Commissions délibératives
Démocratie ou leurre de participation

« Essoufflée », « fatiguée », « imparfaite », « apathique ». Depuis la crise Covid-19, la démocratie belge a mauvaise mine. D’après le magazine britannique The Economist, elle se situerait à la 33ème place, non pas en termes de respect des droits humains, mais de participation citoyenne, derrière l’Inde et le Botswana ! (Ecouter par ici)

Par Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, janvier 2021

Dans ce contexte, les commissions délibératives, avant même d’être lancées, font beaucoup de bruit autour d’elles : commissions mixtes de 15 députés pour 45 citoyens tirés au sort, elles sont tantôt vues comme un outil de renouvellement de la démocratie, tantôt comme une mascarade de participation. Retour sur l’origine, les rouages, les objectifs et perspectives de ce dispositif actuellement mis en place au cœur du Parlement Francophone Bruxellois. Histoire de se faire sa propre idée sur la question.

A l’origine : écolabs et inspirations étrangères

Une « première mondiale à Bruxelles », titrait le quotidien Le Soir fin 2019, « des citoyens siégeront au Parlement ». Les « commissions délibératives » sont inscrites dans l’accord de gouvernement. [1] “Sorties des écolabs organisés par Ecolo”, le travail est en route depuis 2017 pour M. Plovie, présidente du parlement francophone bruxellois. Et il ne se limite pas à jeter un œil sur des expériences nationales telles que le G1000 ou les commissions mises en place en Communauté germanophone. Les inspirations sont diverses et parfois bien plus lointaines : Irlande, Australie, Canada, … Avec pour objectif de comprendre les avantages et les inconvénients de ces initiatives et de les adapter au système belge.

Trois ans plus tard, le résultat est là : deux commissions délibératives pionnières sont à l’agenda au Parlement Francophone Bruxellois, l’une aura lieu du 24 avril au 6 juin  ; l’autre du 26 juin au 17 juillet. La première, sur proposition des parlementaires, abordera la question des critères de déploiement de la 5G à Bruxelles ; la seconde, soumise par les citoyens et ayant réuni l’adhésion de 1.000 signataires, débattra de la mise à disposition de logements inoccupés pour les sans-abri. [2] « Pour la proportion, on s’est inspirés de l’exemple irlandais : ils avaient deux tiers de citoyens pour un tiers d’élus et ils en avaient conclu qu’il fallait davantage de citoyens. », précise M. Plovie. D’où, la répartition de 15 députés pour 45 citoyens.

Regard sur le processus. Chaque commission se déroulera en trois phases. La première, publique, permettra d’informer les citoyens comme les députés, autour de la question abordée. Pour ce faire, les services du Parlement et des experts thématiques participeront aux travaux, des auditions seront possibles. L’idée est « d’échanger des informations, des points de vue, des arguments et formuler ensuite des recommandations sur la thématique choisie », explique M. Plovie, dans une émission sur BX1. (A voir par ici) Ensuite, la phase délibérative réunira les membres de la commission en petits groupes, de huit maximum. [3] Cette partie se déroulera à huis-clos, pour encourager la liberté de parole. Et en matière de pouvoir décisionnel ? M. Plovie s’empresse de recadrer : « en vertu de la Constitution belge, les Bruxellois tirés au sort ne peuvent être membres à part entière d’une commission », ils ne peuvent donc qu’émettre des recommandations. « A charge pour les députés d’assurer le suivi des travaux auxquels ils auront participé, dans les six mois. On imagine mal qu’ils jettent à la poubelle plusieurs semaines de travaux citoyens… ». Voilà pour les grandes lignes du dispositif.

1er défi : laisser place à tous les Bruxellois!

