A partir de la personne sans-abri et sa manière d’être traitée dans la ville, c’est toute la question du droit à la ville en tant que citoyen qui est interrogée. C’est la réflexion menée dans le Bruxelles Informations Informations n°172 : “Bienvenus dehors ! Sans-abri et espace public”. Avant sa sortie papier, mi-décembre 2014, le CBCS propose une première analyse en ligne pour entamer le débat… D’autres suivront !
Dans son article intitulé “Mendier: un trouble à l’ordre public?” (07/2014), [1]Analyse basée sur l’intervention de l’auteur, Manuel Lambert, lors de la journée d’étude Home Street Home (03/2014), elle-même inspirée d’un article de Jacques Fierens, professeur et avocat. Une autre version de cet article est sortie dans PAUVéRité n°5, le trimestriel du Forum bruxellois de lutte contre la pauvreté, (09/2014). Manuel Lambert, Conseiller juridique à la Ligue des Droits de l’Homme, retrace la question de la mendicité à travers l’histoire et la manière dont les sociétés appréhendent le phénomène. Bien que les mendiants ne constituent qu’une petite part du public sans-abri dont il sera largement question dans le dossier du “…BIS”, l’auteur apporte des éléments historiques et juridiques essentiels à la compréhension du traitement de la pauvreté dans nos villes aujourd’hui.
Mendier: un trouble à l’ordre public? Petit éclaircissement historico-juridique
Il semblerait que, à travers l’Histoire, la plupart des civilisations et des sociétés aient été confrontées à la question de la mendicité. [2]Voir J. FIERENS, « Les « chasse-coquins » – Petite histoire de la criminalisation de la mendicité », Journal du droit des jeunes, n° 291, janvier 2010, pp. 27-30, dont le présent article est très largement tiré (pour plus de détails et de références bibliographiques sur le sujet, se référer à cet article). Ainsi, des droits très anciens attestent de règles spécifiques qui régissent la mendicité et son traitement juridique.
La question posée aux sociétés par la présence de mendiants en leur sein a été historiquement appréhendée de trois manières : par la tolérance, par la répression et par l’aide sociale. [3]Même s’il est évident que ces trois périodes ne sont pas étanches les unes aux autres et que de nombreux chevauchements ont existé : il ne s’agit pas d’une évolution linéaire.
Hier : de l’indifférence à la répression
Pendant la plus grande partie de l’Histoire, la réponse juridique à la mendicité a été celle de la tolérance. Ou plutôt serait-il plus exact de dire que la réponse principale a été l’indifférence. En effet, le mendiant ne constituait pas, en tant que tel, une catégorie juridique propre. N’existant pas juridiquement, il a donc été tour à tour accepté, toléré, voire intégré.
Dans nos régions, c’est à partir de la naissance des villes et de l’apparition d’une classe « bourgeoise » que le mendiant va progressivement devenir un indésirable. Et cela pour des raisons essentiellement économiques : il devient insupportable que certains qui le pourraient ne travaillent pas.
Les mendiants vont donc graduellement rentrer dans la deuxième partie de leur histoire juridique, celle de la répression.
La répression trouve clairement son origine dans des considérations économiques. Ainsi, dès le 14ème siècle, Philippe le Bon, en France, Edward III en Angleterre, vont interdire la mendicité à toute personne en état d’exercer un métier ainsi qu’aux étrangers. La mendicité sera donc autorisée, à condition pour les mendiants de porter au cou un morceau de plomb indiquant leur résidence.
On constate ainsi de prime abord que deux justifications de la répression de la mendicité qui vont avoir la vie longue sont déjà présentes au Moyen-Age : d’une part, la volonté de sanctionner ceux qui sont en état de travailler mais ne le font pas ; d’autre part, l’exclusion des étrangers.
En outre, une tendance lourde se fait jour : la distinction entre les bons et les mauvais mendiants. En effet, pour certaines institutions (principalement religieuses), les seuls pauvres légitimes sont le vieillard, l’orphelin et l’infirme.
Par la suite, au 16ème siècle, Charles Quint ordonne l’expulsion hors de ses provinces de tout mendiant valide et prévoit l’emprisonnement au pain et à l’eau des personnes qui laissent mendier leurs enfants. La privation de liberté pour mendicité apparaît et va considérablement se développer au cours des 16ème, 17ème et 18ème siècles.
