Retour sur le colloque d’Espace Social Télé-Service (03/10/2017) : les représentations de la pauvreté à travers l’histoire, les arts, les médias et leurs enjeux politiques. Parce que « toute communauté humaine est responsable de la définition de ses marges »…
La pauvreté serait-elle une histoire de regard ?
“Pas certain que les pauvres changent tellement”, confie Jacques Fierens, avocat au barreau de Bruxelles, en début de matinée, “ne serait-ce pas plutôt notre regard qui change ?”. Avec sa collègue Anne Roekens, professeur d’histoire à l’UNamur, ils font défiler les regards multiples portés sur la pauvreté à travers les siècles. Mal, manque, indignité, infraction, injustice, ascèse, libération personnelle, solidarité,… Si on ne retrouve aucune représentation dans l’antiquité grecque, les autres époques fleurissent d’illustrations en tous genres. Qui tanguent entre l’idée d’une pauvreté choisie (“Vous m’avez tout pris. Je suis à nouveau libre”) et une pauvreté subie (pauvreté est alors synonyme de “vivre courbé”). L’image du Christ pauvre est un élément essentiel de valorisation de la pauvreté (qui donnera naissance au monachisme). Et se montrer bienveillant envers les plus pauvres conditionne le salut des plus riches, unique manière de parvenir au ciel !
Avec l’apparition du salariat, une fracture nette se dessine entre bons pauvres et mauvais pauvres (“Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front”) que l’on retrouve encore… aujourd’hui ! Au 14ème siècle, au moment de la grande peste, ils font peur, on commence à les juger méchants, “même les chiens les pourchassent”. Plus tard, au moment des luttes sociales et de l’émergence du capitalisme, la répression des pauvres ne fait qu’augmenter. Dans les asiles de nuit, les plus démunis dorment “à la corde” (tous appuyés sur une même corde plutôt que dans des lits). 20ème siècle : place à l’industrialisation qui touche aussi le secteur des médias. Multiplication des journaux, hebdomadaires et apparition du reportage social ! Explorer les espaces interstitiels de la société tels que les lieux de prostitution, etc. ont un pouvoir romanesque fort, ce qui développe un appétit de la part du grand public. Les bas-fonds sont utilisés pour faire vendre, mais aussi parfois pour contester l’Etat social (reportage photos pris à hauteur d’enfants qui remet en cause le travail des enfants, Lewis Wickes Hine, sociologue et photographe américain, 1874-1940).
Durant la crise économique américaine des années trente, le président Roosevelt commande une série de reportages pour montrer les Etats-Unis en crise. Ce qui permet de mettre des visages sur cette crise, mais pas n’importe lesquels : ceux des fermiers ruinés, de cultivateurs de coton en Alabama (Walker Evans s’attache à décrire le quotidien de 3 familles de fermiers et métayers du Sud pour qui les conséquences économiques sont particulièrement graves). Mais rien sur les petits actionnaires qui tombent dans la pauvreté… Commande à la fois journalistique et politique – photos médiatisées et expressément construites pour servir une orientation politique bien précise – elle permet au président de justifier l’intervention de l’Etat dans les affaires économiques.
Ce voyage rapide à travers les représentations de la pauvreté au fil de l’Histoire met en lumière ces questions : montrer pour apaiser les esprits ou remettre en cause l’ordre social ? Montrer tout ou partie ? Et comment montrer ? A qui est destinée l’image ? Et qu’en faisons-nous ?… Jacques Fierens insiste sur la criminalisation du pauvre, comme phénomène qui se perpétue au fil des siècles. Quelle différence, s’interroge-t-il entre un tableau intitulé “La mendiante” au 19ème et, 150 ans plus tard, Lordana, arrêtée pour mendicité à autrui dans la gare de Bruxelles Centrale avec son enfant de 2 ans et un bébé ? [1]Elle sera condamnée à 18 mois de prison ferme ainsi qu’à un montant de 4621 euros d’amende alors que la loi n’interdit pas de mendier avec ses propres enfants.
Nommer, c’est choisir, sélectionner…
Mais il n’y a pas que les images sur la pauvreté qui sont orientées, chargées de sens, c’est aussi le cas “des mots qui gravitent autour de la pauvreté”, nous rappelle Philippe Marion, Observatoire du Récit médiatique. “La nomination des choses est déjà porteuse de sens”. Et il en donne pour preuve de nombreux exemples : si le terme « misérable » est désuet (cf. Victor Hugo), le « marginal » suggère un choix, contrairement au sigle familier « SDF » qui banalise, tend vers une idée d’acceptation et de fatalité. La « précarité » marquerait, quant à elle, une certaine pudeur par rapport à une situation placée sous le signe de l’incertitude : soit on s’en sort, soit on coule… [2]Les précarités font aussi davantage écho aux multi-fragilités que recouvrent le phénomène de pauvreté, et par là, traduit plus correctement la complexité de la pauvreté aujourd’hui, fera judicieusement remarquer DoucheFlux. Bref, “les mots engagent des imaginaires, des choix, des orientations“.
