Revue Bruxelles Informations Sociales

Décembre 2021
N° 179

Les précarités étudiantes

D’où viennent-ils ? Quels sont les principaux constats en termes d’accompagnement social, les obstacles, mais aussi les pistes de solutions ?

Le CBCS investigue auprès des principaux concernés : trois étudiants livrent leur témoignage presqu’en s’excusant d’être à la frontière de la pauvreté. L’enquête se poursuit auprès de professionnels du social et dans une épicerie sociale étudiante. Des chercheurs ont aussi contribué à éclairer le sujet. Pour aller au-delà de la surface visible des précarités étudiantes et penser le changement.

Précarités étudiantes ?

La précarité étudiante, de quoi parle-t-on ?

Parce que l’étudiant est avant tout un citoyen semblable aux autres dont « le statut et les conditions de vie sont à l’image de la société »[1], diverses et variées, nous préférerons parler « des précarités étudiantes » plutôt que d’une seule et unique précarité. Les témoignages d’Edith, Sylvain et Caroline, trois histoires singulières, mais communément reliées par des obstacles à « être étudiant », viennent le confirmer.

A travers eux, on prend le temps de s’attarder sur cette petite portion d’étudiants précarisés – qui ne cesse d’augmenter ! – qui met en lumière les failles de notre système de protection sociale (difficultés financières sans mécanisme de sauvetage, problèmes pour se loger, se nourrir, …). Et qui reproduira trop souvent de mêmes obstacles dans leurs vies d’adulte : difficultés d’accès au marché du travail, contrats de travail temporaires et faibles salaires, non-accès aux allocations de chômage, etc. (lire J. Girès, J. Paume, p.)

A partir des précarités étudiantes, ce sont les questions des inégalités sociales et de l’accès aux droits qui sont réinterrogés. Avec cette question, à la clé : quels rôles peuvent jouer le travail social et les politiques sociales pour tendre vers une société plus juste et plus égalitaire ? C’est à partir de cette réflexion que le CBCS et le Forum Bruxelles contre les inégalités ont organisé l’événement « L’autre crise : 80.000 étudiants précaires, on fait quoi ? »[2], le 15 octobre 2021. Une journée d’ateliers et de conférence-débat qui a rassemblé à la fois des acteurs d’établissements scolaires et des acteurs du social-santé. L’objectif ? Croiser les regards à partir de ces professionnels qui accompagnent l’étudiant précarisé, mais qui ont trop rarement l’occasion de se rencontrer pour faire émerger des pistes et améliorer leur situation en tant que citoyen.

Mais avant de se plonger dans le cœur du sujet, revenons sur trois constats, essentiels pour comprendre les obstacles, enjeux et perspectives qui se dégagent au fil des pages de ce dossier :

  1. Précarités étudiantes, une définition insaisissable ;
  2. Non-démocratisation de l’Enseignement supérieur ;
  3. Eclatement des aides, sous-financement et responsabilisation de l’étudiant.

Constat n°1 : précarités étudiantes, une définition insaisissable

«Lors des interviews réalisées pour ce dossier, inlassablement, nous avons posé cette question : « quelle définition donneriez-vous à la « précarité étudiante » ? … La colle ! Nous avons eu droit à toute une série d’ébauches de définition, mais aussi à beaucoup de dérobades : « c’est que, ce n’est pas notre porte d’entrée de travail, même si elle fait partie de notre public… », « j’ai toujours été mal à l’aise avec cette question », … Au fond, les différents acteurs du social font le même constat que les chercheurs. En réalité, la définition de la précarité se révèle plutôt problématique. Dans l’usage quotidien, le terme de « précarité » est presque systématiquement employé de manière équivalente à celui de la « pauvreté ». Il a également tendance à parfois se substituer à ceux d’« exclusion », de « misère » ou encore de « marginalité ». Pourtant, bien qu’elles rendent toutes compte d’un certain nombre de phénomènes sociaux, ces expressions courantes réfèrent à des réalités bien différentes.[3]

Le terme « précarité », en d’autres mots, on croit le connaître et, en même temps, il nous échappe… Il se dévoile, en partie, derrière les mots des étudiants qui témoignent dans les pages de ce dossier : pour Edith, « l’aide du CPAS était réservée aux personnes qui en avaient absolument besoin », avant de se rendre soudain compte qu’elle est « plus proche de la précarité étudiante qu’elle ne le croit ». Ou à travers cette confidence de Sylvain qui réalise que, depuis ses déboires avec le CPAS, « toute cette énergie déployée pour faire valoir [ses droits] n’est pas naturelle. Et Caroline qui constate qu’avant le divorce de ses parents, elle n’avait aucun lien avec la précarité. Et puis, « boum ! Les budgets ont été divisés par deux ! ». Voilà qu’apparaissent quelques particularités de la physionomie générale de la précarité : contrairement à son acolyte « pauvreté », elle traduit « une situation provisoire, une transition vers une meilleure ou pire condition. (…) La précarité doit donc être considérée comme un facteur de risque de pauvreté. (…) Elle intègre l’évaluation d’un « risque potentiel » pour la population repérée comme précaire de basculer dans une situation de pauvreté. La précarité renvoie nécessairement à une situation d’instabilité, elle-même porteuse d’une incertitude quant à l’avenir. (…) Au même titre que la pauvreté, la précarité est multidimensionnelle. (…) les notions de « pauvreté » et de « précarité » coexistent, tout en se recoupant : la pauvreté est le produit de précarités cumulées, le résultat de l’échec ou de l’insuffisance des mécanismes de lutte contre la précarité.

