Se réapproprier l’évaluation

En tant qu’opérateur de formation, le Cesep pose un regard à la fois pratique et réflexif en matière d’évaluation. Confronté à une demande croissante de formation/accompagnement de la part des professionnels de terrain, il fait le pari d’une évaluation constructive pour toutes les parties. A la hauteur des enjeux propres à chacun, les outils s’élaborent, s’adaptent et interrogent le projet. Explications avec Cécile Paul, formatrice au Cesep.

D’abord, les questions !

Pour le Cesep, le travail autour de l’évaluation ne date pas d’hier. Loin de là. Qu’il soit sous forme de formation – sensibilisation à l’évaluation – ou d’accompagnement – pour travailler de manière collective et concrète -, très vite, la structure s’est positionnée sur le type de service à offrir. « Outiller pour outiller, pas question ! », témoigne Cécile Paul, formatrice au Cesep. Repréciser le contexte, les enjeux dans lesquels les professionnels sont inscrits est jugé tout aussi important. « Ce n’est pas rendre service aux gens que de faire croire que l’évaluation ne serait qu’une question de méthodologie ».

Il y a déjà une petite quinzaine d’années, un premier module de formation sur la question de l’évaluation voit le jour au Cesep. Depuis, la plupart des décrets en Communauté française ont réintroduit cette obligation d’évaluation ou d’auto-évaluation. Même tendance en Région wallonne et à Bruxelles. Au fond, quoi de plus normal que de s’interroger, à un moment donné, sur la pertinence, la qualité des actions mises en place grâce à l’argent public ? Travailler dans le social, le culturel, la santé… des secteurs qui ont du sens, certes, n’implique pas pour autant un financement acquis par avance… Si la demande des acteurs est donc généralement avant tout pragmatique – « en tant que cadre socioculturel, je dois évaluer la mise en place de tel projet, comment faire ? » – pas question ici de répondre par une simple « recette de cuisine » !

« Impossible de travailler aujourd’hui l’évaluation sans maîtriser un minimum l’analyse organisationnelle et institutionnelle du secteur dans lequel on est »

Au départ d’une formation ou d’un accompagnement, Le Cesep renverse la demande pour d’abord interroger la notion même d’évaluation. « Dans un premier temps, on ne fait que poser des questions », explique la formatrice, avec un sourire amusé, « cela surprend un peu les participants : quelles sont vos missions ? Vos priorités fixées avec tel public ?,… Pour répondre à ces questions, nous partons toujours du secteur, du contrat programme ou d’une reconnaissance éventuelle, ce qui permet de clarifier « qui nous sommes ? », « Que nous sommes-nous engagés à faire ? »,… Et, A partir de là, « que souhaitons-nous évaluer ? ». Même si le Cesep n’est pas mandaté pour faire une analyse institutionnelle de la structure, toutes ces questions propres au processus d’évaluation interrogent directement le projet. Ce type de questions fait apparaître les tensions, les écarts entre ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on fait, ce qu’on écrit. « Parfois, c’est ce qui aide à comprendre les contradictions entre lesquelles les professionnels sont pris, même si cela ne les règle pas. C’est un premier pas… ». C’est seulement dans un second temps, après ce grand débroussaillage, que les formateurs orienteront vers le versant pragmatique.

Regarder au-delà de soi…

« La demande de formation à l’évaluation explose aujourd’hui », constate Cécile Paul. Même si elle reste avant tout inscrite dans l’urgence – « j’en ai besoin, mais je n’ai que très peu de temps à y consacrer » – sa fonction change : « de plus en plus souvent, les participants à nos formations portent la responsabilité de la mise en œuvre de certaines politiques sur des territoires spécifiques, à moyen et long terme. Ou pour le moins, ils ont pour mission de les nourrir et de les évaluer ». A partir de cette réalité, l’opérateur de formation adapte son travail : de l’évaluation des actions, il s’oriente davantage vers l’évaluation des politiques. Dans ce cas, opérateurs de secteur, instances décisionnelles et politiques sont parties prenantes du processus.

