Trajet de soins pour patients internés : de la prison à un cadre de soin ouvert

Troisième article de notre série « L’internement comme trajectoire pénale », par Pierre Schepens, psychiatre et Virginie De Baeremaeker, psychologue.


« On ne va jamais aussi loin que lorsqu’on ne sait pas où on va ». (deuxième partie)

Dans les épisodes précédents

Notre réalité du terrain nous a donné l’envie de partager notre expérience dans la prise en charge des personnes internées. Dans un premier temps, nous avons voulu balayer certaines idées reçues dont celle, prégnante dans la société, que l’internement représente une échappatoire à la prison, ce qui, rappelons-le, est totalement FAUX. (Lire plus ici) Avant d’aller plus loin dans les questions spécifiques liées à cette clinique singulière, nous avons voulu raconter l’histoire de notre institution car si l’on ne va jamais aussi loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va, il importe de savoir d’où l’on vient. Dans l’article ci-dessous, nous racontons la genèse de notre projet d’accueil de patients libérés à l’essai dans le cadre du trajet de soins pour patients internés.

La genèse : accorder nos valeurs et nos actes

La Directrice générale entre dans mon bureau fin 2013 et me demande si, par hasard, je ne serais pas intéressé de répondre à un appel à projet dans le cadre du trajet de soins pour patients internés poétiquement appelé : « Projet dans le cadre du solde des moyens pour le plan pluriannuel de l’autorité fédérale portant sur les internés ». Surprise et à nouveau perplexité. J’étais moi-même pétri de représentations sociales stigmatisantes à connotation négative concernant les personnes internées même si, de manière très exceptionnelle, nous avions déjà accueilli l’une ou l’autre de ces personnes dans notre clinique.

Bien sûr, d’un point de vue moral, idéologique et éthique, nous vibrions à l’unisson de l’indignation de la Ligue des Droits de l’Homme et étions prompts à dénoncer les conditions, souvent inhumaines, du quotidien de ces personnes.
Bien sûr, nous ne pouvions que déplorer les manquements de l’Etat belge à l’égard des internés.
Bien sûr, nous plaidions pour un meilleur équilibrage entre le soin et la sécurité.

Bien sûr, … mais de là à entrer dans la danse et ouvrir l’une de nos unités à l’accueil de 5 patients libérés à l’essai – puisqu’il ne s’agissait, dans cette première vague, que d’accueillir 5 personnes – c’était une autre histoire …
Puis, considérant qu’il fallait être cohérent et accorder nos valeurs avec nos actes, nous avons répondu favorablement à la proposition de notre Directrice générale et avons ensemble écrit un projet thérapeutique, bien conscients d’être totalement novice en la matière.

Nos premiers pas : comme des routards mal préparés…

Courant 2014, le premier avril pour être précis, nous recevons un avis favorable du Ministère avec, en sus, un petit financement permettant d’engager du personnel complémentaire afin d’accueillir, parmi les autres patients de l’unité BAOBAB, majoritairement souffrant de trouble psychotique bipolaire ou apparenté, 5 personnes libérées à l’essai.

L’idée était de proposer une alternative aux structures spécialisées dans la prise en charge des internés et d’accueillir ces patients comme et parmi les autres et ce, sans modifier notre cadre de soins totalement ouvert. L’idée générale étant de privilégier le soin en exerçant une fonction contenante plutôt que la contention sécuritaire.

L’appel à projet émanant du très officiel SPF Santé en lien avec le SPF Justice, nous pensions, premier acte de candeur, qu’il répondait à une demande et à une attente forte du terrain afin de pouvoir désincarcérer ces patients. Nous nous attendions à être rapidement submergés de demandes, pensez-vous, près de 4.000 internés et 5 petites places dans notre institution … Mais, rien ! Pas un mail, pas un coup de fil … Rien !