Quand l’étudiant ne dépend plus de sa famille, mais d’heures de jobs à enfiler sur la semaine et/ou de sollicitations à entreprendre, notamment vers le dernier rempart de la sécurité sociale ; et quand ce dernier rempart ne répond pas, on ne peut que constater l’échec des politiques sociales. Sylvain, le résume en ces mots : « Lors de la première vague de Covid-19, quand on parlait dans tous les médias des ‘invisibles’, je me suis vraiment senti concerné. Encore aujourd’hui, je ne suis dans aucun circuit de la sécurité sociale ! ».

Constat n°2 : une non démocratisation de l'enseignement supérieur

« Mes amis, soit au CPAS, soit dont les parents subvenaient à leurs besoins pour leurs études, partaient avec un avantage : ils pouvaient juste se concentrer sur leurs études. Alors que moi, j’avais vraiment la tête ailleurs… »  (Lire témoignage d’Edith)

« De larges inégalités sociales structurent la société belge qui se traduisent inévitablement par des conditions de vies étudiantes inégales ». J. Girès et J. Paume, dans leur contribution, proposent de mesurer à quel point les inégalités socio-économiques entre les familles se traduisent en inégalités entre les étudiant·es. Ces inégalités sociales ont bien entendu des conséquences directes sur la capacité des étudiant·es à s’impliquer dans leurs études. Comment être dans de bonnes conditions pour réussir lorsque l’on ne possède pas les moyens d’acheter le matériel scolaire ou informatique adéquat ? Quand on vit dans un stress permanent de recherche d’un logement ou d’une demande d’allocation d’études qui reste sans réponse ? (lire « Coup de projecteur sur 3 aides existantes) Quand on est épuisé par les 10 heures de job enfilés dans la semaine ? …

Si un constat fait l’unanimité, c’est bien celui de la non-démocratisation de l’enseignement supérieur : « Face aux défis de la paupérisation de la société, il est attendu de l’enseignement supérieur qu’il agisse en tant qu’« ascenseur social ». Pourtant, il est régulièrement pointé pour son caractère socialement inégalitaire : alors qu’une de ses raisons d’être est l’émancipation individuelle des jeunes, il est critiqué pour engendrer une reproduction des inégalités sociales plutôt que de permettre à ceux-ci de gravir les échelons ».

Plutôt qu’à une disparition des inégalités, M. Michiels, Chargé d’étude à la Ligue des Familles souligne leur déplacement : « sur les 30 395 étudiants entrés en premier bloc, en Haute Ecole, en 2017-2018, seuls 12 507 seront diplômés après 3 ans.  Ainsi, si de plus en plus d’étudiants ont l’occasion de démarrer des études supérieures, le chemin jusqu’au diplôme reste très sélectif. Lorsqu’on sait que les étudiants qui travaillent pour payer leurs études ont 43% de chances supplémentaires de rater, difficile de ne pas faire le lien avec la précarité étudiante ».

Ces inégalités de réussite induisent un sentiment de honte face à l’échec et de responsabilisation individuelle : « je souhaite entamer un master en management (…). Pour me rattraper et être fière de moi ! », témoigne Edith. Après, « c’est peut-être juste moi qui ne sais pas bien gérer travail et études ? Parfois, je me pose encore la question… Chapeau à ceux qui y arrivent, mais je ne sais juste pas comment ils font », confie-t-elle.

Constat n°3 : un éclatement des aides et un sous-financement aux effets pervers

Lors de l’événement du 15 octobre, « L’autre crise : 80.000 étudiants précaires, on fait quoi ? », « Lucas Van Molle, représentant de la Fédération des Etudiants Francophones, a dénoncé combien, actuellement, l’étudiant précaire doit être le secrétaire de sa propre situation. Il existe un tel éclatement des aides sociales qu’il doit entreprendre des démarches multiples pour, d’une part s’y retrouver dans les aides auxquelles il a droit et, d’autre part, tenter de les obtenir :

« Une inefficience du système global d’aide financière est à mettre en évidence, en raison d’une grande hétérogénéité des pratiques et logiques des acteurs, par ailleurs professionnels et cohérents dans leur domaine. Faute d’interconnexion entre eux et de règles précises ou harmonisées, les procédures, les conditions d’octroi, les montants, les modalités de versement et même les traitements des demandes ne sont pas harmonisés, créant par conséquent des différences de traitement entre les étudiants d’un acteur à l’autre. Cette illisibilité engendre l’obligation pour l’étudiant.e d’introduire des demandes parallèles avec des dossiers distincts. La complexité des procédures administratives peut engendrer un renoncement à l’aide ».

