Sur un banc, un homme, la tête à l’ombre de son sweat à capuche, un vieux sac à dos délaissé à ses pieds. Une femme à l’écharpe noire toute rapiécée, une poussette à côté d’elle. Une autre encore au visage serré dans un foulard à fleurs… Chacun d’eux se raconte, mais à voix basse, sur le ton de la confidence. Pour en attraper des bribes, il faut s’asseoir juste à côté et se pencher. Tendre l’oreille. Puis retenir son souffle…
« J’aurais aimé écrire des livres et raconter ce qui se passe dans ma vie »/ « Moi, la vie que je mène, c’est pas normal. C’est tirer d’un côté, lâcher de l’autre. Tirer d’un côté, lâcher de l’autre… »/« J’ai envie de faire quelque chose, mais je me bloque. J’en ai marre de moi… »/ « J’ai eu personne pour me dire : tu as du talent dans ça ou ça. J’ai pas fait ce que je voulais faire. Mais mes enfants, est-ce qu’ils vont réaliser leurs rêves ?… »/« Mes filles, je ne veux pas qu’on les appelle illégales ». Dans la pénombre d’une autre pièce, juste des voix qui sortent de nulle part, qui s’entremêlent et se répondent : « Il y avait une table avec des gobelets, des biscuits, du café soluble,… Un accueil époustouflant ! Alors que nous, on ne nous accueille plus nulle part »/ »Je sais qu’un assistant social n’a aucun pouvoir, mais je n’ai rien à perdre »…
Mots d’usagers, paroles de travailleurs
Qu’elles témoignent du vécu des gens, de leur rapport à l’institution sociale, le parcours interactif [1]C’est dans le cadre d’une recherche en cours à la FdSS « Regards croisés : usagers et travailleurs sociaux » que ces témoignages ont été récoltés, dans diverses salles d’attentes de services sociaux bruxellois. La rencontre entre ces chercheurs et la scénographe Cécile Hupin a permis de donner vie à cette collecte de mots, de la mettre en scène et en partage : « L’art s’est imposé comme un chemin complémentaire pour rendre compte du point de vue des acteurs, vierge du regard distancé et analytique du chercheur », résument-ils. propose d’attraper ces monologues en plein vol. Chaque intonation, variation de voix, sonneries de téléphone et autres bruitages plongent dans un univers à la fois brut et poétique, comme sur un fil… Cette installation a pris place dans le cadre de la journée « Zoom sur l’Action sociale », proposée par le CBCS, en collaboration avec les Fédérations de l’Action sociale et de la Famille (Cocof), le 17 février dernier. Une porte pour entrer dans l’intimité des usagers des services sociaux.
Autre objectif de l’événement : mettre en lumière les sept secteurs qui gravitent autour de ce que l’on nomme communément « Action sociale et Famille » en Cocof : Maisons d’accueil et Services d’Aide aux sans-abris, Espaces-Rencontres, Services d’Aide aux justiciables, Centres d’Action Sociale Globale, Services de Médiation de Dettes, Services d’Aide à Domicile et Centres de Planning familial. Pour dévoiler le travail réalisé par ces professionnels, des capsules vidéo des différents services et une plaquette de présentation pointent les principales problématiques traitées, livrent l’Action sociale à Bruxelles en quelques chiffres et témoignages.
Pourquoi l’organisation d’une telle journée ? « Car, c’est certain, il est encore de ces métiers, de ces secteurs, de ces missions qui souffrent cruellement d’un déficit d’image » selon Rachid Madrane, Ministre en charge de l’Action sociale et de la Famille à la Cocof, qui ouvrait la matinée. Mais s’arrêter à ce constat serait un peu court. Valoriser le travail des 1500 travailleurs de terrain, en souligner l’importance et la qualité, est important. Cela n’empêche pas pour autant de rappeler « à quel point nos moyens d’action pour mieux faire ce que nous faisons, ou pour faire davantage, restent insuffisants pour mettre en œuvre des accompagnements sociaux souvent compensatoires », insiste Charles Lejeune, président du CBCS et secrétaire général de la FdSS. « A quel point nous buttons aujourd’hui aux limites de notre action. Et aux impasses systémiques d’une logique économique globale qui entraîne une dualisation sociale inédite à ce jour », ajoute-t-il. Pas de place ici pour l’auto-congratulation pure et simple : l’enjeu est de rendre compte de la créativité sociale pour mieux en cerner ses limites.
