A quelles conditions peut-on rester bienveillant.es au sein d’une institution maltraitante ? C’est la question que pose, entre autres, le documentaire « Sauve qui peut », d’Alexe Poukine. Face à un système de soin qui fait courber le dos ou nécessite de faire des entorses à la déontologie de la profession, pas étonnant que les questions de sens résonnent fort dans les couloirs des hôpitaux. Jérôme Bouvy, engagé comme 𝗣𝗵𝗶𝗹𝗼𝘀𝗼𝗽𝗵𝗲 𝗛𝗼𝘀𝗽𝗶𝘁𝗮𝗹𝗶𝗲𝗿 au sein du 𝗚𝗿𝗮𝗻𝗱 𝗛𝗼̂𝗽𝗶𝘁𝗮𝗹 𝗱𝗲 𝗖𝗵𝗮𝗿𝗹𝗲𝗿𝗼𝗶 depuis 2022, s’attèle à faire entrer “la philosophie en tant que 𝘱𝘳𝘢𝘵𝘪𝘲𝘶𝘦 𝘷𝘪𝘷𝘢𝘯𝘵𝘦 au cœur du quotidien de l’institution”. Il défend l’idée d’une “philosophie modeste qui n’est pas là pour faire des miracles, mais pour interroger le travail. “Faire de la philosophie, c’est déjà faire preuve de lucidité, sortir des simplismes qui nous font du bien”, explique-t-il dans une interview pour Unamur
Eclairages sur ce métier de philosophe hospitalier : comment peut-il aider à accompagner les questions de sens et de “prendre soin”, à l’intérireur de l’hôpital et au-delà ? (Voir événement ci-dessous) A quand des philosophes de l’ambulatoire et du social ?
Le travail de philosophe hospitalier, c’est…
Jérôme Bouvy : Animer des ateliers philo ou des temps éthiques avec les travailleurs hospitaliers pour libérer la pensée à l’hôpital et questionner ce qui les met en difficulté. Ce sont des lieux de réconfort, où l’on re-tisse du collectif, mais ce sont parfois aussi des lieux d’inconfort. On ne vient pas simplement déposer ses opinions, on vient les interroger. Les travailleurs viennent aussi parler de leur propre vulnérabilité, en tant que soignant ou citoyen. Pour animer ces espaces, j’utilise des outils issus du mouvement des nouvelles pratiques philosophiques. Je lance ainsi des discussions à visée philosophique et démocratique (développées par Michel Tozzi) et j’utilise beaucoup le dispositif de la communauté de recherche philosophique (développé par Matthew Lipman). Concrètement, cela peut prendre la forme d’ateliers philo, de groupes de lecture et d’écriture, de séminaires ou encore de maraudes éthiques… À l’hôpital, pour ce qui est des soignants, la meilleure porte d’entrée reste l’éthique clinique. En partant d’une situation de soin, on peut tirer le fil du questionnement. On arrive alors très vite à des questions philosophiques ou plus largement, aux humanités en santé.
Les principales questions abordées…
J. Bouvy : Elles sont nombreuses : la violence à l’hôpital, l’autonomie, la souffrance éthique, l’usure compassionnelle, la vulnérabilité, ou encore le manque de dialogue. Les rapports entre médecins et infirmiers peuvent aussi être difficiles. La question est alors de voir comment s’organiser dans les soins de santé. On parle parfois d’un tournant gestionnaire dans ce secteur au tournant des années 80, qui a mis l’organisation du travail en difficulté. Ce néomanagement, issu des entreprises privées, grignote aussi le monde de l’hôpital. Il faut alors développer une sorte de vigilance à son égard. Être philosophe à l’hôpital, ce n’est pas juste accompagner le changement. Il y a un tel impératif aujourd’hui à l’adaptation et à l’agilité qu’il faut aussi pouvoir questionner la nécessité de ce changement, voire parfois peut-être y résister.
Petites victoires, grands obstacles ?
J. Bouvy : Le gros défi, c’est de trouver la formule qui s’adapte aux horaires et aux contraintes de chacun. Je vais donc expérimenter plusieurs pistes, m’appuyer sur ce qui existe déjà, et co-construire avec les soignants des formules qui leur conviennent et qui répondent à leurs besoins.
Bien entendu, je n’ai pas de réponse toute faite ni de recette miracle. En tant que philosophe, mon projet est d’institutionnaliser la pratique de la philosophie à travers l’encadrement d’espaces de discussion au cœur de l’hôpital. Je viens en toute humilité et je n’ai évidemment pas de leçon à donner à des personnes qui font leur métier depuis de nombreuses années. Mon rôle est de donner du temps à la réflexion, de prendre de la distance grâce à différents leviers : livres, podcasts, vidéos… Je suis là pour aider les soignants à prendre du recul sur leur pratique et leur permettre de faire face. Au-delà de la question du sens, ce sont tous les problèmes de société que nous pourrons aborder : la violence, la rentabilité dans le système de santé, les conflits générationnels (« c’était mieux avant »), etc. Ce travail pourra prendre la forme d’ateliers, de formations ou de rencontres avec des intervenants extérieurs.
C’est une prise de risque d’engager un philosophe ?
J. Bouvy : Dans un passage célèbre, Socrate se compare à un taon piquant un cheval, symbole de l’État athénien. Sans entrer dans le détail, cette image est riche d’enseignement pour entrevoir ce que peut devenir le métier de philosophe hospitalier dans le développement de l’éthique organisationnelle. Se mettre au service de l’institution sans craindre de se faire l’écho des problèmes les plus profonds et des questions qui fâchent, voilà une tâche complexe.
C’est, selon moi, une prise de risque qui en vaut la peine si on veut apporter l’écoute et le soutien nécessaires aux équipes.
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Prochaine rencontre sur le sujet : Philosopher dans les soins : un levier face à la souffrance éthique
28 mai /9h00 – 13h00
La Plateforme Bruxelloise pour la Santé Mentale vous convie à la huitième session de son Cycle de séminaires en santé mentale consacrée à la philosophie dans les soins. Pour cette édition, elle accueille Jérôme Bouvy qui éclairera sur son métier de « philosophe hospitalier ». Au sein du Grand Hôpital de Charleroi, il a pour projet de faire entrer la philosophie, en tant que pratique vivante, au cœur du quotidien.