Informatisation et travail social : la réalité derrière l’écran ?

« Il est intelligent ce petit gamin ; Ooh qu’il est méchant… il ne veut pas mettre ça où je veux… ; Il est lent mais il va mieux qu’hier ; Dans dix ans, SIPAR sera un vieil ami… »,… Mais de qui parle-t-on ?! Non, SIPAR n’est pas un chien, encore moins un être humain : ce n’est autre que l’acronyme de « Système Informatique PARajudiciaire ». Depuis 2005, les assistants de justice ont l’obligation d’en faire usage au sein des maisons de justice. D’apparence inoffensive, l’outil ne se laisse pourtant pas dompter si facilement. Il irrite par ses imperfections, réjouit par ses capacités, inquiète par ses effets réducteurs… Invitée par le Comité de Vigilance en travail Social [1] dans le cadre de sa plénière organisée en janvier 2009, A. Jonckheere, criminologue et chercheuse, expose et décortique les effets multiples de l’informatisation du travail social dans les maisons de justice. Au-delà de ce cas précis, c’est l’informatisation du travail social dans son ensemble qui est questionné…

Quel outil pour quels usages ? Enjeux imprécis…

D’entrée de jeu, la criminologue met en garde : « les systèmes informatiques ont comme caractéristiques d’être en constante mutation, de maintenir dans l’opacité tout ou partie de leur fonctionnement, de ne dévoiler que progressivement leurs multiples usages ». Une chose est certaine, SIPAR est loin d’avoir sorti tous ses atours… Pour éclairage, il est en fait un logiciel d’application qui se compose d’un ensemble de programmes permettant de vastes opérations : gestion des dossiers des justiciables, organisation du travail au sein des maisons de justice : horaire du personnel, détermination de la charge de travail, gestion des agendas, etc. Mais aussi création d’une base de données incluant des informations sur les justiciables, le personnel des maisons de justice,…

A l’origine, SIPAR était annoncé comme un facilitateur du travail social , rien d’autre qu’un objet de gestion pour un suivi administratif des justiciables. Mais il est progressivement amené à répondre à de nouveaux objectifs : détermination de la charge de travail des assistants de justice, contrôle de l’exécution des mandats judiciaires qui leur sont confiés via notamment la mise en place d’indicateurs de performance, la production de statistiques, l’établissement semi-automatisé de documents officiels tels que des rapports d’enquête ou de guidance, etc. La préoccupation centrale qui se dessine aujourd’hui n’est autre que l’uniformisation des pratiques . A partir de ce constat, comment ne pas s’inquiéter du manque de questionnements sur la légitimité des usages d’un tel outil ? Comment ne pas contester un manque d’évaluation de l’application informatique ?… Pour mieux comprendre le contexte dans lequel est né cette vague managériale du secteur public, un bref retour historique s’impose.

Maisons de justice et informatisation : liaisons rapprochées

Années 1990 : on assiste à une double crise en Belgique, l’une du côté de la Justice, l’autre de l’État. On se souvient, entre autres, de l’affaire Dutroux et de la crise de la dioxine. Un souci de justice plus humaine et plus accessible se fait sentir… C’est dans ce contexte que naît le concept de « maisons de justice ». L’idée était de regrouper les différents métiers sociaux au sein d’une même structure : contrôle et accompagnement judiciaire d’auteurs d’infractions, réalisation d’enquêtes sociales, médiation pénale ou encore accueil de victimes, ce sont les multiples tâches réalisées par les « assistants de justice ».

Le Système Informatique PARajudiciaire (SIPAR) fait son apparition dans ce contexte de modernisation de l’administration. En 2005, les assistants de justice ont enfin accès à une circulaire décrivant le logiciel et ses applications. Auparavant, des pratiques disparates et relativement exploratoires se sont développées sur le terrain. L’utilisation généralisée de SIPAR a impliqué un travail d’appropriation progressif de l’outil. Jusque là, rien d’anormal… Si ce n’est la création d’un flou autour du logiciel , faute d’informations et d’explications apportées aux assistants de justice concernant ses régulières modifications. L’entrecroisement de finalités multiples peu explicitées ne fait qu’accentuer le trouble. Volontaire ou non, le manque d’informations sur le logiciel alimente les interrogations. Et installe peu à peu un climat de méfiance, voire de rejet… Et pourtant, SIPAR est devenu peu à peu un compagnon de travail indispensable… A l’usage imposé. « A l’heure actuelle », insiste A. Jonckheere, « en cas de panne de l’outil, c’est la paralysie de tout le travail social en justice ».