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Surpris et étonnés, nous contactions les personnes relais chargées de l’implémentation du projet. S’en suit une réponse laconique :
– « Il faut vous faire connaitre ! »
– « Quoi, personne n’est au courant ? »
– « C’est possible »

Certes, le projet a été lancé le premier avril, mais quand même.
Pas de patient donc, mais déjà des réunions de concertation, de coordination, de comité d’accompagnement et autre comité stratégique. Toujours pas de patient mais un mantra qui tourne dans nos têtes « il faut apprendre et il faut nous faire connaitre ». A oui, mais de qui ? Tout cela semble compliqué ! Mais encore. Nous contactons à nouveau les coordinateurs du projet :
– « Qui devons-nous rencontrer ? »
– « Toutes les personnes qui participent à la prise en charge des internés »
– « C’est-à-dire ? »
– « Les services psychosociaux et les équipes de soins des annexes psychiatriques par exemple »
– « Les services psychosociaux et les équipes de soins c’est pas la même chose ? »
– « Non ! les uns expertisent et construisent le projet »
– « Et les autres ? »
– « Ils soignent ! »
– « Soigner, n’est-ce pas aussi participer à la construction d’un projet ? »
– « Pas ici. Et de plus, c’est écrit dans la loi, ces deux entités ne sont pas censées communiquer entre elles ! »
– « Ah bon. D’accord, allons les voir mais, elles sont où ces annexes ? »
Des novices qu’on était, vous dis-je !
– « Ah oui, il faut aussi visiter les établissements de défense sociale »
– « Qui sont ? »
– « Les Marronniers à Tournai et Paifve en région liégeoise »
– « Ok, et au fond, elles dépendent de qui ces institutions ?»
– « Tournai, du SPF Santé et Paifve, du SPF Justice »
– « C’est quoi la différence ? »
– « En gros, à Tournai, ce sont les soignants qui ont les clés et, à Paifve, ce sont les gardiens »
– « Ok, mais, qui sont les envoyeurs ? »
– « De toute façon, il vous faut rencontrer les différentes Commissions de défense sociale, c’est eux qui prennent les décisions »
– « Ah. Et elles sont où ces Commissions ? »
– « Un peu partout ! »

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Petit moment de doute et de flottement … qu’est-ce qu’on fout là ?!
Alors on apprend, on se forme, on se renseigne, on visite, on invite, on écoute, on prend des notes et on accueille enfin nos premiers patients au compte-goutte. Bref, nous tentons de nous guider dans les arcanes des structures médico-judiciaires tels des routards mal préparés.

Ce qui nous a le plus frappé, et ceci dit sans parano aucune, c’est que pour le moins personne ne voyait en nous l’avenir radieux de l’internement ! Mais plutôt, des hurluberlus naïfs et utopiques, se vantant d’avoir inventé l’eau froide.

La construction

Ah oui, quitte à passer pour des naïfs, notre projet thérapeutique évoquait une durée de séjour de 6 mois et ce, alors qu’il faut parfois 6 mois à un interné pour obtenir une permission de sortie afin de pouvoir se rendre à un entretien de préadmission chez nous.

Qu’à cela ne tienne, nous ferons et faisons toujours le premier entretien de préadmission en prison. Et les patients continuent à arriver tant bien que mal. Après cette période de lancement pour le moins balbutiante, nous avons adopté une vitesse de croisière et accueilli au terme de la première année complète, 2015, dix patients internés, ce qui correspondait à notre « cahier des charges » 5 patients, 6 mois de séjour, égale à 10 patients.

Sans pouvoir encore clamer, loin de là notre expertise de soins en la matière, nous avons progressivement acquis un certain niveau de connaissance du réseau, créé des liens, fait des rencontres, souvent belles, et appris, courant 2015, qu’il nous était proposé de passer de 5 à 10 lits à partir de janvier 2016 avec, toujours à la clé, un petit subside permettant d’étoffer encore l’équipe. Aux infirmières, éducateurs, assistantes sociales, se sont ajoutées une psychologue et une psycho-criminologue aujourd’hui, coauteur de cette série d’articles.