Par ailleurs, parallèlement à la réponse pénale, l’Europe moderne prétend faire de l’enfermement un outil de politique sociale : les mendiants sont aussi enfermés pour des questions sanitaires.
En 1810, Napoléon Bonaparte fait adopter un Code pénal, qui contient des dispositions visant à réprimer la mendicité dite « qualifiée » : vont faire l’objet d’une répression pénale les mendiants qui auraient usés de menaces ou seraient entrés sans permission dans les propriétés, ceux qui, en mendiant, auraient feint des plaies ou des infirmités ou encore ceux qui auraient mendié « en réunion » (c’est-à-dire en groupe). Les mêmes dispositions seront applicables en Belgique après son indépendance. Elles seront reprises dans son nouveau Code pénal de 1867.
La mendicité « non qualifiée », c’est-à-dire la mendicité qui s’effectue sans les circonstances précédentes constitutives d’infractions, a fait l’objet de la loi du 27 novembre 1891 pour la répression du vagabondage et de la mendicité. L’objectif est alors de lutter contre la mendicité par des mesures de type « administratif », mais qui se distinguaient difficilement de mesures pénales, étant donné que les mendiants étaient enfermés dans des « dépôts de mendicité », des « maisons de refuge » ou des « écoles de bienfaisance ». Ainsi, cette loi prévoyait que tout individu trouvé en état de vagabondage ou en train de mendier pouvait être arrêté, le « vagabond » étant mis « à la disposition du gouvernement pour être enfermé dans un dépôt de mendicité, pendant deux ans au moins et sept ans au plus ». L’enfermement pouvait donc durer jusqu’à 7 ans et les individus enfermés étaient astreints à des travaux forcés…
Jusqu’au 20ème siècle se maintient la tendance de baser la politique sociale en la matière sur des mesures coercitives et sur une surveillance policière et judiciaire.
Fort heureusement, ces mesures ont été critiquées par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique du 18 juin 1971. La Cour a condamné la Belgique pour ne pas avoir permis aux personnes concernées d’introduire un recours auprès d’un tribunal contre les décisions ordonnant leur internement sur la base de la loi du 27 novembre 1891. Mais, surtout, elle a mis en évidence le fait que ces mesures constituaient en réalité une forme de privation de liberté, quand bien même les personnes, poussées par la misère, se seraient présentées volontairement à ces « dépôts de mendicité ».
Le mendiant, une personne à intégrer
Après cette longue période répressive, la mendicité va petit à petit rentrer dans une nouvelle ère juridique en Belgique : celle de l’aide sociale, le mendiant n’étant plus perçu comme un délinquant mais comme une personne devant bénéficier d’aide, une personne défavorisée devant être socialement intégrée.
Ainsi, la loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire a abrogé d’une part les dispositions du Code pénal relatives à la mendicité qualifiée, d’autre part la loi du 27 novembre 1891 réprimant la mendicité non qualifiée. Cette abrogation des dispositions répressives ou quasi-répressives a été justifiée par l’opportunité de faire prévaloir des mesures d’aide sociale au sens large, par l’intermédiaire des centres publics d’action sociale (CPAS) ou par celui des instances de l’aide à la jeunesse. Les travaux parlementaires relatifs à cette loi nous révèlent en effet que son but est de créer une société plus solidaire via la « réintégration » des personnes marginalisées au sein de la société : « Pour remédier à la persistance de la pauvreté, il convient de faire franchir à tous les niveaux de pouvoirs et de services un pas supplémentaire vers la solidarité afin d’y introduire une véritable éthique de l’intégration ».
Ce changement de paradigme fût une évolution majeure dans le traitement juridique de la mendicité. Et, pourrait-on penser, la fin de la réponse répressive aux questions soulevées par la persistance de celle-ci. Toutefois, c’est loin d’être le cas.
Et aujourd’hui ?… Répression, le grand retour !
Malgré cette dépénalisation, la tentation répressive à l’égard de la mendicité est toujours bel et bien présente, non seulement dans le discours des représentants politiques, mais également dans le corpus juridique. Cette repénalisation va essentiellement s’exprimer de trois manières : via une répression administrative communale, via la répression de la mendicité avec enfant(s) et via la répression de la mendicité dans les transports en commun. Nous nous attarderons ici sur la répression administrative communale et la répression dans les transports en commun.
