Le lien dans l’urgence humanitaire

Témoignage, par Laura de la Sen, service psychiatrie, Clinique Saint-Michel, Bruxelles.

A retrouver dans les pages du BIS n°177 (décembre 2019) : “Politisons le travail social !”
Laura de la Sen, infirmière psychiatrique à la Clinique Saint-Michel (Bruxelles), s’est rendue à plusieurs reprises depuis 2017, sur les îles grecques afin de collaborer bénévolement avec une ONG espagnole de sauvetage maritime et d’assistance médicale dans les camps de réfugiés. Elle a témoigné de sa mission humanitaire lors d’un événement de la Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale. En voici le propos.

Dans notre métier de thérapeute, de soignant, d’intervenant, nous avons tendance à penser que le lien avec le patient ou le bénéficiaire existe parce que le temps permet sa construction. Le lien se tisse sur base de la confiance, de l’apprivoisement, de la répétition, de la constance, de la continuité. Le lien, dans notre quotidien professionnel, existe également à travers une relation qui sollicite la subjectivité individuelle et engage le patient dans sa position de sujet tout au long de son processus thérapeutique. A d’autres moments, le lien est rendu possible lorsque le temps permet de dépasser un échec ou une rupture dans la relation transférentielle. Soigner et préserver le lien restent nos principales devises afin d’assurer notre idéal d’une prise en charge porteuse.

Dans le cas des soins dispensés en situation d’urgence humanitaire, la clinique est exempte de tous ces aspects que l’on croirait des préalables à la construction du lien. Et pourtant… La magie du lien s’opère dans chacune de nos interventions. Le lien existe bel et bien et il s’avère exceptionnellement fort, voire troublant par son intensité, parfois même débordant autant pour nous que pour eux et très difficilement canalisable dans les limites de notre si jalousement gardée distance professionnelle.

Lorsque dans l’obscure angoisse de la nuit, humide et froide, à la lueur de nos frontales, la mer crache à nos pieds des dizaines de vies embouties dans leurs gilets oranges, je dirais que le lien se force un passage en une fraction de seconde et malgré un chaos certain dès l’instant où l’on saisit une main hors de l’eau. Le lien semble alors pouvoir s’affranchir du temps, de toute continuité et même d’identité. La barrière de la langue, l’urgence vitale, l’exigence d’une action rapide et souvent indiscriminée, ne permettent le partage d’aucune réalité subjective ni identitaire. Pas un nom, pas même un mot parfois, pas un regard dans les yeux… Pas le temps, mais aussi trop dangereux si l’on veut s’assurer la force suffisante pour se maintenir indemne dans l’effervescence du travail. Le lien devient silence, il s’impose, noir et vide de toute intentionnalité ; il nous surprend dans un geste, dans un toucher, dans le soin d’une plaie, dans un cri qui perce les vagues, dans le grincement d’une couverture de survie dans laquelle on enveloppe l’épuisement glacial d’une vie brisée.

Une fillette trempée, grelottante, paralysée par la peur, arrive dans mes bras au mileu de cris et de pleurs, j’ai à peine le temps d’éteindre ma lampe frontale pour ne pas l’éblouir qu’elle s’agrippe à moi en m’arrachant quelques cheveux comme on s’accroche à un dernier souffle de vie. Elle pose sa petite tête sur mon épaule droite et se cache dans le creux de mon cou, je ne sais pas trop quoi faire, il y a des dizaines d’autres personnes dont je dois m’occuper et dès que je prétends la lâcher, elle s’agite en tirant sur ma veste et en poussant fermement avec ses pieds sur mes côtes comme pour grimper encore plus haut. Désarmée, je décide donc de continuer mon travail tant bien que mal avec ce corps accroché au mien. Cela durera quelques heures pendant lesquelles je dois faire des pauses pour m’asseoir car son poids pourtant si léger me semble par moments beaucoup trop lourd. La fatigue, le froid, le désespoir me gagnent ; je suis essouflée, trempée à mon tour par l’humidité de ses vêtements, j’ai envie de crier, de fuir, de tout arrêter… Mais elle est là et moi aussi… Cette nuit-là, à cet instant précis, la vie nous a liées dans ce corps à corps anonyme et silencieux. Elle restera pour moi, jusqu’ici, mon expérience la plus forte. Elle m’aura appris à ne pas me laisser abattre par la désolation, elle m’aura sauvé de cette tromperie destructrice et illusoire d’héroïne salvatrice de la misère du monde. Pourtant, dans cette nuit plus noire que jamais, je n’ai pas réussi à voir son visage, je n’ai pas su son nom, je n’ai pas réussi à savoir qui était sa famille parmi tous les autres, je n’ai pas su de quel pays elle avait fui et lorsque la police me l’a arrachée des bras pour la mettre dans le fourgon de transport de prisonniers en direction du camp, à ce moment j’ai réalisé que j’ignorais même s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon…

