Les politiques d’intégration : et si on réinterrogeait le poids de la langue ?

« Après le FLE – Français Langue Etrangère-, le FLOM – Français Langue d’Orientation des Métiers-, voici l’arrivée du FLI pour… Français Langue d’Intégration » (*). Si ce label, dans l’air du temps, débute sa carrière actuellement en France, il risque bien de débarquer chez nous…


Il suffit de constater la place que monopolise l’acquisition du français dans les politiques d’intégration actuelles : les parcours d’accueil pour primo-arrivants en Wallonie et à Bruxelles prévoient chacun des cours et tests de langue au centre de leur dispositif [1] ; depuis le durcissement de la loi sur l’accès à la nationalité en décembre 2012, le suivi d’un cours d’intégration, et donc d’acquisition de la langue, est l’une des portes d’entrée – parmi de moins en moins d’autres – pour espérer obtenir la nationalité belge [2]. C’est incontestable : tests et cours de langue se répandent de manière presque contagieuse dans toute l’Europe, voire le monde. Au bonheur des migrants ? Rien n’est moins certain ! Si le lien entre langue et intégration semble communément admis, de plus en plus nombreux sont les chercheurs, acteurs de terrain, … qui s’inquiètent de cette alliance, la réinterrogent.

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Au centre du débat : interprète-t-on le processus d’intégration de la bonne manière ? Quel apprentissage du français, pour quelle citoyenneté ? Pour quel projet de société ?… A l’heure où les arrêtés d’application du décret d’accueil des primo-arrivants à Bruxelles sortent – non sans peine – de l’ombre, où la loi sur l’accès à la nationalité n’a pas encore précisé ce qui sera retenu comme cours d’intégration, relire ces dispositifs – à la lumière notamment d’études scientifiques réalisées sur la question – permet d’en repérer certaines contradictions, d’en pointer certains dangers.

De l’évidence aux… désenchantements

Si tu veux t’intégrer, apprends notre langue!, clament aujourd’hui divers pays à travers le monde. Ce lien, présenté, comme une lapalissade, exige un instrument de mesure de connaissance de la langue nationale. Entre pays européens, cet instrument de référence est le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR). Selon Piet Van Avermaet, professeur à l’université de Gand qui s’intéresse aux questions de déontologie, de validité et de qualité des tests de langue [3], le dispositif aurait cependant été conçu pour l’apprentissage, l’enseignement et l’évaluation de compétences en langues étrangères et non comme langue seconde. Aïe. Premier désenchantement: les personnes ayant un bas niveau de qualification ou un niveau intermédiaire, poursuit le professeur, ne font donc pas partie du groupe cible. En d’autres mots, les migrants pourraient se voir refuser la nationalité, la résidence ou un visa d’entrée parce qu’ils auraient échoué à un test de langue… n’ayant tout simplement pas été conçu pour eux !

Convaincue de cette discrimination évidente, Catherine Sterckx, de Lire et Ecrire, s’inquiète : existe-t-il des tests linguistiques prévus spécifiquement pour les personnes analphabètes ? Une retranscription phonétique sera-t-elle prise en compte par le correcteur ?… Et s’interroge : une fois que les tests seront généralisés, les différents opérateurs de formation vont préparer à ces tests… Or cela ne consistera en rien à un apprentissage du français !. Certains pourront effectivement les réussir sans pour autant réellement parler la langue. Scolarisés, ils seront en quelque sorte drillés à réussir de manière mécanique. Au-delà du public analphabète, c’est toute une série d’autres personnes qui risquent d’être prises en otage – familles monoparentales, personnes en recherche d’emploi, de logement,… – ne disposant pas de temps pour suivre des cours non rémunérés, même si ceux-ci sont proposés gratuitement. Au fond, quels sont les moyens mis à disposition de l’ensemble des migrants pour s’approprier réellement le français ? Pour pouvoir suivre des cours qui s’élèvent parfois à 20h par semaine ? Quelle prise en compte d’un public primo-arrivant non alphabétisé ou éloigné de tout apprentissage formalisé ? Comment tenir compte des autres voies d’apprentissage d’une langue ?… Second désenchantement.