Le professeur nous parle aussi d’une autre forme de représentation de ces mots : la caricature. Elle consiste à rapprocher des univers qui font court-circuit, provoquent des étincelles. Mue par une force paradoxale, la caricature exagère et simplifie en même temps; elle raille et rallie. Elle concentre tout un récit dans une seule image; prend une partie de l’écosystème des personnes plutôt que les personnes elles-mêmes et oblige à interpréter par l’imaginaire un dessin singulier. C’est ce que Philippe Marion appelle le principe « d’esquissité », en d’autres mots l’idée d’inachèvement, de spontanéité. A cela s’ajoute un principe de complicité, de coopération qui a un effet de proximité familière… “On fait démesurément confiance à l’image, or elle peut nous manipuler”, prévient-il. Quand il est question du pauvre, le caricaturiste joue souvent sur le paradoxe entre les petites gens et les grands décideurs, sur la relation aux pauvres, etc.
En rire, mais pas trop ?…
Selon le professeur, les caricaturistes seraient des éponges sociales qui auraient pour mission de transgresser par la moquerie; ces formes d’étincelles auraient pour résultat de réveiller et de stimuler nos esprits… Pourtant, dans la salle, des participants à la conférence sont perplexes : la caricature révèle, mais cache aussi. L’humour ne fait-il pas parfois écran ? Cette manière de passer directement au registre “décalé”, au second degré, des sujets particulièrement sensibles tels la pauvreté, les inégalités sociales,… ne ferait-elle pas partie d’une stratégie éditoriale du tout à l’information-spectacle ? “On a bien ri et on passe à autre chose sans tenter de comprendre, de “caler” le sujet avant de le “décaler” ?… N’y a-t-il pas un danger à voir des humoristes devenir chroniqueurs à part entière ? La caricature peine parfois à trouver son équilibre entre un rôle de “lubrifiant social” et de “mise en alerte”. Doit-elle veiller à ne pas trop faire rire pour ne pas être excessivement libératoire et se limiter à une fonction de dédouanement ?… Pour Philippe Marion, le fait de rire de tels sujets est une condition basée sur la séduction pour pouvoir en parler. Ce qui n’empêche pas d’associer la caricature à l’analyse ou à tout autre support pour inviter à poursuivre la réflexion. Elle deviendrait alors un incitant plutôt qu’une fin en soi.
La salle est davantage unanime quand il s’agit de reconnaître l’importance du poids des mots : indispensable de connaître leur sens précis pour les utiliser à bon escient ! Ceci dit, “jamais un mot ne sera approprié pour nommer le plus en bas de l’échelle sociale”, s’exclame Laurent d’Ursel de DoucheFlux. L’hésitation gênée entre les termes clients, bénéficiaires, usagers,… pour désigner la personne qui fréquente un service social en est une preuve criante. Et pour compliquer le tout, tout dépend encore d’où on se place et dans quel milieu social et professionnel on évolue. Entre vocabulaire politiquement correct, managérial,… comment le social peut-il s’approprier son propre vocabulaire ? Comment transmettre les questions sociales quand les professionnels du social eux-mêmes sont mal à l’aise sur les termes à employer ?…
Des journalistes essoufflés…
Par ailleurs, « pour qu’une information sociale soit accessible au grand public, il faut utiliser une terminologie simple, directe, dans un format le plus souvent très court… », ajoute Jean-Jacques Deleeuw, rédacteur en chef de BX1, invité à la table-ronde de l’après-midi. « Le mieux est qu’il y ait bien entendu un élément neuf et quelque chose à garder de cette histoire : un conseil, une adresse,… », précise-t-il. Ce n’est pas gagné quand on sait que les inégalités sociales constituent un invariant, « les processus d’appauvrissement et de domination se dérobant à la conscience, à l’actualité », rappelle Marc Sinnaeve, chargé de cours à l’IHECS. Autres obstacles : très souvent, ce sont des représentants d’association qui prennent la parole à la place des usagers. Cette absence d’un « je » nuirait à l’appropriation du sujet… De plus, aller chercher la parole des premiers concernés par les phénomènes de pauvreté deviendrait de plus en plus difficile. « Il existe aujourd’hui moins de bienveillance à l’égard des journalistes, ils sont reconnus comme « nuisibles » plutôt « qu’utiles », témoigne BX1.
