d’abord, mêlée à une certaine empathie pour les autres, sans doute. J’avais lu un bouquin “Tomorrow England” [1]“les exilés de Calais se bousculent autour de la cabina où les associations ont du mal à fournir suffisamment de repas pour tous. Le sixième hiver approche et près de 300 migrants s’apprêtent à dormir ce soir dans les bois de la zone des Dunes et les parcs de la ville. J’y suis allé, j’ai vécu trois semaines avec eux le jour comme la nuit, et depuis les migrants de Calais sont devenus une partie de moi. Je ne peux plus envisager de voir passer un mois sans aller là-haut regarder ce qui s’y passe. Ce récit, c’est eux, c’est moi, c’est aussi une insulte à notre bonne conscience”. Cédric Doumendjoud, extrait. dans lequel l’auteur, Cédric Domenjoud, raconte son vécu avec les migrants à Calais. Je me rends compte qu’il parle de camps de réfugiés. Moi, à 22 ans à l’époque, je pense encore que ce type de lieu n’existe que dans les pays en guerre, pays lointains … Je découvre que Calais est seulement à 3h de route d’ici. Je contacte Cédric Doumendoud qui m’invite à l’accompagner là-bas. Parallèlement, j’apprenais la photographie. Et c’est le début de l’histoire.
Le plus marquant, dans vos débuts ?
Les premières heures à Calais, je m’en souviendrai toute ma vie. Ces gens, un peu plus jeunes que moi, qui vivaient dans des palettes, sous des bâches, en plein hiver, … Ils nous ont offert du thé, on a partagé à manger … J’y suis beaucoup retourné par la suite, avec un voiture toujours remplie d’objets, de nourriture collectés auprès de mes proches. Et avec mon appareil photo. J’ai commencé à sympathiser avec des gens là-bas et à prendre des photos, à un moment où la presse n’entrait pas dans les lieux. Très vite, certains médias se sont montrés intéressés pour les publier. Et j’ai découvert que j’aimais le reportage.
De fil en aiguille, vous êtes parti plus loin voir ce qui se passait …
Oui, je me suis intéressé à la barrière à Ceuta, au Maroc. Puis, à ce que ces personnes réfugiées faisaient, une fois en Angleterre, … Je suis allé dans de nombreux endroits durant 10 ans. Puis, j’ai réalisé qu’il y avait aussi plein de choses qui se passaient ici, en Belgique. A partir de 2014, j’ai travaillé avec des collectifs de sans-papiers dans des squats, à Bruxelles. Je m’y suis énormément investi -des semaines, des nuits, … Cela use. Eux, bien sûr, cela les use beaucoup de vivre ces situations, mais ceux qui les accompagne un peu aussi parce qu’il n’y a pas forcément de solutions dans le système actuel. Quand on s’attache à des personnes et qu’on constate que leur situation n’évolue absolument, pas pendant des années, au bout d’un moment, on se protège aussi.
Vous entamez alors un travail de sensibilisation des jeunes dans les écoles belges …
Un nouveau hasard. A la sortie du film Welcome de Lioret en 2008, Amnesty sort un dossier pédagogique pour accompagner la réflexion dans les écoles. Dans ce cadre, on me contacte pour venir discuter de mon travail avec des élèves. L’expérience m’a beaucoup touché. A travers mes photographies d’enfants, d’ados et de jeunes adultes – ce sont surtout eux qui sont sur les parcours migratoires – les élèves peuvent s’identifier. La discussion s’installe très vite, avec beaucoup de franchise. J’ai fait ce type d’animation dans des centaines d’école. Au point où un moment, j’ai dû arrêter : cela me prenait trop de temps et je n’étais pas rémunéré. Mais c’était aussi frustrant de devoir refuser parce qu’il y a avait de vrais débats, de vraies questions et pas trop de tabous. Et tous ces jeunes m’on réellement permis de trouver un sens à mon travail : accompagner à amener une réflexion, voir autrement, passer au-dessus des stéréotypes véhiculés par les médias, les politiciens, …
Votre approche évolue, mais questionne toujours le droit à vivre ici ou là-bas …
C’est vrai, le projet Migra’focus, réalisé en partenariat avec le Lycée Guy Cudell et l’Espace Magh, a permis à de jeunes élèves bruxellois de se questionner sur les migrations. Mais avant tout, il a permis la rencontre !. Dans cette école de Saint-Josse où personne n’est 100% Belge, il n’y a pas pour autant de liens entre les jeunes dans le parcours traditionnel et ceux des classes de DASPA (Dispositif d’Accueil et de Scolarisation des élèves Primo-Arrivants et Assimilés, ndlr). Or, un fort brassage multiculturel existe des deux côtés. D’où, la proposition de créer des moments de rencontres comme des petits-déjeuners pour se rencontrer. Ensuite, leur enseignante a mené un projet d’écriture avec un slameur et parallèlement, les jeunes se retrouvaient en studio avec moi, une fois par semaine. Petit à petit, je leur ai appris à mettre un modèle à l’aise, à montrer qui est vraiment la personne derrière la photo … Résultat : Ils ont réalisé ces portraits incroyables de jeunes primo-arrivants qui ont constitué, avec les textes, l’exposition présentée à l’Espace Magh. Tout le monde pense que c’est moi qui ait réalisé les portraits, mais non pas du tout ! ce sont eux ! (voir certaines de ces photos par ici !).