A Bruxelles, la machine est lancée

Bien que les questions et zones d’ombre restent nombreuses, le train est en marche. Depuis janvier 2013, Bruxelles Formation est – aux côtés du VDAB, d’Actiris, du FOREm et de l’Arbeitsamt – l’un des offices régionaux de l’Emploi et de la formation professionnelle qui délivre les attestations de réussite de la langue. Document qui pourra être valorisé comme preuve d’intégration sociale. A ce stade, seule une trentaine de personnes ont passé le test. Nous ne sommes pas encore en capacité de recevoir jusqu’aux 5000 personnes probablement prévues par an, explique Jacques Martel, de Bruxelles Formation Langues. Ces premiers tests donnent cependant déjà un aperçu de la traduction des ces politiques d’intégration sur le terrain.

Concrètement, l’épreuve porte sur diverses compétences – compréhension et expression orales, compréhension et expression écrites. Le texte de l’arrêté royal stipule un niveau A2 minimum, sans faire référence à telle ou telle compétence, précise Jacques Martel, mais nous avons pris le parti que toutes les compétences devaient être acquises. Un soupçon d’excès de zèle ?… Pour Bruxelles Formation Langues, comprendre des consignes de sécurité au travail, rédiger un court texte ou encore lire une fiche de paie, semblent nécessaires pour être autonome dans notre société actuelle. L’épreuve totale est notée sur 100. Seuil minimum de réussite : 60 sur 100 ; note minimale requise par partie : 5 sur 25 ; durée totale de l’épreuve : 1h20. Voilà pour les détails pratiques. Au-delà de ce cadre, ce sont les intitulés des exercices qui laissent perplexes. A titre d’exemple, l’exercice d’expression écrite consiste à écrire un e-mail à un ami pour lui raconter son projet de vacances

Et Jacques Martel, de conclure : tous les exercices sont relativement faciles… Et demain, nous prévoyons d’harmoniser ce test FLE avec les autres opérateurs concernés, de disposer d’une batterie de tests sur une page web et de rendre l’offre plus visible. Pour l’opérateur de formation, tout roule ! Et pour les migrants ?… Si le doute persistait encore, le brouillard est ici complètement dissipé : il suffit de penser à toutes ces personnes qui n’ont pas les moyens de partir en vacances et devront broder autour d’une réalité qui leur est parfaitement inconnue. Ou encore de celles qui n’ont aucune habitude de passer par l’écrit en dehors de documents administratifs à remplir… Le caractère conceptuel de l’énoncé, propre à un certain cadre culturel, ne tient absolument pas compte de toute une partie de la population migrante, public qui n’est pas dans les missions de Bruxelles Formation, précise par ailleurs Jacques Martel, sans se décontenancer.

De la subjectivité de tout test

Pour le professeur Piet Van Avermaet, ni neutres, ni objectifs, ces tests ne seraient que le reflet, dans de nombreux cas, des croyances, normes et valeurs du groupe majoritaire dominant : pour solide que soit leur réputation d’objectivité et de neutralité, ces tests sont une construction socioculturelle dont la mise en œuvre ne constitue pas un fait isolé mais résulte de motivations et d’intentions politiques, affirme-t-il. A supposer que ces tests répondent aux critères d’équité, une question demeure, celle de savoir si l’on peut, d’un point de vue déontologique, développer et administrer un test pour exclure ou déterminer si la personne doit faire partie des inclus ou des exclus.

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Le scientifique rappelle la nécessité d’au moins trois générations pour s’intégrer : on apprend une langue en ayant des conditions particulières pour l’apprendre, et non des tests linguistiques qui sont érigés comme des obstacles, résume-t-il. Selon lui, la langue ne peut être uniquement apprise en contexte formel : il existe énormément de manières d’apprendre une langue… Quand les apprenants suivent des formations, ils se plaignent qu’ils ne peuvent toujours pas se débrouiller dans la rue, par la suite. Et d’insister, la pédagogie doit être adaptée à un contexte également implicite de la langue. En Flandre, il existe beaucoup de possibilités de formations, mais ce sont surtout des cours généraux qui ne répondent pas aux besoins spécifiques des migrants [4]. Et Sylvie Pinchart, de Lire et Ecrire, rappelle à sa suite combien il existe une série d’espaces informels d’apprentissage de la langue – notamment en éducation permanente et populaire – qui ne seraient pas pris en compte dans le cadre de ce type de test linguistique. Ce qui peut donner lieu à des situations très paradoxales : des personnes très actives dans des associations de quartier pourront être considérées comme des ‘mauvais citoyens’ puisqu’elles ne répondront pas à une certaine connaissance de la langue du pays. A contrario, vivre dans un ‘ghetto pour riches’ qui limite les contacts avec la langue du pays et leurs habitants, n’empêchera pas de réussir ce type de test haut la main et de considérer ces personnes comme des citoyens parfaitement intégrés !