Concrètement, quand un nouveau mandat judiciaire arrive dans une maison de justice (une enquête en vue d’une libération conditionnelle, le suivi de l’exécution d’une peine de travail, etc.), il doit être encodé dans l’application informatique dans les deux jours de sa réception par un assistant administratif : enregistrement d’informations telles que les données d’identification du justiciable et de l’autorité qui sollicite la maison de justice, la nature du mandat, etc. Le dossier est ensuite transmis à la direction qui charge un assistant de justice de l’exécution du mandat. Le choix du travailleur s’opère en fonction de sa connaissance éventuelle du justiciable et de sa charge de travail, visualisée grâce à SIPAR. L’assistant de justice devient alors responsable de l’exactitude des informations enregistrées ; il lui appartient de les vérifier régulièrement et de les mettre à jour.

Entre aide et dépendance

Tout au long de l’exécution du mandat, l’assistant de justice va régulièrement compléter la base de données de nouvelles informations relatives au justiciable, personnelles ou judiciaires. Une application spécifique permet alors de faire apparaître les informations ainsi enregistrées dans des documents produits de manière automatisée par le système informatique. Le système permet également de générer des lettres et des formulaires standardisés. Cet instrument de « facilitation » du travail social en justice crée ainsi une dépendance à l’outil : aucun mandat judiciaire ne peut être exécuté au sein d’une maison de justice sans en consigner les traces dans le système informatique.

Autre forme d’assujettissement : la conception de nouveaux instruments de gestion intégrés dans SIPAR (tableaux de bord, indicateurs de performance, etc.) et la diffusion auprès des assistants de justice de près de 300 instructions de travail conçues comme un cadre de référence. Annoncées comme une simple clarification, un support aux tâches quotidiennes des assistants de justice, les directives vont pourtant jusqu’à préciser le nombre d’entretiens devant être menés pour la réalisation d’une enquête ! [2] 

Injonctions paradoxales

Ainsi détaillées, les instructions de travail ne laissent entrevoir que peu de liberté dans la manière de les appliquer. « Toute marge de manœuvre n’est pas pour autant abolie pour les assistants de justice » précise A. Jonckheere. « Ils restent responsables du choix des moyens mis en œuvre dans l’accompagnement des justiciables ». En effet, un ordre de service stipulerait expressément la possibilité, pour un assistant de justice, de ne pas exécuter un point spécifique d’un processus de travail décrit dans le logiciel… S’il peut toutefois justifier son choix ! Cette possibilité semble peu connue, la nécessité de devoir se justifier en modère très certainement l’usage. Message contradictoire involontaire ou souci d’uniformisation des pratiques délibérée ?…

Le constat soulève une question essentielle : quelle place est laissée à la liberté du travailleur dans le cadre d’une conception managériale de la responsabilité ? Partagés entre des instructions détaillées et une vague possibilité d’y déroger, les assistants de justice sont maintenus dans l’incertitude d’un contrôle relatif aux choix qu’ils auront ainsi posés.

Triangulation bancale…

A partir de ce premier constat, la question qui se pose est la suivante : un objet technique tel que SIPAR serait-il capable de modifier les attitudes du travailleur social, de transformer le travail social ?…

Avant d’entrer dans le vif de la question, il est essentiel de souligner la spécificité du métier d’assistant de justice : son intervention s’effectue sous mandat judiciaire . La relation duale entre le travailleur social et l’individu s’efface en faveur d’une relation triangulaire à laquelle participe l’autorité judiciaire mandante. Aucune des deux relations ne doit être centrale : ni celle que l’assistant de justice entretient avec le justiciable, ni celle qu’il entretient avec l’autorité judiciaire. Or SIPAR soutient fortement les interactions des assistants de justice avec leur hiérarchie, à savoir les autorités qui les mandatent. On peut ainsi se demander si SIPAR ne viendrait pas accroître l’investissement dans les rapports avec les acteurs judiciaires au détriment de la relation aux justiciables…

Une assistante de justice fait judicieusement remarquer : « quand tu es avec le client dans une salle d’entretien, ce n’est pas SIPAR qui te dit ce qu’il faut faire ». A travers ce constat, c’est un appel à une reconnaissance du travail relationnel effectué avec les justiciables. Sans appui technique, il est invisible, peu ou pas reconnu… Contraste interpellant entre l’investissement important consacré aux outils de gestion tel que SIPAR et le manque cruel de soutien dans la dimension relationnelle du travail social , dans l’accompagnement des justiciables. « Et je fais quoi avec cette personne ? Je vais devoir la suivre pendant cinq ans. Je me demande ce que je vais faire avec (…). Il y a des moments où on se pose beaucoup de questions (…) », témoigne encore un assistant de justice.