Suite à l’abrogation de la loi du 27 novembre 1891, les autorités communales se sont plaintes de ne pas pouvoir agir contre ce phénomène. On a par exemple pu entendre le bourgmestre de Gand demander au pouvoir fédéral de repénaliser la mendicité. Mais certaines communes sont allées au-delà de la plainte et sont passées à l’acte. Elles ont tenté d’interdire purement et simplement la mendicité sur leur territoire sur la base de leurs prérogatives en matière de sauvegarde de la salubrité, la sécurité et la tranquillité publiques. Le plus emblématique de ces arrêtés communaux, et sauf erreur le premier, a été celui adopté par la Ville de Bruxelles portant interdiction de la mendicité sur le territoire communal et prévoyant des peines de police en cas d’infraction. Cet arrêté a fait l’objet d’un recours en annulation devant le Conseil d’Etat par la Ligue des Droits de l’Homme. En effet, cette dernière contestait, entre autres, l’assimilation entre l’action de mendier et un trouble à l’ordre public : la mendicité ne constitue pas en soi un dérangement public. Ce serait faire du mendiant un « vandale interactionnel » [4]Pour reprendre l’expression de Mathieu BERGER, « Troubles de l’ordre public et droit à la ville », lors de la journée d’étude « Home Street Home – Sans-abri et espaces publics : questions pratiques, éthiques, politiques », organisée à Bruxelles le 25 mars 2014., délinquant de par sa seule qualité de mendiant. Par ailleurs, ce type de mesure ne permet pas d’atteindre l’objectif poursuivi : la seule répression n’est pas adaptée au but poursuivi, il faut s’attaquer aux causes du phénomène.
Le Conseil d’Etat va donner droit aux arguments de la LDH, estimant que cette interdiction générale et permanente sur tout le territoire est disproportionnée : s’il existe des problèmes liés à l’exercice de la mendicité, ils sont nécessairement localisés dans l’espace et limités dans le temps. Il va donc annuler l’arrêté attaqué.
Toutefois, les communes ne désarmèrent pas : certes, elles ne peuvent plus interdire la mendicité, mais elles peuvent la réglementer, toujours sur la même base de la sauvegarde des salubrité, sécurité et tranquillité publiques. Ce faisant, certaines communes vont détourner l’interdiction en réglementant la mendicité d’une manière telle qu’elle est rendue impossible ou très difficile.
Outre qu’il est douteux que ce type de mesure soit efficace, on peut noter que la lutte contre les incivilités qui peuvent parfois entourer la mendicité (bagarres, racolage, etc.) aboutit en réalité à lutter contre la mendicité elle-même.
Dès lors, via une réglementation de la mendicité qui semble être proportionnée et donc respecter la jurisprudence du Conseil d’Etat (pas d’interdiction permanente et généralisée), la commune aboutit à un résultat analogue. Comme le dit A. Franssen, professeur de sociologie à l’Université Saint-Louis :
« cette mesure illustre cette idée que plutôt que de régler les problèmes, on les fait tourner, ce qui donne l’illusion d’une maîtrise. On le fait avec les demandeurs d’emploi, les décrochés scolaires, les populations indésirables. Il ne faut pas que les gens soient immobiles, ils doivent être gérés, transférés, pris en charge, répartis. » [5]Cité par O. BAILLY, « En un tour de manche », Espace de libertés, décembre 2013, n° 424, p. 47.
D’autres communes se sont lancées sur la même voie : Etterbeek (« la présence de mendiants est limitée à quatre sur la même artère »), Gand (« Overtreding van dit reglement wordt gesanctioneerd met een administratieve geldboete van 120 euro »), Namur (qui interdit la mendicité sur l’ensemble du territoire du centre-ville, notamment en raison de « tentatives d’attendrissement avec des animaux ou des jeunes enfants ») , ce qui semble être en contradiction avec la jurisprudence du Conseil d’Etat), Bruges, etc.
La commune d’Andenne (tout comme celle de Charleroi, par ailleurs) va même plus loin : elle a annoncé son intention de prévoir la saisie de la « recette » du mendiant qui contreviendrait à son règlement de police relatif à la mendicité, ce qui est illégal : un règlement communal ne peut pas accorder une compétence de saisie aux services de police en matière de police administrative si la loi ne le fait pas.
