« Marre de cette même rengaine ! Il faut changer de narratif… Ras-le bol qu’on nous scande cela à toutes les sauces »
C’était lors d’une journée d’étude. Ou d’un colloque. Je ne sais même plus. Ce dont je me souviens très bien, c’est ce soupir d’exaspération lancé par mon collègue. Un soupir qui disait : « Encore ? Vraiment ? »
Parce que oui, on réfléchit, on se rassemble, on discute, on brainstorme…
Et toujours, inlassablement, le même refrain, comme une ritournelle :
« Il faut changer le narratif »
Changer le regard sur les publics.
Changer notre manière de parler de pauvreté ; de précarité, du travail social lui-même.
Changer de vocabulaire, de posture, de cadre.
Changer, repenser, réinventer, sortir des cases, écrire dans les marges, déconstruire…
On s’y perd.
Impression de tourner en rond.
Et, à force, on finit par (se) lasser, voire par s’épuiser.
Et si au fond la vraie question c’était plutôt :
« Qui, au juste, doit changer ce fameux narratif ? »
Parce que les travailleuses et travailleurs de terrain, ils se remettent en question tous les jours.
Ils racontent autrement, ils construisent, ils bricolent, ils transforment petit bout par petit bout.
Je les vois, moi. Je les entends, je les écoute, je les lis.
Ils sont là quand une mère de famille ne parvient plus à joindre les deux bouts.
Ils sont là quand un jeune mineur non accompagné traverse seul un labyrinthe administratif.
Ils sont là quand il faut trouver un lit, un repas, une écoute, en urgence, sans condition.
Ils sont là, debout, au quotidien, à faire tenir ce qui menace de s’effondrer.
Et pendant ce temps-là…
le narratif dominant, celui qui façonne les politiques publiques et les budgets, lui, ne bouge pas.
Pire, il s’impose : activation, évaluation, performance, conditionnalité.
Alors non, ce n’est peut-être pas aux travailleurs sociaux de « changer le narratif ».
C’est aux décideurs. Aux financeurs. A celles et ceux qui, à coup de lois et de réformes,
écrivent les grandes lignes du scénario, souvent sans écouter celles et ceux qui vivent l’histoire.
Le secteur ne manque ni de récits, ni d’analyse, ni de solutions.
Il manque de place, de reconnaissance politique, de choix courageux.
Edito, newsletter du CBCS, avril 2025 – Evelyne