Les réactions de la salle semblent venir le confirmer : les critiques fusent, les incompréhensions sont nombreuses entre professionnels du social et journalistes. La question sociale devrait-elle faire peau neuve pour être médiatisée ? Donne-t-on la parole ou l’impose-t-on ? « Le jeu n’est pas toujours émancipateur – voire même emprisonnant – pour qui ne connaît pas les règles », précise Marc Sinnaeve. Pour preuve, ce témoignage d’Espace P qui explique combien le lien social mis en place pendant des mois de travail peut être cassé par un journaliste, dans l’urgence de récolter avec maladresse la parole d’usagers. Pour l’éviter, les professionnels du social ont certainement un rôle à jouer dans le travail à faire avec les usagers pour qu’ils puissent s’exprimer en connaissance de cause.
Autre question : « existe-t-il encore cette connaissance de l’histoire sociale du côté des journalistes ? ». La réponse est non. « Les études de journalismes ont tué le journalisme spécialisé », admet Alain Gerlache, journaliste indépendant. « Aujourd’hui, c’est tout simplement impossible d’avoir des profils qui viennent d’autres domaines d’étude, qui seraient passés par d’autres parcours. Cette standardisation – indispensable au vu de la technicité du métier – a pour conséquence d’avoir des rédactions composées de journalistes, très principalement de classe moyenne, ayant tous à peu près la même vision du monde ! ».
A la question, « existe-t-il encore du journalisme d’investigation ? », la réponse est « très peu, cela coûte trop cher »… Une petite lueur d’espoir cependant : à la télévision, on pourrait encore trouver des sujets au long court qui se gagnent de part et d’autres. D’où, la nécessité de se parler davantage pour collaborer ?
Enfin, à la question, « existe-t-il encore du temps long dans les médias ? », la réponse est « oui, mais en dehors des journaux télévisés, en dehors des médias généralistes »…
Tous dans le même bateau…
Comme moyens de défense, les journalistes brandissent la course journalistique effrénée contre la montre, la démultiplication des supports, la concurrence entre médias,… L’autojustification des journalistes, l’uniformisation de la profession retiennent l’attention. Mais pas que. La précarisation grandissante du métier de journaliste souligne aussi combien « nous sommes finalement tous dans la même essoreuse à salade ! », souligne en fin de journée un des participants. Et met en avant la nécessité de remettre en cause le système économique et social dans lequel on vit, et pas seulement les médias.
Travailler dans le social ne suffirait plus. Alors, que fait-on ? Rejoindre des mouvements citoyens ? Créer son propre média alternatif ? [3]Attention à ne pas tomber dans les pièges que l’on dénonce par ailleurs : « penser que les médias ne sont plus nécessaires, c’est tomber soi-même dans la propagande ! », Martine Vandemeulebroucke, p. 19, dans BIS n°175. Intégrer des médias participatifs existants ? (comme le média participatif Bruxelles bondy blog créé par des étudiants de l’IHECS. Voir en ligne : http://www.bxlbondyblog.be/a-propos/) Redonner une véritable parole aux personnes concernées en réinvestissant le travail collectif et communautaire ? Décloisonner les médias généralistes et alternatifs ? Faire réseau et éviter certains pièges, comme la concurrence associative ?…
Parce que des pièges, dans le travail social, il en existe aussi énormément ! C’est que nous rappelle Paul Hermant, ex-chroniqueur radio, avec malice, en conclusion de cette journée :
« le travail social serait-il en train de transformer le pauvre en militant exemplaire de la décroissance, de la simplicité volontaire et de la sobriété heureuse (…) comme figure exemplaire d’un demain souhaitable qui constitue alors pour les médias une histoire recevable ? Or, insiste-t-il, ce qui n’est pas racontable, c’est précisément ce qui est l’ordinaire de la pauvreté : un temps arrêté, sans cesse recommencé, ce temps impossible de l’immobilité, cette Lordana qui mendie chaque jour, au même endroit, et qui recommencera. C’est cette question du temps qui sépare durablement le travail social d’un traitement médiatique acceptable et respecteux ». Il met en garde : « La réduction d’une problématique à un personnage n’est pas le gage d’une compréhension ni d’une restitution d’une situation. On peut très bien ne rien apprendre d’un témoignage si la question relève de sa mise en image plutôt que de sa mise en sens. Et comment faire autre chose qu’une mise en image si le temps long échappe désormais aux gens qui se mettent entre la parole [des usagers] et le public auquel elle est destinée ?, s’inquiète-t-il.
A chacun de méditer son propre rapport au temps. Et de collectivement ralentir la marche pour réduire les marges. Ou pour mieux les emprunter, les bousculer, les intégrer ?
Stéphanie Devlésaver, novembre 2017, CBCS asbl