Sans-papiers : existences illégales ?

Au 21ème siècle, serait-il possible que le pouvoir s’arrange encore pour laisser une partie de la population sur le côté, sans droit à l’opinion ? Et même, sans droit tout court ?…  Pour un débat, nécessairement insuffisant, mais indispensable. A poursuivre sans relâche…Retour sur la journée la journée intitulée «Quelques papiers pour le droit à la citoyenneté», organisée par la Coordination Laïque de l’Action Sociale et de la Santé (la CLASS, 11/2008). 


« Au temps d’Homère, 8 siècles avant notre ère, existait une catégorie de personnes nommée barbare », entame J. Fierens, avocat au Barreau de Bruxelles. « Elle désignait l’exclu de la vie politique, celui qui ne pouvait s’exprimer sur le sens de la cité, de la vie,… ». A première vue, simple anecdote historique. Si ce n’est que cette définition correspond aujourd’hui à cette nouvelle catégorie de personnes née des milliers d’années plus tard, le  » sans-papier « . [1]

Dans la salle, un « sans-papier » témoigne : « comment je vis dans ce pays depuis 2001 ? Je ne comprends pas, je vis dans quelque chose que je ne comprends pas. C’est traumatisant. Je n’ai pas de droit…». face à un tel cri de désespoir et d’incompréhension, J. Fierens s’interroge : « Dans un Etat démocratique, pourquoi est-il si difficile de faire valoir les droits fondamentaux ? On peut bien consacrer les droits de l’homme, allumer une bougie devant sa fenêtre le 10 décembre, créer un tribunal pénal international… Tout cela ne sert à rien ! », s’insurge-t-il. Et il cite A. Harendt (1906-1975), elle-même apatride pendant 10 ans avant d’être naturalisée américaine, qui écrivait très justement : « accorder des droits à l’homme est parfaitement vain si ces personnes restent en dehors de la communauté juridique qui les fonde ».

Or les « sans-papiers », n’appartiennent plus à aucune communauté, qu’elle soit politique, sociale ou encore juridique. Ils ne sont plus de là-bas, et pas encore d’ici… « Dans leur cas, on ne viole rien car rien n’est à violer », souligne J. Fierens. Et il ajoute : « cette distance entre l’affirmation des droits et la situation réelle est insupportable ». Comme si tous les droits de l’homme n’étaient pas absolus, comme s’il existait une « autre dignité » pour les personnes en migration. Comment l’expliquer ?…

« Sans-papier » : un concept vide…

B. Kagné, chercheur au CEMIS, dénonce tout d’abord la vacuité du terme « sans-papier », dépourvu de tout contenu légal et juridique : « il crée une catégorie sociale induite par une situation administrative donnée », explique-t-il. Selon lui, le concept est loin de rendre compte de la pluralité des trajectoires individuelles. « Actuellement, seule la situation de la personne en aval est prise en compte : l’entrée sur le territoire est déclarée légale ou pas en fonction des documents que la personne détient à son arrivée (passeport, visa, titres de séjour,…). Or tout dépend de son vécu, de sa trajectoire antérieure,…». Résultat : l’Etat empêche l’exercice de mobilité humaine.

« Aujourd’hui, le monde a rétréci », constate M. Alaluf, « les capitaux, l’information, les biens et les services, tout peut circuler … à l’exception des personnes ». Or la liberté d’aller et de venir pour l’être humain existait bien avant les droits civils, politiques et sociaux. Le sociologue s’interroge : « dans cette nouvelle configuration du monde, comment peut-on fixer des populations à un même lieu ? Pourquoi cet obstacle omniprésent de la frontière à la liberté d’aller et de venir… ?». Selon B. Kagné, « les sans-papiers sont pris dans un enjeu qui les dépasse». Mais quel est cet enjeu ? «Serait-ce un outil d’affirmation de la souveraineté des états européens qui se vident peu à peu de leurs compétences ?…», se demande encore M. Alaluf.

Création de centres fermés pour mieux éloigner ceux qui gênent

De toute évidence, l’Europe ne s’arrête pas en si bon chemin : non contente de barrer ses frontières, elle enferme. M. Bietlot met le doigt sur la clef de voûte de la politique de l’immigration en Belgique : les centres fermés. Aussi appelés « camps », terme davantage généralisé dans les différents pays du monde. « C’est une manière de gérer les demandeurs d’asile », affirme-t-il. « En les délocalisant». Une manière de mettre de côté, tout simplement.