Perception fragmentaire du justiciable

Alors que SIPAR soutient fortement les interactions des assistants de justice avec leur hiérarchie, peut-on dire en écho que le système informatique est totalement absent dans les interactions entre assistants de justice et justiciables ? À priori, l’objet interfère peu entre eux. Mais A. Jonckheere, en y regardant d’un peu plus près, relève certaines transformations des pratiques sociales assez troublantes… Par exemple, quand l’exécution d’un mandat judiciaire est confié à un assistant de justice, il effectue une première lecture du dossier « papier » et prend ainsi connaissance de la situation des justiciables concernés. Cette première étape est désormais toute entière orientée vers la sélection des informations qu’il doit encoder dans SIPAR : « Le fait de commencer par une lecture informatique du dossier, il n’y a pas d’analyse. Je lis le dossier en y pêchant les informations utiles mais je ne prends pas vraiment connaissance de la situation », raconte un assistant de justice. En effet, il est amené à piocher les éléments à utilité informatique immédiate, remettant à une seconde lecture ceux qui l’aideront dans le cadre de l’exécution du mandat.

Cette approche sélective et séquentielle, initiée par un besoin d’encodage d’informations, ne risque-t-elle pas d’induire une vision partielle du justiciable ? De conduire à une perte de repères dans les tentatives de compréhension de la signification globale de l’intervention parajudiciaire ? Même doute concernant les rapports établis à l’aide du système informatique : ils découpent les comptes rendus des interventions en autant d’items à compléter successivement selon des champs préétablis. Ils se focalisent alors sur la description des interventions plutôt que de s’attarder prioritairement sur le justiciable et sur son évolution.

Prisme informatique, travail social en péril ?

A travers ces exemples, on le voit bien, SIPAR est susceptible d’induire certaines transformations identitaires, réduisant à la fois la situation des justiciables et la responsabilité des assistants de justice dans leur travail. Faut-il craindre pour autant une mise en danger du travail social par des outils de gestion tels que SIPAR ?… Difficile à anticiper, certains risques majeurs sont cependant dégagés par A. Jonckheere.

Du côté des assistants de justice, le danger est l’investissement exclusif dans les outils de gestion, au point de se limiter à leurs usages dans l’intervention sociale et d’éclipser ainsi les objectifs sociaux au profit des objectifs organisationnels. Résultat : quantité et qualité sont sur un même pied ! Selon un assistant de justice, « (…) si tu as mis le nom, l’adresse, etc. c’est bon. À la limite, le truc que tu fais derrière est beaucoup moins important. (…) la priorité, c’est d’avoir quelque chose de quantifié ». Le risque est alors de transformer et de réduire l’identité professionnelle des assistants de justice à un rôle d’administrateur efficace.

SIPAR et les autres outils gestionnaires pourraient ainsi faire écran à la complexité du travail social et à la diversité des moyens qu’ils mobilisent. A. Jonckheere insiste toutefois aussi sur les espaces de liberté qui se dessinent dès maintenant autour des acteurs de terrain. En effet, une dépolitisation de l’action publique serait à l’œuvre dans le contexte d’une approche managériale de la pénalité. A l’avenir, de nouvelles orientations de l’action pénale pourraient-elles être infléchies à partir d’initiatives locales ? Les données récoltées sur base de SIPAR constituent également un intérêt certain en termes de politique criminelle. Elles permettent d’objectiver des tendances, de percevoir l’impact des décisions individuelles. Enfin, l’outil est réapproprié par certains assistants de justice comme un moyen de revendication, par exemple, pour dénoncer une charge de travail trop élevée… Des coins de ciel bleu dans l’horizon relativement sombre de la modernisation des pratiques sociales ?

Stéphanie Devlésaver , CBCS asbl , d’après l’article de A. Jonckheere,  » SIPAR, un système informatique emblématique des transformations observables au sein des maisons de Justice  » (18/02/09), article réactualisé le 23/07/2015.

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