Les exemples se multiplient.
On le constate, sous le couvert de lutter contre les troubles à l’ordre public, de plus en plus de communes organisent en réalité une interdiction pure et simple de la mendicité, ce qui permet un retour à une forme de répression de celle-ci : bien qu’il soit affirmé qu’il ne saurait être question de criminalisation de la mendicité, dans les faits, c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Ces initiatives font de la mendicité une incivilité et transforment symboliquement le SDF, le mendiant, le « mancheur » en une nuisance sociale.
Plus globalement, la tendance lourde à vouloir éliminer la mendicité de certains lieux publics en la déplaçant ne résout en rien le vrai problème: celui de la précarisation de notre société et des mesures insuffisantes pour lutter contre la pauvreté. Garantir le droit de chacun, en ce compris des mendiants, à la tranquillité et à la sécurité est un devoir pour les pouvoirs publics. Interdire la mendicité sans motif établi et particulier est un acte illégal car il porte atteinte à la liberté des personnes concernées d’occuper l’espace public, comme tous les autres citoyens.
Mendier dans le métro : une incivilité ?
Autre interstice dans lequel s’engouffre la répression de la mendicité : celui de la lutte contre la mendicité dans les transports en commun. En 2009, la Société des transports intercommunaux de Bruxelles (STIB) avait amorcé le lancement d’une campagne de répression de la mendicité par la diffusion dans toutes ses stations du message sonore suivant : « Nous vous rappelons que la mendicité est interdite dans l’enceinte du métro. Ne l’encouragez pas. Merci. ». Alors que la STIB prévoyait d’initier une seconde phase, dans laquelle le personnel de terrain irait à la rencontre des mendiants afin de leur expliquer qu’il est interdit de mendier dans le métro et les prier de quitter les lieux, des citoyens, associations et parlementaires ont dénoncé cette opération.[6]Voir notamment le communiqué de presse conjoint de La Ligue des Droits de l’Homme, le Forum bruxellois de Lutte contre la Pauvreté et le Collectif Solidarité contre l’Exclusion : « STIB : stop à la chasse aux mendiants! », paru le 10 novembre 2009 (http://www.liguedh.be/2009/730-stib–stop-a-la-chasse-aux- mendiants). Voir également B. VAN KEIRSBILCK, « De la lutte contre la pauvreté à la chasse aux pauvres », Journal du droit des jeunes, n° 294, avril 2010 : « Ce n’est plus tant la pauvreté qui est combattue mais on assiste véritablement à une chasse aux mendiants, sans-abris… qu’on aimerait mieux ne pas voir, ça fait tâche ».
Suite à ces réactions, la campagne de la STIB fut suspendue et un débat fut ouvert au Parlement bruxellois. A cette occasion, la direction de la STIB a rappelé qu’elle ne faisait qu’appliquer un arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 13 décembre 2007 fixant certaines conditions d’exploitation des transports en commun en Région de Bruxelles-Capitale, qui interdit la mendicité dans ses installations. En effet, l’article 3, 10° de cet arrêté stipule qu’il est interdit de mendier. Les infractions à ce prescrit sont punissables d’une amende administrative.
Au-delà de l’absurdité d’un système qui inflige des amendes à des personnes dans la pauvreté parce que celle-ci les oblige à mendier, ce qui est aussi critiquable est l’assimilation de la mendicité a une forme d’incivilité. En effet, cet arrêté bruxellois stipule qu’il est interdit de mendier (art. 3, 10°), de fumer (art. 3, 11°), de recourir abusivement au signal d’alarme (art. 3, 13°), de placer tout objet pouvant entraver le passage (art. 3, 14°), d’activer inutilement l’arrêt des escalators (art. 3, 15°), de jeter des objets salissants (art. 3, 16°, b), de cracher ou de faire ses besoins (art. 3, 17°), de perturber l’ordre ou de déranger les personnes (art. 3, 19°), de salir les infrastructures (art. 3, 20°), de se pencher par-dessus les clôtures (art. 3, 21°), d’amener certains animaux (art. 3, 22°), de consommer de la nourriture dans les véhicules (art. 3, 23°), etc. Bref, on peut le constater, pour le gouvernement bruxellois, mendier est une forme d’incivilité parmi d’autres.