Quel que soit le chemin emprunté – évaluation à l’échelle d’une structure ou d’un territoire -, « construire une vision commune de l’évaluation, et non juste son propre point de vue sur la question, est essentiel », insiste Cécile Paul. « L’accompagnement, contrairement à la formation [1], est toujours collectif avec, au minimum, une partie de l’équipe, si possible avec la coordination, la direction (voire, avec le PO ou CA). Bref, ceux qui portent les choix stratégiques. Notre volonté est d’intégrer un maximum d’instances possibles. De rassembler tout le monde autour de la question de l’évaluation ».

Le réflexe est sain, il s’agit de repenser l’évaluation de manière collective ; pouvoir se décentrer et comprendre les enjeux de celui qui est en face de soi. Si le travail réalisé sur le terrain est généralement intuitivement juste, les projets et leurs objectifs ne sont pas forcément clarifiés en équipe. Résultat : chacun évalue des éléments tout à fait différents à partir d’une même action. Autrement dit, le jeu consiste à replacer la question de l’évaluation dans un environnement plus global. Etre à la fois en lien avec la réalité qui nous entoure – 2014 n’étant pas 2009 –, tout en gardant à l’esprit l’utilisation de l’évaluation comme outil de changement possible. Et prendre conscience des écarts qu’il peut exister entre les enjeux de sa structure, ceux de la commune dans laquelle elle s’inscrit, ou ceux du conseil d’administration, de l’équipe, etc. « Dans mon travail, au quotidien mon enjeu n’est peut-être pas prioritaire aujourd’hui mais comment le mettre en négociation parce qu’il me parait intéressant à interroger ». Même si les cadres sont serrés, même si les moyens sont limités, ou encore, même si les enjeux défendus ne sont pas inscrits dans les priorités politiques du moment. « Le but n’est pas de dire qui a tort, qui a raison, mais de trouver là où il est possible de se rencontrer, de s’entendre mutuellement ».

« Sous couvert de l’évaluation, on réinterroge les pratiques professionnelles »

« Evaluer permet à la fois de s’asseoir et de réinterroger le projet », résume Cécile Paul. Et elle ajoute : « l’évaluation n’est pas la fin de. C’est un processus circulaire. C’est ce qui affine la construction du projet, permet de le réorienter, de l’ajuster. On replace l’évaluation comme un élément central dans le travail, sans début ni fin… ». Rien à redire quant au processus et aux objectifs de cette démarche d’évaluation. Mais concrètement, avons-nous, tous, les moyens de mettre ce type d’évaluation en place ? Possédons-nous les compétences, le temps nécessaire ?… « Quand nous travaillons avec les professionnels d’une institution, nous le faisons toujours dans la limite des mandats, des responsabilités portées par les personnes », précise Cécile Paul.

Mais loin d’elle l’idée de le nier, « c’est effectivement un exercice qui exige beaucoup de travail. Et la plupart des gens n’ont pas été outillés dans leur formation de base ». C’est dans cet esprit que le Cesep donne d’abord la priorité aux petites structures, dans un réel souci d’équité. Si c’est une exigence institutionnelle – inscrite dans des décrets, pour laquelle certaines reconnaissances sont en jeu – l’opérateur de formation estime qu’ « il faut donner la possibilité à l’ensemble des acteurs de s’outiller ! ». Or c’est loin d’être le cas aujourd’hui. « Parfois, ce qui leur est demandé en termes d’évaluation est tout simplement irréaliste. Nous réajustons à la hauteur des moyens disponibles. On préfère une évaluation partielle, mais bien menée, que totale mais mal faite. C’est le message que nous tentons de faire passer aux administrations ».

Tout dire… ou en partie ?