Pour comprendre cette disparité des aides, un coup d’œil sur le paysage de l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles, lui-même caractérisé par « une organisation institutionnelle complexe » est éclairant : 6 universités, réparties en 2 réseaux, 19 Hautes Ecoles appartenant quant à elles à 3 réseaux, eux-mêmes subdivisés en plusieurs catégories. A cela s’ajoute 16 écoles supérieures des Arts, appartenant à 3 réseaux … Bien que tous financés par la Fédération Wallonie-Bruxelles, il n’existe pas d’harmonisation globale de fonctionnement entre tous ces établissements.

A cela, s’ajoute un système de financement dit de l’« enveloppe fermée » : à partir d’une somme allouée à l’enseignement supérieur et fixée par décret, les établissements se voient accorder un budget précis, non réévalué en fonction de la croissance économique du pays. « Cette subvention plafonnée est répartie entre les établissements en fonction de leur nombre d’étudiants ». L’étude rappelle qu’en l’espace de deux décennies, « le nombre d’étudiants a fortement augmenté (plus de 35%) » sans qu’il y ait une réponse structurelle apportée, « conduisant mécaniquement à un sous-financement, voire à un « définancement » de l’enseignement supérieur ». Avec deux effets pervers pointés : « une logique de concurrence exacerbée entre les établissements, cherchant à tout prix à faire croitre leur population afin de stabiliser ou d’augmenter leurs allocations » d’une part ; « la détérioration progressive de l’encadrement des étudiants dans leurs cursus en raison de cette enveloppe fermée », d’autre part. 

Ces deux effets induits par le définancement soulignent l’urgence de « considérer les dépenses publiques consacrées à l’enseignement supérieur comme un investissement sociétal » : « Une formation de l’enseignement supérieur peut être considérée comme « un investissement, aussi bien pour les étudiants que pour les pouvoirs publics et la société dans son ensemble ». Pour les pouvoirs publics, les bénéfices directs et indirects peuvent représenter presque cinq fois la mise de départ », rappelle l’étude sur les conditions de vie des étudiants. 

L’actuelle Ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Glatigny (MR), a insisté, en clôture de l’événement du 15 octobre 2021 sur le fait que le refinancement de l’enseignement supérieur était en marche, mais avec les marges de manœuvre que permettent cette enveloppe fermée : 50 millions d’euros supplémentaires en 2022, 70 millions en 2023, 80 millions en 2024… Et une promesse d’augmentation du taux d’encadrement par étudiant. Elle compte travailler à partir de trois leviers d’action : les allocations d’étude, les subsides sociaux et le minerval. A suivre, donc.

A présent, munis de ces éléments de contexte, nous voilà prêts à « gratter » la surface visible des précarités étudiantes pour les comprendre et penser le changement.

Ressources utiles :

Etude sur « les conditions de vie des étudiants de l’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles », Rapport final, avril 2019, 228 p.

Portail officiel de l’enseignement supérieur « Etudier en Fédération Wallonie-Bruxelles » proposé par l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur (ARES) : https://www.mesetudes.be

De nombreuses informations utiles sur le site de Infor Jeunes BXL : https://ijbxl.be

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Témoignages

Edith*, étudiante, 28 ans

*Prénom d’emprunt

L'ENFANCE - « Maman nous a permis de mettre la précarité de côté »

Je m’appelle Edith, j’ai 28 ans, je suis Bruxelloise et je fais partie de la première génération de Congolais nés à Bruxelles. Fin des années septante, mon père est arrivé en Belgique avec une bourse pour faire sa thèse. Il était comme un espoir au Congo. Et ma maman l’a rejoint pour regroupement familial. Elle a fait des petits jobs au noir, comme auxiliaire de vie, cuisinière, …

J’ai grandi dans le haut des Marolles, avec mes 3 frères, 2 grands et un petit. Grâce à ma maman qui n’était pas du tout dépensière – mon père a été assistant social pendant 3 ans, puis au chômage – on n’a jamais manqué de rien. Aussi loin que je me souvienne, j’ai cette image de ma maman qui travaille comme pas possible et qui met tout de côté pour qu’on vive décemment. Elle a fait en sorte qu’on ne reste jamais à la maison : on partait souvent en colonie de vacances, on a toujours fait des activités et des stages sportifs, … C’était une chance parce qu’on a pu y rencontrer un tas de personnes.