Des dynamiques en tous sens
Mais, avant tout, retour sur l’action sociale bruxelloise Cocof, face caméra. Chaque vidéo offre un coup de projecteur sur un service en particulier, en montre les spécificités, le type de problématiques rencontrées. Premiers aspects intéressants : la présence d’une diversité de méthodes d’intervention. Diversité aussi des rôles et des visages endossés pour cette fonction transversale qu’est l’assistant social. [2]A ce sujet, suivre les suites de la recherche menée à la FdSS jusqu’en mars 2015 et qui pose, notamment cette question : « c’est quoi être un assistant social ? », tant du côté des usagers que des travailleurs sociaux. Dans chaque secteur, une approche globale des situations personnelles est favorisée afin de veiller à l’accès aux droits sociaux fondamentaux. [3]Lire à ce sujet le BIS n°161. Approche qui nécessite un travail pluridisciplinaire et de collaboration, tant en interne qu’avec l’extérieur, chaque service étant à l’intersection d’autres politiques menées dans les secteurs de la santé, de l’emploi, de la formation, de la cohésion sociale,… Chaque institution sociale se voit ainsi traversée par une multitude de dynamiques différentes. Citons, à titre d’exemple, les services d’aide à domicile de plus en plus en lien avec le secteur des soins ; les services d’aide aux justiciables inscrits à la fois dans le champ du social et de la justice, et qui jouent un rôle essentiel de « traducteur » d’un langage, d’une situation, trop souvent incompréhensible pour les personnes. Les Centres d’Action Sociale Globale qui sont en prise directe avec tous les secteurs de l’action sociale et peuvent constituer « un point d’accroche », individuel, collectif ou communautaire. Ou bien créer « l’amorce de micro-changements », tel que l’explique l’Association des Maisons d’Accueil et d’aide aux sans-abri, histoire de « susciter des petits changements avec la personne » et d’offrir par exemple, comme le confie un usager, « un temps de repos, un lieu rassurant dans lequel on est protégé, on redevient humain ».
Les limites du travail social
Toutes ces interactions – et bien d’autres encore – soulignent ce côté « exaltant », d’une action sociale multiforme à partir de laquelle naît « d’innombrables expériences (…), des dispositifs à même d’accompagner chacun dans la particularité de sa trajectoire. Nous produisons là le meilleur de ce que nous pouvons produire », estime Charles Lejeune. Mais ajoute : « reste une question que beaucoup de travailleurs sociaux partagent aujourd’hui : ces personnes, ces familles,… vers où les accompagnons-nous ? ». Ingénierie et créativité sociale ne suffisent plus. Ou ne sont pas toujours suffisamment prises en compte : c’est le cas par exemple, de tout le travail concernant le post-hébergement mis en place par les Maisons d’accueil, mais qui n’est nullement subventionné.
Face au démantèlement progressif de certaines protections sociales, notamment en matière de droit au chômage, s’ajoute une montée des inégalités financières et sociales sur fond de politiques d’austérité et d’extension de la pauvreté. Eléments dont les capsules vidéo peuvent difficilement rendre compte : salles d’attente saturées et le vécu de cette attente quotidienne des usagers, énergie dépensées par les professionnels du social pour trouver des réponses là où il n’y en a parfois plus, là où l’horizon n’est plus synonyme d’insertion, mais bien de désaffiliation… Surtout, éviter de se leurrer sur les conditions réelles du travail social dans un tel contexte de crise. Céline Nieuwenhuys, de la FdSS, rappelle au passage combien il est parfois important, à certains moments de la vie, de ‘faire à la place de’ : « le contexte actuel ne permet pas toujours de développer l’autonomisation des personnes, il ne faut pas dénigrer systématiquement d’autres manières de travailler ».
La politique comme horizon…
Autant de défis en perspective pour la cohésion sociale. « Défis qui concernent, dans leurs fondements et principes, non pas avant tout le travail social – qui oeuvre sur les conséquences de la pauvreté plus que sur ses causes -, rappelle Charles Lejeune, mais la responsabilité politique qui est en première ligne pour définir les grands axes d’un contrat social ambitieux, à la hauteur des difficultés actuelles ». Pour Hugues-Olivier Hubert, chercheur à la FdSS, « il n’y a pas de politique de lutte contre la pauvreté sans politique de la richesse. » [4]Lire à ce sujet le BIS n°164/165. La réduction drastique de la pauvreté, promise à l’horizon 2010, s’est soldée par un échec « parce qu’on a vu les processus d’exclusion uniquement en termes de ruptures de lien et non en termes d’inégalités sociales».
Dans cette logique, trois piliers des politiques sont à mettre en place ou à approfondir pour rétablir un accès effectif aux droits sociaux fondamentaux :
– une redistribution des richesses plus équitable via les mécanismes de régulation et de fiscalité ;
– un partage de l’emploi ;
– un enseignement qui réduise, au lieu de les agrandir, les disparités sociales.
« Voilà ce qui permettrait aussi accessoirement à nos secteurs de retrouver du sens dans leur travail ; de multiplier les parcours d’insertion, rendus possibles par l’action publique ». Parce que « la politique est, qu’on le veuille ou non, l’horizon du travail social », conclut le secrétaire général de la FdSS. Voilà également toute l’utilité de porter des recommandations de l’action sociale bruxelloise vers les politiques. [5]Lire à ce sujet les recommandations issues de la mise en commun des revendications exposées par les secteurs de l’interfédération ambulatoire dans leurs différents rapports sectoriels : « Evolution des problématiques sociales et de santé : analyse et recommandations », CBCS, septembre 2013, pp. 38-43. Et, à travers elle, de donner voix aux usagers.
Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, le 27/02/2014