« Amor Fati » : parcours d’internement

La rencontre imprévue qui va faire basculer votre vie, la plaque de verglas sournoise, la réponse que vous donnez sans réfléchir,… les choses définitives ne mettent pas un dixième de seconde à se produire. (« Rosy et John », Pierre Lemaître, Edition Le Livre de Poche, Mai 2014).

Résumé des épisodes précédents

Après avoir présenté le cadre légal de l’internement, l’histoire de notre institution et son processus d’entrée dans le circuit de de soin pour patients internés, nous avons abordé le délicat problème de la désignation d’un individu comme irresponsable en raison d’un trouble mental ; fous et/ou dangereux ! Il convient maintenant de rentrer encore plus dans le vif du sujet en détaillant le parcours de l’interné, erreur de casting ou pas.

Pour lire les épisodes précédents, c’est par ici.

Un acte, un coup de folie [1]

Le point de départ de tout parcours d’internement est un acte, un coup de folie, une « bêtise » de trop, acte souvent regrettable, parfois regretté. Pour d’autres cet acte n’est rien, ils n’ont rien fait, « ce n’était pas moi ! ». Tous les décrétés « irresponsables » n’assument pas la responsabilité de leurs actes…

Albert [2], âgé de 60 ans, est interné depuis la fin des années 70 pour encaissement de faux chèques. « Mais ça n’existe même plus les chèques ! » remarqueront certains soignants dont l’âge n’outrepasse pas la durée de l’internement de Marcel.

Edouard, lui, purge 39 ans de mesure d’internement pour avoir volé des voitures, une Citroën Diane, une Renault R4. Des voitures aussi anciennes que la machine à écrire qui a servi à rédiger son jugement.

Albert et Edouard, compagnons d’infortune, ont un parcours similaire. Abandonnés dans leur petite enfance, ils ont enchaîné les placements dans diverses institutions : internats, homes, IPPJ, prisons et hôpitaux. L’enfermement est une habitude, presque une routine, une manière de vivre, un terrain tristement connu. Eux, ce sont de « vrais malades », les « fous du village ». Chez eux la folie se manifeste sous la forme d’une « dérangerosité ». Avec la nouvelle loi, ils ne pourront plus faire l’objet d’une mesure d’internement puisque l’article 9 précise bien que la mesure d’internement ne peut être prononcée que pour une personne qui a commis un crime ou un délit menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers.

Mais du coup, quels types de faits ont commis les personnes actuellement condamnées à des mesures d’internement ?

Un peu de tout. Certains ont commis des faits graves, parfois très graves : meurtres, tentatives de meurtres, … majoritairement réalisés dans des contextes délirants.

Alex est entré dans une habitation la nuit, il suivait des signes. Il a violemment agressé la femme qui y vivait, sans aucune autre raison qu’une conviction délirante d’être en danger. Poutine lui voulait du mal. Il n’a d’ailleurs pas cherché à fuir après avoir prévenu les secours de son geste.

Camille, quant à lui, a tué un vampire de plusieurs coups de couteau, enfin c’est ce qu’il croyait, il s’agissait en fait d’un de ses amis.

D’un côté, Albert et Edouard, et de l’autre, Alex et Camille, des extrémités d’un même continuum.

Pour la grande majorité de nos patients cependant, le fait principal reste des « coups et blessures », bien souvent au sein de la famille ou du couple.

C’est le cas de Mouloud qui agresse son frère avec un marteau. Une fois stabilisé, il sait qu’il a commis l’irréparable et le dira « c’est un truc de fou ».

Il y a aussi Armand, accusé de coups et blessures envers sa mère. Il nie, non par mauvaise volonté, mais par un manque d’accès au réel. Pour lui, sa famille l’a piégé, il n’a rien fait. Ces situations sont pour nous les plus complexes car le patients n’a pas, dans ce cas, accès à sa maladie, il n’a dit-on pas de conscience morbide.Comment peut-il dès lors se soigner alors qu’il ne se croit pas malade ?