Et actuellement, quels sont vos projets ?
Toujours avec des jeunes, toujours avec cette envie de les faire se rencontrer ! Le projet part d’ailleurs de ce constat : les jeunes de Boitsfort,Uccle et Schaerbeek, Molenbeek ne se connaissent pas. Or s’ils viennent de milieux très différents, ils se ressemblent très fort ! Ils ont des passions très communes, ils écoutent la même musique, mais ils ne se côtoient pas. Le prétexte est à nouveau ici la photographie, mais l’envie est de créer des ponts entre eux, des connexions, que certains puissent aller dans des milieux qu’ils ne fréquentent pas. Ils sont une vingtaine, entre 16 et 22 ans, chacun de communes différentes qui composent Bruxelles. L’aboutissement de ces rencontres est prévue pour 2020, sous forme d’exposition photographique, toujours à l’Espace Magh, partenaire du projet.
Concrètement, comment le travail se met en place ?
On a débuté en novembre et des ateliers ont lieu chaque semaine. On demande aux jeunes de travailler sur leur vie et sur la vision qu’ils ont de Bruxelles. Cette semaine, par exemple, le thème était : “Ici à Bruxelles, qu’est-ce qui vous relie à votre origine ?”… On leur donne des appareils photos jetables et ils prennent des photos avec ce fil rouge. Plein d’éléments les relie à leur origine, mais ils ne s’en rendent pas toujours compte. On part aussi visiter des expositions de photos (Anvers, Bruxelles, …), etc.
Si vous n’êtes plus en reportage sur les routes de l’exil, tous ces projets y font encore et toujours grandement écho …
Oui, au fond, tout est lié. Quand j’allais faire découvrir mes photos dans des écoles en Ardennes, on en arrivait toujours à la question de la religion, du voile, aux stéréotypes et réticences liées aux médias, à une méconnaissance de l’autre. Je leur posais alors ces questions : “qui d’entre vous a une amie qui porte le voile ? Qui a déjà parlé à une personne qui porte le voile ?” Personne ne levait la main ! Inversement, les jeunes bruxellois vont dire des jeunes ardennais qu’ils sont tous des fermiers ! Au final, de part et d’autres, ils ont plein de préjugés sur des personnes qui leur ressemblent et qui veulent la même chose qu’eux : aller plus loin dans leur passion, avoir un chouette travail, une maison, se marier, …Un jeune réfugié qui s’apprête à prendre une barque en Algérie, ne me confiera pas autre chose !
L’idée est de provoquer une vraie rencontre physique, au-delà des peurs de chacun ?
Oui, ce sont des petites gouttes d’eau, mais si je réfléchis trop à la situation sociopolitique, à ce qu’on peut faire, alors j’ai peur de devenir trop pessimiste. Pour toutes ces raisons, je choisis d’être dans la rencontre, l’interaction, l’action. Et si je peux changer le regard ne fut-ce que d’un jeune, je suis déjà heureux ! Et puis, heureusement, il y a toujours plus d’indignation que d’essoufflement. Au fil de mes projets, les gens que je rencontre, les jeunes avec qui je bosse, .. sont touchés par ce qui se passe, par tous ces parcours d’exil. Et même s’ils ne vont pas manifester dans les rues, ils sont frustrés. Selon moi, on ne va pas se laisser faire tout le temps !
S. Devlésaver, CBCS asbl, 5/12/2019
Outil de sensibilisation : Diaporama « D’abord les enfants ».
« D’abord des enfants ! » est une exposition sous forme de diaporama sonore qui montre des jeunes réfugiés dans des camps au Proche-Orient ou sur les routes de l’exil en Europe et qui fait entendre l’écho que suscite leur image chez des enfants belges.
Extraits choisis :
“je vois un enfant dans un camp, dans le désert, sur un container et… il me ressemble un peu, je trouve !”
“On dirait un peu un camp de concentration puisqu’on te maintient là. tu peux t’enfuir, non ! En fait, tu ne peux plus rien faire ! ”
“Pourquoi est-ce qu’ils ne pourraient pas venir ?”…