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Nous avons poursuivi notre démarche de professionnalisation de l’équipe, tenté d’améliorer notre savoir-faire et développé le faire-savoir à travers des rencontres qui nous ont autant permis de faire connaissance que de nous faire connaitre, de tisser des liens et d’apprendre.

Progressivement, notre carnet d’adresses s’est étoffé : avocats spécialistes en la matière, psychiatres des prisons et des instituts de défense sociale, assistants de justice, au-delà des incontournables de la maison de justice de Nivelles, équipes mobiles, relais, outreaching, professeurs de criminologie, membres des diverses Commissions de défense sociale et, tout cela bien sûr, avec le soutien de la coordinatrice du trajet de soins et du responsable auprès du SPF Santé du trajet de soins.

Sur le terrain, nous continuons à apprendre notre métier tout en gardant le cap des objectifs que nous nous étions fixés. Au moment où nous avions enfin commencé à maitriser les arcanes juridiques et médicolégales du système belge d’internement, nous apprenons qu’une nouvelle loi allait enfin entrer en application en octobre 2016. Nouvelle loi, nouvelles pratiques et nouvelles inconnues mais, cette-fois, pas que pour nous, mais pour l’ensemble des intervenants autour de la question de l’internement.

La consolidation

L’intention sous-jacente à cette nouvelle loi, par d’aucun jugée d’emblée trop juridique et rigide, est de répondre aux inflexions des structures européennes et mondiales des Droits de l’Homme qui n’ont cessé de pointer du doigt la Belgique comme mauvais élève de l’Europe en matière de prise en charge des patients internés. Jugés non condamnables car non responsables, ils croupissent pourtant parfois plusieurs années dans les annexes psychiatriques de nos prisons où leur sort n’est certainement pas plus à envier que ceux des prisonniers des droits communs.

Parmi les projets du master plan interné, c’est ainsi qu’on l’appelle car il rassemble les compétences d’au moins 3 ministères SPF Santé, SPF Justice et régie des bâtiments, il y a la construction de « Centre de psychiatrie légale ». Ce, afin de sortir les internés de prison et d’augmenter la place du soin dans un environnement résolument sécuritaire.

Deux centres existent déjà en Flandre, à Gand et à Anvers. Il est question de transformer Paifve et Tournai en « CPL » et de construire, pour l’arrondissement de Bruxelles et du Brabant Wallon, un « CPL », en Brabant Wallon, à Wavre. Le CPL déjà annoncé dans la presse mais pas encore construit et pour cause, il n’est pas sûr que le terrain soit déjà acquis et, au moment de la rédaction de cet article, pas plus que n’est encore disponible voire écrit le dossier d’appel à projet censé permettre de recruter les futurs opérateurs de ce centre.

Dans l’attente de ce CPL, les structures hospitalières impliquées dans la prise en charge des patients internés furent sollicitées par le SPF Santé pour « upgrader » moyennant financement, les lits consacrés aux patients internés. C’est ainsi qu’il nous a été proposé, comme à d’autres institutions, de transformer l’ensemble de l’unité BAOBAB en unité médicolégale, passant ainsi de 5 patients en avril 2014 à 26 patients soit, l’entièreté du service en juillet 2017 et ce, avec un engagement assez conséquent de personnel à l’appui.

Voilà comment aujourd’hui, à défaut de savoir où l’on va, vous pouvez vous faire une idée d’où l’on vient.

Docteur Schepens, psychiatre et Virginie De Baeremaeker
Psychologue clinicienne
, Clinique de la Forêt de Soignes, décembre 2017

Illustrations : Charlotte De Saedeleer

Rendez-vous en janvier 2018 !

Le prochain article sera consacré à cette question qui fâche : « Tous fous ? Tous dangereux ? ».

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