Réseaux 107 et équipes mobiles de crise : quel travail pour quelle vision de la santé ?

D’un côté, une équipe de 8 travailleurs se félicite d’être relais dans les murs d’un hôpital ; de l’autre, une équipe de 4 professionnels cherchent à faire lien sans casquette médicale, thérapeutique ou psy et ont établi leur QG dans deux pièces d’une maison bruxelloise du centre-ville. Dans la capitale, deux propositions différentes pour « faire soin ». Selon la coordinatrice de l’équipe mobile Bruxelles Est, Katia Gilis, « les deux visions se valent, mais pour une question de territoire, certains peuvent accéder à un service et pas à l’autre »… Coup d’oeil sur le travail de ces 2 équipes mobiles des réseaux 107. Pour tenter de comprendre les enjeux et perspectives d’un tel dispositif.

Localisation : le couloir hospitalier

Cliniques Saint-Luc, dédales des urgences. Au détour de la « route 150 » se trouve la porte de l’unité de crise. Sensation d’être un numéro en attente au milieu d’un labyrinthe de couloirs, de chambres, de patients, de personnel médical, de services,… Bref, rien d’étonnant pour un hôpital. Katia Gilis, coordinatrice de l’équipe mobile de crise Bruxelles Est, se félicite pourtant d’être logée entre ses murs. Cela permet, selon elle, d’avoir un relais dans l’urgence clinique. « Si nous avons un patient qui décompense trop au domicile, nous pouvons appeler une ambulance et le référer à nos collègues des urgences. Inversement, des collègues de l’hôpital nous interpellent sur un patient vu en urgence, dans un état très limite, mais retourné à son domicile ». Dans le cadre de la réforme de la santé mentale Psy 107, deux équipes sont nées d’un partenariat entre le Centre Hospitalier Jean Titeca et les Cliniques Universitaires Saint-Luc : l’équipe Tela inscrite dans la durée et l’EMC Bruxelles Est inscrite dans l’urgence psychiatrique. Les deux équipes font relais entre elles, quand c’est nécessaire. Etre partenaire d’un milieu hospitalier est loin d’être une exception. Au contraire, c’est la voie royale initialement préconisée par la réforme qui fait transiter l’argent par l’hôpital, en tant que promoteur du projet. (Lire plus sur la réforme Psy107) La véritable spécificité de cette équipe mobile réside davantage dans le fait de travailler avec des patients sans demande ou avec une demande très vulnérable liée à leur pathologie. Selon la coordinatrice, un grand nombre de familles, amis, voisins ou encore assistant social d’un CPAS se retrouvent désemparés face à la dégradation physique et psychique d’un proche. Or cette personne, souvent peu consciente de sa maladie, ne fera pas appel pour recevoir des soins… Mais comment travailler avec la personne si elle ne le souhaite pas ? « Pas d’inscription dans le contrôle social », rassure Katia Gilis. « Nous organisons une première rencontre (consultation à la demande du tiers) avec les personnes demandeuses la famille, un médecin généraliste,… pour comprendre les points qui créent la souffrance. Le patient est bien entendu le bienvenu, mais la plupart du temps non présent. A la suite de cette rencontre, l’équipe choisit de suivre la personne ou de l’orienter vers d’autres services plus appropriés. L’équipe intervient en cas d’urgence psychiatrique ou de crise. La prise en charge débute d’abord par des interventions ponctuelles, pour essayer de rétablir un lien. « Cette étape peut, à elle seule, prendre un mois », témoigne la coordinatrice, « le temps de comprendre ce qui se passe, d’entrer en relation ». Vient ensuite l’intervention au domicile, quand c’est possible. Mais la notion de lieu d’habitation est vaste : la rencontre peut se faire dans un café, sur le banc d’un parc, … La coordinatrice se rappelle de ce patient qui allait réserver SON banc à l’extérieur pour que la rencontre puisse se faire ! Pour l’équipe, « la mobilité n’est qu’un moyen de plus pour accéder à certaines personnes », ajoute-t-elle, « si la personne finit par préférer venir vers nous, à l’hôpital, nous n’activons pas cette mobilité. C’est le patient qui fait le choix du lieu. Il y a une liberté du patient tant dans le rythme des rencontres que le lieu ».

