Un problème de couverture. La presse généraliste et le sans-abrisme à Bruxelles

De 2015 à 2016, La Strada, le Centre d’appui au secteur bruxellois de l’aide aux sans-abris, a réalisé une veille médiatique liée à l’actualité du sans-abrisme en Région bruxelloise sur base de ce qu’on appelle une alerte Google. Par Cécile Vanden Bossche, paru dans le BIS n°175 : A quoi bon ? Médiatiser le social » (décembre 2017)


Dès que de nouveaux articles sont disponibles via internet, ceux-ci sont reçus automatiquement par courriel. Cette veille permet un travail d’observation du traitement médiatique de la problématique sur le long terme. L’occasion de nous interroger sur la couverture du sans-abrisme bruxellois dans la presse écrite généraliste. Petit « Tour d’horizon » d’observations qui en disent long.

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Quel secteur bruxellois, combien de sans-abri ?

Selon les résultats du dernier dénombrement [1] des personnes sans abri et mal logées en Région bruxelloise réalisé par le centre d’appui au secteur, la Strada [2], depuis 2008, le nombre de personnes sans abri et mal logées observées a quasiment doublé. Dans la nuit du dénombrement du 7 novembre 2016, c’est un total de 3.386 personnes qui ont été comptabilisées sur une heure de temps (en rue, dans les services d’hébergement agréés et ayant trouvé par eux-mêmes des solutions alternatives extrêmement précaires). Fait particulièrement marquant : 60% des personnes dénombrées n’étaient pas prises en charge par un des services agréés du secteur. Cette aggravation de la situation est un symptôme témoignant d’un échec des politiques en matière de lutte contre le sans-abrisme. Bien qu’un objectif zéro sans-abris dans les grandes villes se profile comme un horizon difficilement réaliste, chacun était en droit d’espérer qu’au minimum le phénomène puisse être pris à bras le corps et nettement enrayé. C’est loin d’être le cas.

En Région bruxelloise pourtant, plus de septante associations francophones, néerlandophones ou bicommunautaires sont actives auprès des sans-abris. Celles-ci assurent différents types de service. De l’hébergement d’urgence ou de crise, des maisons d’accueil, de l’aide au maintien à domicile mais aussi de services de jour axés sur les besoins primaires des personnes, du travail de rue, des soins de santé et de l’accompagnement psychosocial.

Etant donné la complexité des problématiques rencontrées par les sans-abris et à fortiori des solutions à y apporter, le secteur s’est constitué, essentiellement depuis les années septante, en une mosaïque de services spécifiques venant suppléer aux manquements de l’Etat. Parce que la problématique de l’extrême pauvreté est plurifactorielle, les métiers du secteur sont multiples, les lieux de pratique aussi: en rue, en maisons d’accueil, en habitat accompagné ou hébergement de transit, dans les gares, dans les CPAS… Un travail de l’ombre, la plupart du temps.
Enfin, pour qui ne connaitrait Bruxelles que de loin, le complexe fonctionnement institutionnel de la région ne facilite pas la gestion de la problématique. Trois pouvoirs de tutelle la Cocof, la Cocom, et la VGC agréent et subventionnent la majorité de ces services, chacun selon des règles différentes. Par ailleurs, il existe une série de services sans reconnaissance officielle mais connus des usagers telles que des initiatives citoyennes, des squats et d’autres.

Vu du terrain

Dans un tel contexte, il est difficile pour les travailleurs de faire leur job « simplement » sans alliances pour optimaliser les pratiques en travail social. Cette superposition d’instances rend impératif le travail de concertation entre partenaires et avec l’ensemble des services des secteurs associés.

Tout travailleur qui investit le secteur bruxellois de l’aide aux sans-abris est rapidement frappé par plusieurs réalités sur le secteur [3] : en premier, l’insuffisance des possibilités d’hébergement [4] au sein du secteur mais aussi le manque catastrophique de logements accessibles aux plus précarisés.

Ensuite, la diversité des personnes à la rue ou menacées de l’être, de leurs trajectoires et difficultés et donc la nécessité de réponses diversifiées pour faire face à l’ensemble de ces situations.

Enfin, « l’emplâtre » que constitue chaque année l’ouverture puis la fermeture d’un dispositif hivernal- n’entrouvrant que de rares portes vers des solutions de sortie du sans-abrisme – et pour lequel les financements augmentent pourtant d’années en années.

Ces fondamentaux (la complexité du secteur – les réalités auxquelles il se heurte) forment un contexte évoluant, certes, mais qui s’inscrit dans une logique bien éloignée de politiques de prévention et de sortie du sans-abrisme.

Quelle couverture donnée par la presse ?

A Bruxelles comme dans d’autres grandes villes, la présence de sans-abris dans l’espace public est devenue une des formes les plus visibles de pauvreté. Cette présence suscite, au rythme des saisons, pitié, indignation, hostilité ou circonspection au sein de la population. Mais si les Bruxellois croisent tous les jours de plus en plus de sans-abris à mesure que les inégalités se creusent, cette situation tout à fait critique ne provoque finalement qu’assez peu de réactions politiques.