A d’autres moments, en revanche, lors de nos consultations dans la clinique du camp, le lien peut davantage ressembler à l’expérience que nous en faisons chez nous au quotidien. Un effort considérable est déployé par l’équipe soignante afin de créer du lien dans une situation tout aussi dramatique, mais où l’urgence se fait moins pressante. L’espace et le temps sont alors donnés à la parole, toujours à travers le merveilleux travail des interprètes. Le lien se tisse avec prudence, avec une certaine méfiance de part et d’autre, avec douleur, avec un sentiment d’impuissance qui ravage nos élans de bienveillance, avec une charge bien trop lourde d’espoirs qui s’étouffent derrière nos silences ou nos « I am sorry… There’s nothing more I can do for you ». Que pouvons-nous, en effet, encore entendre lorsqu’il semble plutôt nécessaire d’agir au niveau politique afin de lutter contre la privation des droits les plus fondamentaux ? La parole, dans ce cas, énoncée et entendue, acquiert son sens le plus fondamental, elle vient alors à exister et à se valoir par elle-même, sans aucune autre aspiration et encore moins celle de devenir thérapeutique. Cependant, elle le devient parfois par le simple fait d’être sollicitée dans sa valeur de lien humain.

Je dirais que le lien dans cette forme de travail humanitaire et d’urgence n’a pas une vocation ni une intentionnalité thérapeutique. Il répond plutôt à la notion d’action humanitaire dans sa référence essentielle à la vie. La clinique de l’exil est une clinique de la rupture, il s’agit de rétablir le lien humain le plus fondamental pour ceux qui semblent avoir perdu le droit d’exister. Dans la mesure du possible et les limites de nos capacités, notre travail vise à réhumaniser le lien et la vie. Mon quotidien auprès des patients à l’hôpital considère et utilise le lien comme un outil de travail, que nous allons analyser, que nous allons questionner, sur lequel nous allons travailler et que nous allons penser afin de le rendre thérapeutique. Dans le travail d’urgence humanitaire, bien souvent, loin d’être un outil de soin, le lien en est plutôt la conséquence. J’ai appris que la construction du lien se veut un préalable à toute action entreprise avec ou pour le patient, il sera ainsi nécesssaire d’établir une alliance thérapeutique avant d’instaurer un traitement médicamenteux ou de décider d’une hospitalisation. Dans l’urgence humanitaire, nous sommes avant tout dans l’agir, dans une intervention qui bascule entre la vie et la mort, et c’est précisément cette acction qui crée le lien. Ce lien est ici convoqué dans sa dimension la plus fondamentale de lien humain et non professionnel.

Ces deux réalités du lien font entièrement partie de mon travail, dans deux mondes que tout oppose –quoi que…- Un monde où le lien permet le soin, mais où l’on parle de la notion de « distance professionnelle » afin de ne pas le pervertir d’affects trop envahissants qui seraient une entrave à sa vocation thérapeutique. Et puis, cet autre monde où le soin permetttra le lien dans un deuxième temps et où la distance professionnelle sera plutôt placée au niveau du soin dans un but de protection de l’équipe médicale afin de nous permettre une concentration et une action suffisamment efficaces et rapides face à un abîme humanitaire. Dans ce cas, lorsque le soin va permettre le tissage du lien, ce dernier s’avère alors absolument libérateur. Ce lien va libérer le poids d’une charge émotionnelle, de la tension et de la peur retenues pendant toute l’action de vie ou de mort. Il ne s’agit pas dès lors de cadenasser le lien dans les marges de la distance professionnelle. Le lien va être pure émotion, brute, primaire, il est vide de toute professionnalisation, il est empreint d’une humanité essentielle et c’est ainsi qu’il est accueilli et bienvenu. Le lien est ici reconnu comme la relation entre deux êtres qui se rencontrent dans une expérience aussi dramatique et intense qu’il vient restituer à cahcune des parties leur condition de frère d’âmes.

Quant aux effets de ce lien… Je dirais que pour nous, équipe médicale, il est certainement thérapeutique. Aussi court et fugace soit-il, il nous soigne, il panse nos plaies, il est le moteur de notre investissement, il donne sens à un travail trop souvent malmené par l’impuissance et le désespoir. Pour eux, frappés par la perte et la dépossession, il nous est bien plus difficile d’en mesurer les effets car le manque de recul et de continuité font disparaître ces vies des nôtres. Mais si certaines femmes m’ont reconnue après des mois lorsque je traversais le camp pour une nouvelle mission et se sont jetées dans mes bras en criant « doctor, doctor ! », si un homme a passé des semaines demandant aux équipes médicales suivantes comment rejoindre la Belgique pour venir me remercier, si un jeune garçon détruit par la torture et la persécution a décidé de refaire confiance à la vie en s’octroyant le rêve de devenir soignant, comme nous, disait-il, j’aime alors penser que ce lien puisse également avoir quelque chose de salvateur pour eux dans un moment de leurs vies. Comme l’écrivain américain Francis Scott Fitzgerald, dans ce travail, aussi riche que déchirant, moi aussi je me dis que l’on devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer.

Lire aussi : Migrants : la Grèce veut “décongestionner” ses îles (sur le site du CBCS)


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