Parler à une porte, une fois, deux fois,…

Un mot d’ordre cependant : ne jamais être seul à la première rencontre. « Pour légitimer notre prise en charge, lors de la première visite à domicile, le patient doit être prévenu et le demandeur présent. Parfois, bien sûr, la porte reste close. Dans ces cas-là, l’équipe insiste : « on toque, on écoute s’il y a des bruits, on parle à la porte à défaut de parler au patient ». Parfois aussi, c’est la pluie d’insultes, l’injonction de déguerpir. Mais l’équipe ne se décourage pas. « On parle une première fois à une porte, une seconde fois, et puis la troisième fois, la porte s’entrouvre. On essaie un maximum, même si parfois, on n’y arrive pas ». Autour de chaque patient, se réunit une équipe réduite d’intervenants. Pour être en nombre suffisant autour du patient, mais pour permettre aussi à ce dernier de les avoir comme point de repère : un psychiatre référent, une psychologue, deux infirmières et une assistante sociale. Cinq professionnels, cinq visions différentes et complémentaires, selon la coordinatrice : regard social, infirmier, psycho-dynamique ou encore médicalisé. Les réunions permettent la transmission des infos et la traduction de la prise en charge en objectifs.

Juste de passage

L’objectif premier de l’équipe n’est donc pas le psychosocial, mais le travail sur ces moments de crise ou d’urgence : « On est là, de passage, pour réinstaurer ce qui n’existait pas ou plus : un soin, un contact,… L’idée de poser un diagnostic n’est pas essentielle, « cela reste très difficile sur des périodes aussi courtes, surtout en psychiatrie », explique K. Gilis. « Nous émettons des hypothèses, nous évaluons des symptômes, parfois nous introduisons des traitements ou nous orientons vers une hospitalisation, qu’elle soit volontaire ou contrainte, en fonction de ce qu’on observe. Mais toujours en essayant de travailler avec le réseau, avec le contexte de vie ». Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Ne pas s’intéresser uniquement au patient, mais prendre en compte tout ce qui l’entoure : famille, service de santé mentale, médecin généraliste, assistant social, police, demandes émanant du parquet [1], des hôpitaux, … Le bilan de ce travail, après presque 3 ans d’activités ? « Je pense que nous constituons une bonne alternative à l’hospitalisation sous contrainte, estime K. Gilis, on arrive à toucher une population qui a besoin de soins et qui, jusqu’à présent, n’en recevait pas. Même si parfois on se sent impuissant », admet-elle. C’est une des difficultés de ce type d’intervention : quand il n’y pas moyen d’aller plus loin face à un patient dans le refus ; Ou quand la situation s’effrite lentement face à une famille qui ne s’implique plus. Pour l’avenir, l’équipe réfléchit à organiser de nouvelles formes d’hospitalisation au domicile. Un suivi intensif serait ensuite poursuivi par l’équipe chronique sur le lieu d’habitation.

Autre équipe, autre philosophie ?