Pour participer au tirage au sort, le principe est simple : avoir seize ans et être inscrit au registre de population ou des étrangers, à Bruxelles. [4] « L’idée est de laisser la place à tous les citoyens, ce qui est un vrai défi en regard de Bruxelles ! », souligne M. Plovie qui a copiloté les travaux parlementaires avec Rachid Madrane (PS), son homologue au Parlement régional. Pour ce faire, la prise en compte de toute une série de questions comme celle des langues, du handicap, mais aussi de l’accompagnement des personnes moins habituées à prendre part à la démocratie (familles monoparentales, usagers des services sociaux, …) est incontournable. A titre d’exemple, des activités seront prévues pour les enfants de moins de 12 ans pour permettre aux personnes de se libérer plus facilement ; le courrier envoyé aux citoyens tirés au sort sera accessible en différentes langues, voire même en audio pour ceux qui ne pourraient pas lire. M. Plovie compte sur les CPAS et les associations pour rassurer et inviter à participer : « nous sommes allés les rencontrer, ils constituent des alliés dans l’explication d’un tel dispositif », souligne-t-elle. Le souhait est de « toucher toutes les couches de la société ! Parce que ce que chacune d’entre elles peut apporter au débat est vraiment important, en ce compris les personnes les plus éloignées, comme les personnes en situation de handicap ou de grande pauvreté. C’est possible, si on prépare le travail. Mais c’est un enjeu fondamental, pour éviter d’avoir toujours les mêmes voix », insiste-t-elle.

Même si un certain nombre de modalités pratiques doivent encore être affinées (défraiement des citoyens tirés au sort, congé politique éventuel, procédure, …), un élément-clé du dispositif est son inscription dans la durée : il est résolument ancré de manière permanente dans la législation. Contrairement au modèle irlandais : en 2012, face à des blocages politiques, le gouvernement irlandais avait initié une assemblée purement citoyenne pour discuter de la légalisation de l’avortement. Jugé vertueux, le modèle n’était pas permanent, ce qui ferait d’ailleurs de « l’expérience bruxelloise une première mondiale », se félicite Min Reuchamps, professeur en sciences politiques et sociales à l’UCLouvain, sur BX1 : « ici, tant du côté des citoyens que des parlementaires, nous allons apprendre de ce processus ! ». La formule bruxelloise sera d’ailleurs évaluée dans les deux ans.

Autre défi : (re)gagner la confiance !

Pour John Pitseys, chef de file Ecolo au Parlement bruxellois, les commissions délibératives tombent à pic pour tenter de résorber la méfiance creusée entre élus et citoyens : « elles diversifient les points de vue et obligent les représentants élus à rendre compte de manière plus approfondie de leur point de vue plutôt qu’à faire une simple juxtaposition de positionnements partisans. Elles instillent aussi dans l’esprit des citoyens de la Région qu’au fond, la politique ne concerne pas seulement les élus, mais les concerne eux aussi, sans avoir besoin d’un titre, d’une compétence ou d’une intelligence qui les qualifie ou disqualifie a priori. Enfin, elles apportent des points de vue d’usager au sens large. » [5]

Autre élément particulièrement intéressant du dispositif déjà cité plus haut : le gouvernement a pour obligation d’apporter des suivis aux recommandations (dans le cadre d’une rencontre, 6 mois plus tard). Et ce, auprès des citoyens tirés au sort, mais également vers l’ensemble des citoyens grâce à une plateforme en ligne démocratie.brussels. Ce second point constitue pourtant également un point d’attaque pour les détracteurs du dispositif. En janvier, sur BX1, C. Barzin (MR) parlait d’un manque de transparence quant à la décision du premier thème retenu (5G) et regrettait la non mise en ligne de la plateforme prévue à l’automne. [6] Déjà en 2019, A. Bertrand, cheffe de groupe MR, estimait le projet « pas assez abouti et [qui] laisse toute une série de questions en suspens ». « Nous avons nous-mêmes déposés des propositions qui vont parfois plus loin et nous travaillerons avec la majorité pour affiner le projet. », ajoutait -t-elle. [7] Aujourd’hui, même si le site Internet est devenu accessible, les critiques continuent à être vives au sein du Parlement francophone Bruxellois : absence de campagnes d’information qui étaient pourtant prévues et regret qu’un sujet aussi important que le sans-abrisme ait lieu dans un second temps.