Les histoires sont variées mais se rassemblent autour d’un même constat : l’acte commis devient la carte d’entrée vers la case prison.

Arrestation, tribunal, expertise : le brelan perdant

A chacune des étapes – arrestation, tribunal, expertise, … -, les souvenirs sont variés parfois flous, parfois marquants, voire franchement traumatisants.

Alex se souvient de ll’humidité, le froid et la peur ressentis dans les cachots du Palais de justice de Bruxelles.

Louis, 19 ans, a tenté de tuer sa mère dans la cuisine de leur villa à Uccle. Il se souvient de son arrestation, les évènements se sont enchainés, simplement et calmement. Une impression de flottement, il n’était pas vraiment là. Il n’avait jusque-là aucune expérience de la Justice ou de la psychiatrie. Il se rappelle la gentillesse des policiers.

Pour d’autres, l’arrestation fait partie du délire. Ils se sentent alors traqués, prennent peur, se débattent, voire agressent franchement les policiers.

jeu_de_lois.jpg

Pour l’expertise, le discours reste assez uniforme : c’est le psychiatre qui les a internés. Pourtant, l’expertise n’est, ni plus ni moins, qu’un avis. C’est le juge seul qui garde le pouvoir de décision. [3]

Jean, enfermé depuis l’âge de 6 ans dans diverses institutions, raconte le sourire aux lèvres, qu’il s’est moqué de l’expert psychiatre. « Il ne s’est pas présenté, ne m’a pas dit pourquoi il était là. En plus, il avait une grosse tête. Je lui ai dit. Et j’ai ri, j’ai éclaté de rire… C’est pour ça qu’il m’a interné ».

Louis semble plus stratège, il a fait partie de ceux qui pensaient, à tort, que l’internement serait plus facile. Alors, il a vécu l’expertise comme un moyen d’alléger sa peine.

Vincent, consommateur expérimenté de cocaïne, a été interné pour coups et blessures sur un membre de sa famille. L’entretien avec l’expert a été l’occasion de « confier » au psychiatre qu’il entendait des voix. Aujourd’hui, il regrette dit-il. « J’aurais jamais dû parler de ces voix, aujourd’hui je serais libre ».

Face à face avec sa part de « folie »

Raccourcis, explications simplistes, idées reçues,… l’expertises est mal comprise et souvent mal vécue.

Dans notre travail à la Clinique, il n’est pas rare qu’on prenne le temps de lire l’expertise avec les patients. Ce sont des moments souvent confrontants, parfois enrichissants durant lequel l’interné est mis face à la partie de lui-même désignée comme « folle ».

Ce qui s’applique à l’expertise s’applique également à leur passation devant le juge. Nous retiendrons surtout les propos de Mme Patricia Jaspis [4] l’importance de soigner cet instant. En effet, toute une série de décisions relatives à la mesure d’internement et ses modalités sont prises en cabinet, sans audience et donc sans rencontrer la personne. Vu l’enjeu de ce type de décision sur la vie du justiciable, Mme Jaspis insiste sur l’importance de rencontrer la personne, dans un langage humain et accessible, mais aussi l’assistant de justice, les équipes et les proches.

Tous les internés ne passent pas forcément par la case prison. Certains sont internés et “purgent” leur mesure d’internement à l’extérieur. Soit dans des structures hospitalières ou adaptées à leurs pathologies, soit à domicile, moyennant certaines conditions à respecter.

Ceux qui ont fait de la prison, on les reconnait dans le service, surtout ceux qui en ont fait souvent, ou longtemps. Le langage, l’attitude, la démarche, … tout est carcéral. Souvent à leur arrivée, ils longent les murs dans les couloirs et se sentent en insécurité lorsqu’ils apprennent que la porte de leur chambre ne se ferme pas à clef.

Jean-Claude a été enfermé plus de 8 ans dans diverses structures, principalement prison et établissement de défense sociale. Il a mis des mois à parler de sa « chambre » et pas de sa « cellule ».

Joseph qui a connu deux internements successifs et pas moins de 5 incarcérations, s’adressait au psychiatre en disant « oui, monsieur le directeur ».