Ce lien étroit cultivé entre monde hospitalier et domicile n’est cependant pas toujours perçu d’un bon œil. Certains professionnels de la santé le voient plutôt comme une contrainte. L’hospitalisation pourrait contribuer, entre autres, à la stigmatisation de la personne, déjà présente par la maladie. Dès lors, l’hospitalisation peut rendre plus difficile de mettre en place quelque chose dans l’après-soin. C’est le point de vue notamment du réseau HERMESplus et de son équipe mobile, Tandem+, présents sur le territoire Bruxellois. « Nous ne sommes pas une équipe mobile de crise, au sens où la plupart des gens l’entendent. Nous ne sommes pas ici pour remplacer l’hospitalisation à domicile. Notre équipe n’a pas de médecin ni de psychiatre. Nous sommes complètement dépendants du réseau ambulatoire« , explique Sarah, collaboratrice dans l’équipe mobile Tandem+. Pour Steven, son collègue, le terme « crise » est loin d’être évident à comprendre, à définir : « on ne sait pas toujours très bien ce qu’il faut entendre par crise. Ce qui est certain, c’est qu’on ne peut pas répondre, au sens strict, à la notion d’urgence psychiatrique. Par contre, il y a parfois, parallèlement à une problématique psychiatrique et/ou de santé mentale, une crise existentielle (psycho-sociale) : un événement rend la personne incapable de mener sa vie comme avant. C’est ce mélange qui amène une demande de la personne ; et qui fait que nous parvenions parfois à éviter une hospitalisation en tissant/redynamisant un réseau « , précise-t-il. Leur périmètre d’action : grosso modo, le croissant pauvre de Bruxelles. Et contrairement à l’équipe mobile de Bruxelles Est, si le patient n’est pas preneur d’une intervention de leur part, ils n’entameront rien sans son accord. Ils considèrent que tout citoyen a le droit de refuser des soins ; cela n’empêche pas de renseigner, si nécessaire, les proches au sujet des possibilités de mesures de contrainte si la notion de danger envers soi-même et/ou envers autrui est incontournable. Il y a, sinon, la possibilité d’orienter les proches vers des associations qui pourront les soutenir à plus long terme. Au départ de ces différences, le réseau bilingue HERMESplus auquel appartient l’équipe mobile a pris, dès sa naissance, une route radicalement différente des autres. Né à partir d’un partenariat lancé par la Clinique Sanatia et Antonin Artaud, centre de santé mentale, vers diverses institutions (services de santé mentale francophones, néerlandophones et bicommunautaires, habitations protégées (HP), maisons d’accueil, centres de jour, travailleurs de rue, etc.), il refuse le principe de fermer des lits pour les reconvertir en équipes mobiles. (lire à ce sujet l’article sur la réforme Psy107) « Au départ, le fédéral a tenté de nous mettre dans le schéma classique de la réforme, mais on a tenu bon. Pour nous, Bruxelles comportait déjà trop peu de lits psychiatriques, ce n’était donc pas une solution à nos yeux d’en supprimer », témoigne Greta Leire, co-coordinatrice du réseau. « On est le seul projet à fonctionner autrement sur toute la Belgique », précise-t-elle. Le financement du SPF Santé Publique est transféré par la clinique Sanatia mais elle représente un ensemble de 5 partenaires qui a voulu symboliquement montrer que l’ambulatoire et l’hospitalier peuvent être sur le même pied d’égalité ». Parallèlement à ce montage financier, un comité stratégique, représenté par de nombreux partenaires, prend les décisions, au quotidien.

« Notre équipe, seule, n’a pas d’existence »

Première conséquence de cette forme atypique, un budget fameusement raboté. Et même si les nombreux partenaires – entre 80 et 100 – libèrent du temps par mois sur le projet, l’équipe fonctionnant à taille réduite [2] ne peut assurer ses services les week-ends et ne dispose pas d’un budget médical. C’est un choix. Une autre manière de concevoir le réseau. « Nous sommes des passeurs, en ce sens que nous devons très vite passer la main à une autre personne. Je compare notre travail à celui des passeurs de la seconde guerre mondiale qui aidaient des réfugiés à traverser les frontières. A passer d’un monde d’impasses à un monde de possibles« , témoigne Steven. « Dans l’idéal, c’est arriver à ce que quelque chose devienne possible et change suite à notre intervention de courte durée« . 163_reseau_1.jpg L’équipe ne veut surtout pas se conformer à certains de ces projets étrangers où le modèle médical reprend le dessus avec pour résultat de recréer des équipes d’hospitalisation à domicile. Et pourtant, selon leurs dires, la pression est forte. « Dans le cadre de la réforme, nous devrions noter le diagnostic de nos patients, mais cela ne nous intéresse pas, ce sont des injonctions du SPF qui ne nous conviennent pas », estime la coordinatrice de l’équipe mobile. C’est un modèle qui part de l’idée que leur équipe, seule, n’a pas de mission, pas d’existence », résume à sa suite, une des représentantes du réseau HERMESplus. « Elle doit se mettre en duo avec d’autres partenaires de la santé et du social, déjà sur le terrain, pour créer un accompagnement. Il ne faut rien créer de nouveau, mais revaloriser, réarticuler ce qui existe déjà. Et dès les premières heures, penser à l’après ». Ou, en d’autres mots, « c’est pousser la logique du réseau à l’extrême : l’équipe mobile est une fonction mobile ». L’idée est d’offrir un réseau possible de soins, que le patient crée à un moment dans sa vie, selon ses besoins. Il n’y a donc pas un réseau, mais des réseaux qui peuvent prendre toutes sortes de formes différentes, des fonctionnements différents. Tout l’enjeu consiste à voir comment les dispositifs de soins se coordonnent et s’articulent avec d’autres autour du patient et non l’inverse.