Le « nous contre eux »

Mais pourquoi cette prolifération de tests et de cours dans toute l’Europe ? Pour mieux comprendre le phénomène, le scientifique flamand, Piet Van Avermaet, propose de jeter un œil sur l’évolution des migrations en Europe. La migration est devenue aujourd’hui une question de mobilité, rappelle-t-il : non pas, comme dans les années cinquante, soixante, d’un point A vers un point B, mais plutôt, au fil des opportunités qui se créent, d’un point A vers un point B, vers un point C pour revenir au point B, etc. Les flux migratoires postérieurs à 1991 ne sont pas seulement diversifiés, ils sont aussi devenus plus rapides, plus nombreux et transitoires [5]. La diversité devient non seulement la norme, mais elle se complexifie également. Un migrant n’est plus un migrant mais fait partie d’une métropole multiculturelle et multilingue dans laquelle négocier différentes normes et valeurs va de soi !

Face à ces transformations rapides de la société et au sentiment de perte de certains repères familiers, une large proportion de la population éprouve peur et mécontentement à l’encontre de tout ce qui est inconnu ou peu familier. Exacerbé par une compétition accrue sur le marché du travail, un malaise se fait jour… C’est une nouvelle perception de l’immigration et de l’intégration qui apparaît. Et avec elle, une tentation de repli identitaire. Nous serions passés d’une revendication de pluralisme culturel à l’assimilation au pays d’accueil. Sauvegarder l’homogénéité culturelle en faisant resurgir le « nous contre eux ». Il en résulte la banalisation des idées selon lesquelles « ces gens-là » doivent s’intégrer à notre société, s’adapter à notre culture et apprendre notre langue. Ce qui reviendrait à stigmatiser les nouveaux arrivants au lieu de reconnaître leur capacité à contribuer en termes de ressources à une société plus diverse, résume Piet Van Avermaet.

L’assimilation est une vision de la société défendue avec force, surtout à droite de l’échiquier politique, mais est aussi bien ancrée parmi la population belge. Une étude réalisée sur les représentations qu’ont les Belges francophones sur le rôle de la langue dans le parcours d’intégration [6] insiste sur ce paradoxe : penser un lien intrinsèque indéfectible entre langue, culture et identité, c’est adhérer à l’idée qu’en utilisant une langue, un individu exprime nécessairement son appartenance à une et une seule identité. Il deviendrait dès lors impossible d’être francophone et plurilingue, soulignent les auteurs, Philippe Hambye et Anne-Sophie Romainville. Tout se passe comme si les personnes interrogées [dans le cadre de l’enquête] se refusaient à reprocher aux personnes issues de l’immigration d’être autres, et souhaitaient à la fois qu’elles leur soient purement semblables, faisant encore de l’assimilation la forme idéale de l’intégration.

Le migrant responsable. Et le pays d’accueil ?…

Bien que le terme « assimilation » subit, dans la plupart des pays européens, un processus d’édulcoration qui l’habille d’intégration – voire de société d’accueil, chez nous -, cela n’empêche en rien, selon Piet Van Avermaet, les retombées de cette tendance politique : le migrant devient responsable du processus d’intégration. En d’autres mots, il se doit de devenir un citoyen actif ! Mais quand ? Comment? Qu’est-ce qu’être un bon citoyen? A partir de quand est-on intégré ? Intégré à quoi ? Quelle quantité de langue doit-on maîtriser et quel est le lien entre cohésion sociale et connaissance de la langue nationale ? … Ici aussi, les préceptes de l’Etat social actif, du renversement de la responsabilité, de l’égalité des chances au détriment de l’égalité des places, sont de mises.