Du côté de l’associatif bruxellois, Alain Willaert, coordinateur du CBCS, interroge la potentielle instrumentalisation du dispositif  : « les commissions seront un outil formidable pour raccrocher le citoyen à la chose politique. Je vois néanmoins deux écueils à éviter. Le premier est l’instrumentalisation, voire la manipulation. Par exemple, mettre en place une commission délibérative dont la thématique serait la sécurité, suite à un attentat terroriste serait déraisonnable. Le deuxième écueil serait de porter une attention politique plus importante aux délibérations des commissions qu’aux avis des Conseils consultatifs et des professionnels de terrain, et ce, particulièrement sur des thématiques sociales et de santé comme le sans-abrisme ».

Au-delà de tout ce qui est mis en place, « il faut accepter de ne pas avoir la maîtrise totale de ce processus, mais avoir confiance pour qu’il fonctionne bien », analyse J. Pitseys, « et éviter de faire un usage presqu’instrumental de cette première commission ». Pour M. Reu, « c’est évident que les premières expériences de commissions délibératives vont être très politisées – il y aura toujours un agenda politique – mais l’objectif est qu’elles le soient de moins en moins, au fil des expériences ». Et qu’on puisse prendre du recul pour aller sur le temps de la démocratie plutôt que sur le temps politique. Afin de donner aux citoyens la possibilité de se prêter à l’exercice, un accompagnement est jugé indispensable. M. Plovie se veut rassurante : « un comité d’accompagnement composé d’experts sur la démocratie et sur la thématique vont préparer un dossier audiovisuel et écrit pour que ce soit le plus accessible possible, avec des prises de position différentes, des angles de vue différents », explique-t-elle, « il y aura aussi des possibilités d’auditions d’académiques, d’experts du vécu ou de l’associatif pour compléter l’information ».

Crise COVID : l’urgence de décider avec les citoyens

Pour l’ancien chercheur au Centre de Recherche et d’Information socio-politiques (Crisp), J. Pitseys, les commissions délibératives ont pour « principale vertu de faire rentrer les citoyens dans le Parlement, c’est une très bonne chose, mais il est aussi nécessaire de faire sortir le débat du Parlement, de redonner la possibilité au plus grand nombre de discuter de certains sujets », insiste-t-il.

Davantage encore en ce moment de crise sanitaire, sociale et politique qui rappelle l’urgence d’entendre la voix des citoyens : pour le député bruxellois Agora Pepijn Kennis, « ceux qui prennent les décisions vivent dans un autre monde. Un monde – je caricature peut-être – où le confinement strict de la première vague s’est déroulé dans une maison, avec des fenêtres, un jardin, une piscine face à un monde où on télétravaille avec quatre enfants à la maison et un ordinateur à partager pour toute la famille. Un monde où la priorité est donnée à l’économie, au travail et à la réouverture des magasins plutôt qu’à la famille et aux liens sociaux ». [8] Pour lui, un panel de citoyens aurait pu nourrir ces scientifiques et politiques sur ce qu’il se passait en termes de souffrances de la solitude, de l’isolement : « Il y aurait eu une plus grande adhésion et compréhension s’il y avait eu un genre d’accompagnement d’hommes et de femmes de tous horizons, de toutes éducations, de tous backgrounds qui auraient pu se rencontrer et réfléchir à comment on pouvait affronter ensemble cette pandémie. On aurait ainsi enrichi l’expertise de l’expérience de vie ».

« Beaucoup de discussions sont prises aujourd’hui dans l’urgence et c’est normal », observe encore le député, « mais si le feu dure longtemps, on peut discuter avec les voisins pour voir comment limiter l’étendue de l’incendie et quelles maisons épargner, plutôt que d’avoir d’autres qui décident pour nous quelle maison brûle et quelle maison ne brûle pas ». Céline Nieuwenhuys, Secrétaire générale de la FdSS ne dit pas autre chose :  » Pour le social, on gère cette crise dans une logique humanitaire, on dit vite, plus de colis alimentaires, on dit vite tous vers les CPAS, mais ce n’est pas un horizon. »

Bien entendu, les « Commissions délibératives » ne suffiront pas à recréer à elles seules une culture de démocratie participative. Mais elles ont sans doute pour mérite de montrer une direction, une voie possible. Pour essaimer, tester, faire grandir ce type de dispositifs qui rassemblent politiques et citoyens autour de mêmes questions. Pour donner des fragments de réponse à cette question : « comment faire démocratie aujourd’hui ? ».

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