Si le réseau avait le pouvoir…

Reste un problème de taille, la saturation de l’ensemble des services ambulatoires à Bruxelles. Ces listes d’attente partout, pour l’équipe mobile, c’est le plus difficile « parce qu’on est coincé ensemble avec le patient », témoigne Sarah, la coordinatrice. La situation est loin d’être neuve. L’hospitalier a eu le monopole du budget pour la mise en place de politiques de santé depuis tant d’années que renverser la pyramide (80 % pour l’hospitalier/fédéral – 20 % pour l’ambulatoire/communautaire) est un changement énorme, lent, auxquelles de nombreuses institutions sont opposées, au vu de ce qu’elles ont à y perdre… Pour le service de santé mentale l’Adret, c’est une réforme qui nécessite « des décisions politiques franches si on veut équilibrer ». Le politique va-t-il être conséquent avec lui-même et imposer de réels changements, à un moment donné ? C’est ce que le réseau souhaite. Afin de sortir de cette logique de projets pilotes précaires qui ne constituent que des parties de réforme (tous les 3 ans). En 2016 par exemple, c’est la fin de la phase expérimentale et c’est l’incertitude : quels budgets ? Quels suites – ou pas – au réseau, aux équipes mobiles ?… « Ici, quand on veut faire un pas dans telle direction, nous n’avons pas les moyens de le faire. Alors, on cherche d’autres ressources : on se rencontre, on se parle,… Mais on se fatigue, on s’use. En tant que service de santé mentale, cela fait 24 ans qu’on s’implique à partir de nos propres moyens et les retombées ne sont pas extraordinaires parce que le changement ne vient pas, à une certaine échelle ». « Si le réseau avait le pouvoir », se prend à rêver l’Adret, « il pourrait dire : « sur ce territoire, on dispose d’autant de moyens, y compris en termes hospitaliers. Et on sait qu’il manque cruellement de tel et tel type d’offre ». Alors, on pourrait commencer à agir, faire vivre réellement le réseau. Mais le réseau n’est pas maître du jeu, il n’a pas les moyens de sa politique, et sans vouloir critiquer l’hôpital, il reste le bailleur de fond ».

Manque de vision globale…

On le voit, entre le travail des équipes mobiles et les différents réseaux, il existe deux visions différentes de l’intervention en santé mentale, avec de part et d’autre, des options de travail qui présentent des intérêts et des inconvénients : travail avec des partenaires dont les services sont saturés mais haut sens de la créativité; survalorisation de l’aspect médical mais relais assuré en cas d’urgence psychiatrique, etc. Mais comment juger de la pertinence d’une vision de soin sur une autre si l’on ne peut avoir une idée d’ensemble des besoins des patients sur un territoire donné ? Ces visions ne seraient-elles pas davantage complémentaires qu’opposées ? N’y aurait-il pas avant tout une urgence à construire une politique de santé territoriale globale à Bruxelles, sur base notamment de l’expertise ambulatoire ? S. Devlésaver, CBCS asbl (26/06/2015), sur base d’interviews des coordinateurs de réseaux bruxellois et des équipes mobiles de crise Bruxelles Est, équipe mobile de crise Tandem+, entre novembre 2014 et février 2015.

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