Edouard, lui, s’assoit en boule dans les couloirs, par terre et le dos contre les murs. Comme il avait sans doute l’habitude de le faire lors de ses longues années d’enfermement.

Première rencontre : bon ou mauvais casting ?

Afin d’intégrer une structure comme la nôtre, les internés sont rencontrés dans des entretiens qu’on appelle de « préadmission ». C’est l’occasion pour l’équipe de se faire une idée sur le travail possible. Une première fois, en prison, et une seconde fois, dans notre service. C’est sur cette base et sur lecture du dossier que nous accepterons ou non le patient chez nous.

Certains savent « se vendre » lors de ces entretiens, d’autres pas.

Jean-Claude a d’entrée de jeu mis cartes sur table. Il a accumulé plus de 30 rapports disciplinaires en prison, des allers-retours au cachot et de nombreux conflits avec les agents pénitentiaires. Son retard mental et sa maladie ne lui donne pas le recul nécessaire pour réaliser qu’il dresse un tableau de lui peu séduisant. Néanmoins, il peut aussi dire qu’il veut en finir avec les « bêtises ».

Outre le « feeling » et l’analyse de l’équipe, nous avons un mandat clair : notre travail consiste à évaluer la capacité d’un patient à se réinsérer dans la société et l’accompagner dans cette démarche. Ces patients sont qualifiés de « low risk » et « low or medium care ». Autrement dit, ils ne sont pas dans une phase aiguë de leur maladie et présente une dangerosité relative. Nous travaillons principalement avec des patients souffrant de psychose.

Et puis parfois on se trompe, il y a des mauvais casting.

Pradelle, un de nos premiers patients s’est avéré être trop dangereux pour une prise en charge hospitalière. L’équipe se sentant régulièrement menacée a fait appel à la police après un affrontement physique. Il est retourné en prison. Un an et demi plus tard, nous apprenons que ce même patient a blessé mortellement une personne.

Une liberté sans saveur…

Lorsque la personne internée est libérée, elle l’est d’abord à l’essai. Autrement dit, sous conditions. Une liberté certes, mais qui manque souvent de saveurs.

Jean-Claude a beaucoup de difficultés à accepter la condition selon laquelle il doit avoir une occupation de jour. Pourtant, il le sait, sans cela, son projet ne sera pas accepté par la justice.

Vincent lui est révolté. Toutes ces conditions sont pour lui des preuves que la Justice leur met des bâtons dans les roues.

Alain a fait le choix de déménager : il quitte ainsi le lieu de soin où il était censé résider, sans obtenir préalablement l’accord de son assistant de justice. Il voulait vivre en couple. Il s’est dit prêt à risquer, par amour, la prison. Derrière ce discours chevaleresque se cache une autre réalité fragile. Ce couple, peu construit, est rapidement devenu le terrain d’affrontements violents. De par cette décision, Alain s’est réellement mis en danger.

Les conditions existent également pour cela : garder le lien, « surveiller », sans doute pour éviter de devoir punir.

Des citoyens fous et irresponsables, mais modèles. Sinon…

Lorsque la libération à l’essai ne se passe pas bien, trois mesures existent dans la nouvelle loi. Le juge peut décider de suspendre, revoir ou révoquer cette libération à l’essai. [voir explications ci-dessous]

De notre expérience, deux motifs de révocation les plus fréquemment rencontrés sont : soit la consommation de produits, soit la dégradation de l’état mental.

Franck, lui, cumule les deux. Lors d’un week-end en famille, il consomme et ne rentre pas à l’hôpital. Il enfreint ainsi plusieurs de ces conditions. S’enfermant au domicile parental, il sera ramené par la police à l’annexe psychiatrique d’une prison bruxelloise.