Même si la possibilité d’éloigner les étrangers existait déjà en 1830, elle était utilisée à l’époque uniquement dans des cas d’ultime nécessité. Pour des personnes qui pouvaient porter atteinte à l’Etat… « C’est l’inconséquence de la loi qui entraîne la création du premier centre fermé, fin de l’année 1988 », contextualise M. Bietlot. A partir de 1987, le demandeur d’asile ne peut plus entrer directement sur le territoire. La « recevabilité » de sa demande doit d’abord être analysée. C’est le début des errances dans les aéroports… « Bien que le concept de détention administrative ait été dénoncé d’emblée », nous rappelle-t-il, notamment surnommée « arrière-cour de la démocratie » par la Fédération internationale des droits de l’homme , « la loi Tobback de 1993 n’a fait qu’étendre la possibilité d’enfermer les personnes ».

Et tout ce dispositif coûte cher : en terme financier bien évidemment, mais surtout en terme humain. « Le principe même de ces centres est une atteinte à la vie humaine », s’exclame M. Bietlot. « Avant même d’avoir eu une décision d’une instance judiciaire, la personne se voit privée de sa liberté ». Les conditions de détention sont traumatisantes pour les individus : promiscuité forcée, mise en isolement abusive, régime occupationnel, … l’enfermement aurait pour objectif de conditionner l’étranger à repartir chez lui. Selon M. Bietlot, « c’est une instrumentalisation de leur dignité à des fins politiques ». Une manière de faire passer un message : « étrangers, attention, si vous passez nos frontières, voyez ce qu’il vous attend ! ». Devoir d’invisibilité, d’irréprochabilité maximales…

Et pour quel degré d’efficacité ? M. Alaluf s’empresse de pointer le paradoxe : « plus la législation devient restrictive, plus l’immigration augmente ». Tout comme les vagues de régularisation massive (1974, 1999,…), les centres fermés contribuent à la fabrication de clandestins . « Entre 1/3 et la moitié des personnes sont enfermées abusivement, inutilement », met en évidence M. Bietlot. « Au final, leurs démarches aboutissent ». D’autres sont libérés parce qu’ils ne peuvent plus être incarcérés. Mais ils ne peuvent plus être sur le territoire non plus. C’est alors le retour à la case départ, à la clandestinité. B. Kagné dénonce fortement une « gestion au coup par coup » de la politique belge de l’immigration, l’absence totale de vision prospective.

Absence de réelle politiques d’accueil : la peur d’être volés ?…

« Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde », se lamentait M. Rocard, député au Parlement européen… M. Alaluf le cite pour mieux lui rétorquer : « tous les africains ne veulent pas émigrer en Europe, bon nombre d’entre eux ont pour projet de rentrer au pays…». Le plus souvent, ceux qui repartent sont ceux qui ont eu la possibilité d’être naturalisés. Quand ils ont enfin acquis une sécurité de séjour. « Les visas n’empêchent pas que les gens viennent », insiste M. Alaluf, « mais bien qu’ils repartent ». E. Krzeslo confirme : « les migrants ne viennent plus toujours dans l’idée de s’installer ». Tel est le cas d’une grande partie de la communauté brésilienne. Les hommes travaillent, essentiellement dans les métiers de la construction. Pour gagner de l’argent rapidement et puis, rentrer au pays. « Dans les années septante, la migration était justifiée par la recherche d’emploi », rappelle-t-elle, « c’était une manière de gagner un statut social ». Aujourd’hui, les personnes migrent pour de multiples autres raisons : écologique, politique, familiale,… Le travail n’est plus ce qui offre un statut dans la société, mais c’est un moyen de se construire des conditions d’existence . « Or les politiques restent guidées par cette peur que les illégaux prennent les emplois », estime E. Krzeslo. D’où, leur exclusion du marché de l’emploi.

« L’immigration devient la cause de tous les maux », résume M. Alaluf, « chômage, insécurité, terrorisme,… Elle justifie confortablement les politiques sécuritaires ». Il est temps, selon lui, d’arrêter ces glissements vers des solutions à l’insécurité… On s’éloignerait du véritable enjeu, à savoir « cette liberté fondamentale d’aller et de venir…». J. Fierens le rejoint : « il est temps d’ouvrir un dialogue autre que celui des grèves de la faim, reconnaître les migrants comme des sujets de droit ». selon ce dernier, la solution doit être recherchée dans la parole des uns et des autres : « la violence est l’absence de parole ». Face à l’existence de langages différents, le dialogue est indispensable… « Le visa d’humanité », conclut J. Fierens « ce serait d’abord d’entendre la parole de ceux qui frappent à nos portes ». Et non de les enfermer en l’absence de quelques papiers …

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl  (25/11/08), article réactualisé le 27/07/2015.

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