Au final, toutes ces interrogations convergent dans une même direction : quel sens met-on derrière le terme intégration et quel projet de société voulons-nous ?… Bruxelles met en place un parcours d’accueil pour primo-arrivant, mais elle ne se soucie jamais de ce qui est demandé à la société qui accueille, relève Anne-Chantal Denis, de Lire et Ecrire. La question de la réciprocité, selon Piet Van Avermaet – ou des règles d’hospitalité, selon le CBAI [7] -, est effectivement la grande absente du débat sur ce type de parcours. Au fond, on parle uniquement de citoyenneté formelle, constate le scientifique flamand. Seul, le migrant doit travailler à son intégration. Mais rien n’est attendu de la société réceptrice qui, la plupart du temps, entend parler des politiques d’intégration, mais ne sait pas de quoi il s’agit. Or, pour Piet Van Avermaet, l’une des conditions indispensables pour s’orienter vers une société multiculturelle, c’est également cette implication de la société réceptrice dans les processus d’intégration. L’acquisition d’une langue doit toujours être accompagnée d’un « comment fonctionner ensemble » et pas seulement d’un apprentissage dans sa version scolaire, rappelle-t-il.

Même son de cloche du côté des chercheurs francophones: s’il est incontestable que les membres d’une société doivent partager un ensemble de normes et de valeurs communes, il est tout aussi vrai que le partage d’une langue unique ne constitue ni une condition suffisante ni une garantie du partage de ces valeurs. La question du projet politique commun, de ce que nous voulons faire ensemble et dans quelles structures politiques, de ce que nous sommes prêts à mettre en place pour réussir l’intégration est bien la question fondamentale qu’il s’agit de poser. Le fait de nous entendre sur l’importance de pouvoir parler une même langue ne devrait pas nous conduire à esquiver une question aussi cruciale, estiment-ils. Et les auteurs ajoutent : plutôt que de voir la langue comme cause des difficultés d’intégration, il s’agirait plutôt (…) de penser que c’est l’absence d’intégration sociale qui crée les difficultés d’appropriation linguistique. Ce sont donc ces conditions d’intégration qu’il s’agirait de discuter et de mettre en place, en évitant de faire de l’apprentissage de la langue la formule magique qui permettrait de résoudre toutes les difficultés qui se situent en réalité en amont de cet apprentissage.

Une autre définition de la langue ?

Considérer l’apprentissage de la langue du pays d’accueil comme un préalable à l’intégration est finalement tout sauf… une évidence. On acquiert une langue en réponse à un besoin. On l’a constaté, tout au long de cet article, faire de la langue une condition pour l’intégration risque de fermer la porte à une acquisition de la langue comme processus naturel, en situation de contact. Et peut conduire à renforcer la discrimination structurelle de groupes minoritaires qu’il s’agissait au départ de combattre. Au-delà de ces critiques, Piet Van Avermaet souligne pourtant l’importance de la simple existence de ces politiques d’intégration. Avant les années nonante, rien n’existait. Et aujourd’hui, les politiques commencent à s’intéresser à cette question d’impact social limité, ils posent des questions, notamment parce qu’ils y investissent beaucoup d’argent. Selon lui, l’enjeu est double. Tout d’abord, fonder les politiques sur base d’une autre définition de la langue qui collerait davantage à ce monde empreint de migrations : nous sommes convaincus de la nécessité et du besoin de l’usage d’une langue nationale. Mais, en réalité, on utilise différents répertoires de langues, le contexte est devenu plus complexe…. En d’autres mots, pourquoi ne pas coller davantage à cette nouvelle réalité plurilingue ? L’autre défi serait, en tant que politique, de communiquer davantage auprès des citoyens sur les raisons de mettre en place des politiques d’intégration.

Ces enjeux peuvent laisser un brin songeur : non sans une pointe d’utopie, ils nécessiteront encore très certainement beaucoup, beaucoup de temps… Si une véritable révolution des mentalités ne se fait pas en un jour, l’intérêt est pourtant bien ici d’adopter un état de veille constant : que mettre en place pour renverser les effets pervers d’un Etat social Actif qui rend – à l’instar des chômeurs – les migrants à leur tour responsables de leur situation ?. Et ne pas hésiter, pour ce faire, à réinterroger le sens commun, malicieusement trompeur.

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, 14/02/2014

(*) Le directeur de Bruxelles Formation Langues, Jacques Martel, donnait le ton à la matinée « Nouveau code de la nationalité : enjeux et conséquences pour le secteur de l’alpha« , organisé par Lire et Ecrire Communauté française, en décembre 2013. C’est sur base d’interventions et de réflexions échangées lors de cette matinée que notre article s’appuie principalement. Autres lectures et sources diverses viennent alimenter le débat.

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