La problématique est-elle médiatisée ? Oui, mais de façon très spécifique.

De janvier 2015 à janvier 2017, les articles ont été récoltés par la Strada sur base des mots-clés: sans-abri, sans-abrisme, sans logement adjoints aux termes Bruxelles ou Région bruxelloise, en français comme en néerlandais.

En terme de classification des articles au sein des rubriques, la rubrique « social » semble avoir été totalement évincée au profit de catégories très généralistes : Actualité, Belgique, Bruxelles, Politique belge, voire des catégories que l’on peut qualifier de « fourre-tout »: Société, fil d’info.

Sur l’ensemble des articles renvoyés par l’alerte [5], on retrouve 50 % d’articles ayant trait au plan hivernal dont au moins la moitié sont des dépêches Belga [6], 29 % de faits divers, 10% d’articles liés aux campements (principalement campement de migrants, mendicité) [7], 8 % d’articles au sujet du Housing First, 8 % sur des innovations et actes de générosité (de particuliers ou d’entreprises), 2 % d’opinions ou cartes blanches et enfin 1% de témoignages sur le vif, souvent de brefs « portraits » de sans-abris.

Vague hivernale

S’il y a bien une approche du sans-abrisme relayée dans les médias, c’est celle de la gestion saisonnière : La vague de froid, l’hébergement d’urgence et les distributions de repas font les gros titres [8]. Parmi les articles récoltés, 50 % ont trait à la situation hivernale, élaborés pour la plupart sur base de dépêches, certains sous forme de marronniers, d’autres un peu plus longs : « Plan hiver le Samusocial sature et demande l’augmentation de l’accueil. » « Près de 1250 places d’accueil pour le plan hivernal 2015 à Bruxelles» [9] « Bruxelles: 900 SDF en moyenne hébergés par nuit cet hiver (ndlr : 2016) et un million d’euros dépensés »,…

Dans cette optique, l’augmentation annuelle du financement du dispositif hivernal apparait comme évolution nécessaire, inéluctable même, mais toujours incomplète, le financement devant être renforcé chaque année.

La toute grosse majorité des déclarations de politiques relatives aux possibilités d’hébergement ne concernent que les opportunités liées au dispositif hivernal laissant entendre que le flux est régulé d’année en année et délimite de la sorte le débat public. Or, depuis 2008, le nombre de sans-abris en RBC a plus que doublé.
Le reflet médiatique prégnant de la politique du thermomètre met en avant une vision spécifiquement humanitaire et assistancielle de la gestion du sans-abrisme. Elle entretient donc aussi une mauvaise compréhension des problèmes car cette approche n’a jamais réussi à diminuer le nombre de sans-abris en Région bruxelloise. Via les quotidiens, elle semble pourtant susciter un consensus, une vision figée consensuelle d’un mode de gestion publique de la problématique que très peu viennent remettre en question.

Faits divers

Les faits divers constituent la deuxième catégorie d’articles les plus récoltés. Beaucoup de brèves, en particulier publiées par le groupe Sud presse, font état de faits divers, même si ceux-ci ne sont pas automatiquement catégorisés comme tels. La quantité d’articles sensationnalistes (27%) et l’usage des termes relevés (meurtres, agressions, fraude, clandestins,…) amplifient les stigmates ordinairement présents vis-à-vis de la population sans-abri.

Des métaphores d’ordre naturaliste ou, principalement, des réactions édulcorées face à des situations gravissimes sont relevées. La DH, par exemple, dans un article titré « De plus en plus d’enfants vivent à la rue » parle de cette nette augmentation comme d’ « un phénomène qui mérite une attention particulière ». Quand le média bruxellois Bx1 titre « Un sans-abri s’est effondré en rue Place Flagey, il annonce simplement que les causes de son décès sont qualifiées de « mort naturelle » par la police. D’autres articles relatant les décès font état d’un « tragique concours de circonstances ». C’est sans faire état que la vie à la rue tue. En France, l’espérance de vie d’une personne sans-abri est chiffrée à 48 ans [10]. C’est peu, surtout lorsque l’on sait que l’espérance de vie moyenne est de plus de 80 ans.

Le Housing First en exergue

En tant que Projet Pilote, et donc actualité, de nombreux articles (8 %) font état des projets Housing First à Bruxelles et en Belgique. Le fait que la pratique innovante soit soutenue par les politiques publiques et que le budget de soutien ait été augmenté depuis 2014, n’est pas sans influence sur le nombre d’articles recensés à ce sujet. Une approche positive des actualités sectorielles n’est pas fréquente, mais dans le cas du Housing First, les termes recensés autour de la pratique sont particulièrement positifs (résultats spectaculaires, issue positive, prometteur, …).
Force est de constater que d’autres thèmes eux aussi d’actualité n’ont pas du tout été traités sur la période évaluée. C’est le cas, par exemple, des effets de la répercussion des politiques sécuritaires sur les populations qui occupent l’espace public.