Vincent, lui, teste, tant les limites que sa capacité à les enfreindre, sans conséquence. Il a une bonne étoile dit-il, il arrive à passer entre les mailles du filet. Après plusieurs week-ends de consommation, il sera finalement convoqué à une audience où il s’en sortira avec une simple « remontrance ». Un peu trop enthousiaste, il décide de fêter cette bonne nouvelle en reconsommant le week-end suivant. Cette fois, sa bonne étoile pointe aux abonnés absents, le tribunal, las, révoque la libération à l’essai de Vincent. Il sera emmené à l’établissement de Défense Sociale qui lui a été désigné.

Depuis la nouvelle loi, les révocations nous semblent moins présentes. La tendance générale est axée sur le soin et sur la volonté de vider les annexes psychiatriques des prisons belges. En octobre 2017, il y avait 141 internés dans les annexes belges. A titre comparatif, il y a quelques années, il y avait 120 internés uniquement à l’annexe psychiatrique [5] de la prison de Forest.

La libération définitive, ultime case du jeu de loi

Là encore, la nouvelle loi a modifié la donne. Anciennement, certains internés étaient tout simplement oubliés par la justice. Ils restaient internés, sans raison valable, parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive. Lors d’une audience au palais de Justice de Bruxelles, nous avons assisté à l’octroi d’une libération définitive d’une personne qui entre-temps était décédée, ce que la justice ignorait.

Actuellement, après trois années de libération à l’essai, l’interné passe d’office en audience pour une éventuelle libération définitive qui peut soit être accordée, soit être reportée de maximum deux ans (renouvelables).

La liberté reste l’objectif final de la majorité des personnes sous statut d’internement. La majorité mais pas tous.

John, 70 ans, a été libéré définitivement après 40 ans d’internement. Il en a voulu au psychiatre. Après autant d’année, l’internement devient un pare-feu à l’angoisse. Quelque part ça le tient.

Rosy, assistante de justice, maintient ses visites mensuelles chez un interné, pourtant libéré définitivement. C’est l’occasion de voir comment il va, de prendre un café, fumer une cigarette et ne pas rompre un lien qui, dans ce cas, avait beaucoup de sens.

Toutefois pour la plupart, cette libération est attendue avec impatience et parfois associée à l’idée d’une guérison. « Quand je serai libéré, j’arrêterai l’injection ». Jean-Claude en est convaincu. Il prend son injection uniquement par contrainte judiciaire, autrement il n’en aurait pas besoin.

Encore quelques chiffres :
Sur un an, 25 nouvelles mesures d’internements et 158 comparutions pour demander la libération définitive; 27 ont été prolongées d’un ou deux ans; 131 ont été accordées. En bref : 131 personnes sont sorties de l’internement contre 25 qui y sont entrées.

Hélas, pourtant, être libéré définitivement par la Justice ne libère pas des filets de la maladie. Ce d’autant que beaucoup ne sortent pas indemnes de ce long parcours « carcéro-sanitaire ». Libérés certes, mais fracassés souvent…

A suivre.

Docteur Schepens, psychiatre et Virginie De Baeremaeker
Psychologue clinicienne, Clinique de la Forêt de Soignes, février 2018

Illustration : Charlotte De Saedeleer

Dans le cas de libérations à l’essai : explications

Suspension : la libération à l’essai se voit suspendue, plaçant directement l’interné à l’annexe psychiatrique pour une durée qui ne peut excéder un mois. Après ce délai, la libération à l’essai peut être maintenue, révoquée ou révisée.
Révocation : En pratique, un interné libéré à l’essai qui verrait sa libération à l’essai révoquée, réintégrerait un établissement de Défense Social (EDS). Cela implique souvent, par manque de place en EDS, un retour par la case prison pour une durée non déterminée.
Révision : le tribunal peut décider dans ce cas d’un renforcement des conditions de libération.

Rendez-vous en mars 2018 !

Le prochain article sera consacré à cette question : « L’internement, un circuit de non-soin ? »

À lire également

Restez en
contact avec
nous

Si vous rencontrez des difficultés à nous joindre par téléphone, n’hésitez pas à nous laisser un message via ce formulaire

Je souhaites contacter directement :

Faites une recherche sur le site

Inscrivez vous à notre Newsletter

Soyez averti des nouveaux articles