Autre interrogation : la démarche d’évaluation initiée est-elle en concordance avec ce qui est demandé à telle ou telle structure,institutionnellement parlant ? « Pas toujours », répond en toute franchise la formatrice. Le processus d’évaluation comporte deux étapes, la première pose la question du « comment bien évaluer ce que nous faisons ? » et la seconde autour du « que va-t-on en dire ? ». C’est dans cette seconde question que se situe l’enjeu organisationnel. « Certains secteurs peuvent se permettre de lier les réponses aux deux questions dans un même discours, d’autres pas », admet Cécile Paul. « Derrière les questions d’évaluation, il y a fondamentalement des questions stratégiques ! Qu’elles soient communales, d’un secteur, d’une organisation », poursuit-elle, « il ne faut pas rester naïf par rapport à cette réalité ». En d’autres mots, il est essentiel de savoir dans certains cas « à quel jeu nous jouons », et « si on le valide, quels risques nous prenons (ou pas) ? »
Au-delà de certaines craintes fondées, il existerait pourtant souvent une forme de paranoïa non justifiée de la part des organisations [2]. L’évaluation sert aussi tout simplement à faire le point et à proposer des améliorations, rappelle le Cesep et, selon lui, « un grand nombre d’évaluateurs sont prêts à entendre que tel projet n’est pas parfait ! Entre le processus d’évaluation effectivement mis en œuvre et la rédaction des dossiers de justification « Nous savons que le double discours existe et qu’il est légitime pour certaines structures ». Attention cependant à ne pas en abuser… au risque de se piéger soi-même ! En effet, « édulcorer » les informations permet peut-être de faire perdurer son organisation, mais non d’amener des changements à l’échelle du secteur et de l’améliorer, de le faire évoluer. « Plus il y a un double discours, moins on envoie les bonnes informations au bon endroit ». Avec, comme inévitable retour de boomerang : des politiques mal ajustées aux réalités de terrain.

Porter une parole commune. Oui, mais où ça ?…

En d’autres mots, pas question de former à apprendre comment rédiger un roman qui ne reprendrait que certains morceaux choisis de l’évaluation, mais plutôt comment rester au plus proche de la réalité : « à la hauteur des moyens et des publics avec lesquels nous avons travaillé sur cette action, voilà où nous en sommes arrivés et ce que nous pouvons en dire » [3]. L’enjeu est, qu’un jour, l’évaluation puisse trouver sa place, dans son intégralité, au niveau institutionnel. En attendant, le travail ne s’arrête pas là. La parole qu’une structure ne peut porter en son nom propre peut exister ailleurs, de manière collective. « Il suffit de repérer ces lieux où les professionnels sont en concertation par secteur, dans des plates-formes, etc. C’est là que certaines informations peuvent être transmises collectivement, sans porter préjudice à une structure en particulier ». Dénoncer certains éléments et les rapporter vers l’administration, le politique, de manière collective, peut avoir d’autant plus de poids. « C’est intéressant que les gens se réapproprient ce trajet-là, identifient leurs lieux de relais éventuels », estime Cécile Paul. « Par contre, pour faire ce travail, il faut argumenter ; et pour bien argumenter, il faut bien évaluer ! ». La boucle est bouclée.

Et puis, résister !

Au final, l’évaluation pourrait être utilisée dans bien plus de situations qu’on ne le pense. « Elle est éminemment stratégique et politique », réaffirme Cécile Paul, « justement par sa force d’argumentation ».

L’évaluation aujourd’hui est devenue une pratique incontournable, mais qui comporte aussi certaines dérives. « dogmatique dans certains cas, elle constitue aussi un véritable marché (privatisation, externalisation,… ) avec ce danger que les secteurs ne conservent plus la maîtrise des questions qui sont les leurs ! », pointe la formatrice. C’est ici que le Cesep ose parler de « résistance » : à savoir, repositionner l’évaluation à la fois comme faisant partie de la pratique professionnelle et comme outil politique [4]. « Nous partons toujours du plus concret, du travail quotidien, pour aller vers les enjeux sous-jacents. Et invitons les participants à faire sans cesse cet aller-retour entre terrain et institutionnel, politique, … Continuer à défendre cette autre manière de concevoir l’évaluation, c’est tout l’enjeu actuel », conclut Cécile Paul.

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl (18/07/2014)

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