Les enjeux politiques en matière de gestion et d’incidence sur la pauvreté tout comme l’architecture de l’ensemble de la protection sociale sont rarement soulevés. A contrario, la responsabilité individuelle des sans-abris est souvent mise en avant comme en témoignent ces paroles d’un SDF : « (…) on a pris une résolution pour cette année : sortir de la rue. »

D’autre part, les sites web de certains médias en ligne relaient facilement des vidéos [11] ou images de belles histoires axées autour de cas de générosité comme « Au Vatican, des doubles cheeseburgers aussi pour les sans-abris » (RTBF) et beaucoup d’autres non dénuées de pathos souvent axées sur des modèles de bons pauvres [12] telles qu’ « un SDF m’a vraiment fait réfléchir sur le sort des pauvres. » [13]

Enfin, il a pu être constaté que plusieurs médias ne respectent absolument pas les prescrits déontologiques en matière d’illustrations et publient des « images volées » de personnes sans-abri manifestant ostensiblement leur volonté de ne pas être photographiées [14].

Hiatus

De manière générale, l’information relative au sans-abrisme dans les médias de masse est tronquée. La majorité des travailleurs du secteur constatent combien il existe un sévère hiatus entre la vision relayée par les médias, les types de services existants et le vécu sur le terrain. En axant l’information autour d’évènements qui n’en sont pas réellement – l’hiver, les faits divers, … – la presse se fait le relais d’acteurs et de types de prises en charge dominants qui véhiculent et renforcent l’idée qu’il existerait une (des) solution-clé au défi du sans-abrisme.

Un regard pourtant très partiel qui n’invite pas à enrichir le débat démocratique. Qui, dans les médias, interroge les politiques sur les objectifs chiffrés qu’ils se sont fixés ? Sur le nombre de bâtiments vides appartenant à l’Etat ? Sur la forme que prennent l’action publique et les choix collectifs pour répondre à la problématique des inégalités ? Qui met en avant ce qu’on nomme accompagnement social comme outil permettant d’accéder à l’autonomie ? Qui a connaissance qu’à Bruxelles plus de 500 personnes bénéficient de ce qu’on nomme l’habitat accompagné [15]? Ces questions-là ne sont visiblement pas traitées. Sans doute parce que certains médias sont quelque peu assujettis à un pouvoir politique mais surtout aussi parce que les rythmes de production ont atteint des limites qui ne permettent plus de rédiger des articles de fond.

Seules les opinions et cartes blanches de travailleurs du secteur, représentants d’associations et d’ONG (2%) « plantent le décor » et inscrivent leur sujet dans un paysage à la fois politique et social [16].

Dans le panel d’articles récoltés, domine l’impression que plus la gestion du sujet est dépolitisée, plus les médias s’en emparent. Une part impressionnante d’articles, souvent au format très court, font état d’initiatives généreuses (8%), souvent développées par des particuliers et présentées ordinairement comme des « solutions économiquement réalisables pour venir en aide aux sans-abris ». Pour exemple : sac de couchage qui se transforme en tente, frigos pour récupération de restes alimentaires, distribution de savons, … Toutes généreuses qu’elles soient, ces initiatives [17] présentées comme « solutions » n’apportent pas pour autant d’accès aux droits fondamentaux (en matière de sécurité, domiciliation, d’accès à l’eau et l’électricité par exemple).

Sortir du bois

Si les articles généralistes renvoient le plus souvent une réalité déproblématisée et dépourvue d’ambiguïté, dans l’ensemble des articles consultés, certains se démarquent toutefois, entre autres en sollicitant des catégories d’interlocuteurs habituellement peu interpellés. Il convient aussi heureusement d’épingler des contributions journalistiques qui traitent plus « pleinement » de la problématique, comme certains longs formats de grands quotidiens francophones et néerlandophones.

A ce titre, les médias en ligne néerlandophones De Redactie et Bruzz [18] sont à épingler. Il est rare que leur contenu hebdomadaire ne contienne un article traitant de la précarité à Bruxelles, des politiques sociales, osant par exemple jusqu’à revendiquer le droit des sans-papiers à vivre en ville. [19]

Il n’empêche, la lecture d’opinions et de cartes blanches rédigées pour la plupart par des professionnels du secteur renforce la sensation d’un grand écart face aux articles généralistes. La problématique est alors approchée dans sa globalité, les rouages du système sont perceptibles. Un tel écart est-il pour autant irréductible ?

L’attente d’un traitement journalistique généraliste de la part de ceux qui travaillent sur le terrain peut se résumer en ces mots simples : cesser de parler des sans-abris seulement à travers des prismes trop récurrents (faits divers, hiver,…), comme si le non accès aux droits n’était pas primordial. Comme si le rôle des travailleurs sociaux se cantonnait à la gestion d’un hébergement hivernal. Comme s’il ne fallait pas avant tout dépasser la gestion de la misère pour s’attaquer à ses causes. Comme si c’était seulement le problème de quelques-uns.

Cécile Vanden Bossche, contribution parue dans le BIS n°175 : A quoi bon ? Médiatiser le social » (décembre 2017)

Pour lire le BIS n°175 dans son intégralité, c’est par ici !

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