Cette assimilation est vraiment problématique. En effet, mendier n’est pas une incivilité. Si une personne trouble l’ordre public, salit, fume ou fait ses besoins dans les infrastructures de la STIB, elle peut faire l’objet d’une intervention, qu’elle soit mendiante ou non. Mais si la personne se borne à mendier, sans entraver le passage ni troubler l’ordre public, il n’y a aucune raison qu’elle fasse l’objet d’une quelconque forme de répression. Mendier n’est pas en soi un comportement agressif. C’est l’exercice d’un des derniers droits restants lorsque les autres ont été perdus : celui de faire appel à la solidarité d’autrui.
Cet amalgame entre mendicité et trouble à l’ordre public a déjà été sanctionné par le Tribunal de police de Bruxelles dans un jugement du 27 janvier 2004. Dans cette espèce, le tribunal avait relaxé un prévenu des poursuites mises à sa charge au motif que « pour constituer un trouble de l’ordre, il faut que la mendicité soit effectuée d’une façon qui incommode les voyageurs ou perturbe le fonctionnement des services ». Le jugement a donc estimé qu’on ne peut interdire la mendicité s’il n’est pas établi que les voyageurs sont incommodés ou que le fonctionnement des services est perturbé.
Il faut donc plaider pour que la mendicité soit supprimée de la liste des incivilités et que, par conséquent, le mot « mendier » soit retiré de l’article 3, 10° de l’arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 13 décembre 2007 fixant certaines conditions d’exploitation des transports en commun en Région de Bruxelles-Capitale.
Le mendiant dérange, et heureusement !
Est-il utile de rappeler qu’une personne en situation de précarité est le messager bien involontaire et non consentant de la pauvreté et que, à ce titre, ce n’est pas sur lui qu’il faut tirer ?
Trop souvent, les pouvoirs publics semblent faire le choix d’affronter le problème de la grande pauvreté en gérant les symptômes plutôt qu’en envisageant des mesures visant à s’attaquer aux causes de cette maladie sociale. Si l’on peut comprendre que les autorités communales cherchent à protéger les citoyens des troubles à l’ordre public, ce qui est d’ailleurs leur mission légale, elles ne devraient pas, ce faisant, le faire au détriment des droits fondamentaux des plus faibles d’entre eux. La présence des mendiants dérange les citoyens ? Elle défigure le cadre et l’ambiance agréable des avenues commerçantes ? Elle crée un sentiment d’insécurité ? Peut-être… et heureusement ! Car la précarité doit interpeller le public. Elle doit déranger le passant.
Elle ne peut, en aucun cas, devenir un élément banalisé du décor. Il conviendrait de trouver le juste équilibre entre la tranquillité et l’ordre publics de la majorité des citoyens d’une part et la réponse sociale au désarroi des mendiants d’autre part.
Comme le dit A. Franssen :
« Une nouvelle pauvreté s’impose dans le paysage médiatique. Et par rapport à elle se déploie un nouvel arsenal qui n’est plus celui de l’Etat social. On parle plus d’un Etat social sécuritaire, un mélange de politiques de prévention, de surveillance, de sanction qui va cibler des groupes. On a alors un traitement local, spécifique, de population avec un contrôle soft (steward), technique (caméra de surveillance), et la résurrection du terme « incivilité » qui avait disparu depuis près de trois siècles ». [7]Cité par O. BAILLY, « En un tour de manche », Espace de libertés, décembre 2013, n° 424, p. 47.
Dans ce contexte, les mesures répressives ne constituent pas une réponse adéquate à la problématique de la mendicité. Si l’on souhaite permettre à ces personnes de sortir de la grande pauvreté, des mesures structurelles en matière de logement, d’accès à la santé, à l’énergie et à l’emploi devraient être prioritairement mises à l’agenda. En outre, aucune politique adéquate ne sera possible sans impliquer les personnes qui mendient comme des partenaires et des êtres humains à part entière. [8]Comme le soulignent entre autres J.P. TABIN, R. KNÜSEL et C. ANSERMET, Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud, Editions d’En Bas, Lausanne, 2014.
C’est la pauvreté qui constitue une « incivilité » et non la mendicité.