A la maison, c’était un peu compliqué : mes parents ont divorcé quand j’avais 12 ans. A l’école, j’avais un comportement assez rebelle… Je n’étais pas « méchante », mais c’était sans doute une accumulation de beaucoup de choses : j’avais besoin d’être le « clown » de la classe, de faire rire les autres. J’avais aussi un problème avec l’autorité, j’avais un grand frère « tyran » à la maison. Dès que je me disputais avec mes frères, maman trouvait un mot, à mon retour de l’école, dans mon journal de classe. Je fréquentais un établissement scolaire, au centre de Bruxelles, je travaillais très bien – quasi toujours dans les premières de la classe – mais je « foutais la merde » … Maman, très chrétienne, en a parlé à l’abbé Van der Biest [4], qui a proposé qu’on aille en internat, moi et mon frère qui « dealait » … Ce n’était plus possible que l’on reste à Bruxelles, selon maman, on avait trop de « mauvaises fréquentations ». Changement de cadre : direction l’internat à Maredsous. Après 2 ans là-bas, en 3ème et 4ème secondaires, je suis renvoyée de l’internat. Retour à Bruxelles. A nouveau, c’est l’abbé Van der Biest qui nous oriente vers un collège à Uccle où j’ai fini ma scolarité. 

Pendant toute cette enfance, maman nous a permis de mettre la précarité de côté. Je n’ai jamais manqué de rien, j’étais comme une « reine », même si je voyais bien que mes amies s’habillaient chez Zara et nous, chez DODD ou au marché.

PARCOURS ETUDIANT : JOB, JOB, JOB – Remise en question et « cheminement de la médiocrité »

Au début de mes études supérieures, je ne savais pas qui j’étais, je ne savais pas ce que je voulais… Même si j’ai eu accès à une bourse d’études, j’avais toujours besoin d’argent de poche. J’ai commencé à travailler à mi-temps, un peu partout : dans la vente, l’Horeca, … J’ai quasiment fait toutes les boutiques et les restaurants de Bruxelles ! Pour moi, c’était tout simplement impossible de combiner les études et le travail : ce sont deux mondes si différents ! D’un côté, cela donne une motivation : « je ne voulais pas être vendeuse ! », mais au niveau temporel et physique, quand tu rentres à 18h complètement crevée, c’est difficile de se mettre à étudier. Epuisée, tu n’as pas la tête à te mettre dans les bouquins ! Et au moment des examens, impossible d’annoncer à son employeur – « finalement, je ne peux pas venir cette semaine ! ». Mes amis, soit au CPAS, soit dont les parents subvenaient à leurs besoins pour leurs études, partaient avec un avantage : ils pouvaient juste se concentrer sur leurs études. Alors que moi, j’avais vraiment la tête ailleurs… Si c’était à refaire … Mais voilà, j’ai raté mon année et je me suis rendu compte que ce n’était pas la fin du monde. Je suis un peu rentrée « dans ce cheminement de la médiocrité », comme j’aime le dire (rires) : on rate une deuxième fois, une troisième fois ! J’ai fait 2 ans en sciences po. J’étudiais juste les cours que j’aimais bien, à savoir 75% des cours, mais cela ne fonctionne pas comme ça ! Du coup, j’ai voulu devenir journaliste (mode) : j’ai réussi en 1ère, 2ème, mais après, je n’ai pas terminé. Je suis partie dans une école wallonne de journalisme et je n’ai pas du tout aimé. J’avais cette sensation que mes priorités n’étaient pas du tout en ordre ! J’ai l’impression d’avoir perdu du temps, surtout quand je me compare à mes amis.

CRISE COVID & AIDE SOCIALE : « L’aide du CPAS, c’est réservé aux personnes qui en ont absolument besoin… dont je fais partie ! »

Actuellement, je termine mon bachelier dans une école de promotion sociale en relations publiques. Enfin, j’ai l’impression de savoir un peu plus où je suis, où j’irai. Avant le confinement, en mars 2020, j’habitais encore chez ma maman : « maintenant, tu dois penser à ton avenir : soit tu travailles soit tu te consacres à tes études ! », m’a-t-elle lancé, tout en ne m’aidant plus financièrement. J’ai alors demandé de l’aide au CPAS, ce qui me permet de me concentrer sur mes stages et mes études. Ce n’était pas une démarche si évidente, pour moi, c’était réservé aux personnes qui en avaient absolument besoin … Je me rends soudain compte que j’en fais partie !

J’ai eu de la chance – j’ai « profité » de la situation (crise Covid et confinement, ndlr) pour être aidée. J’étais momentanément chez une amie parce que je me disputais, même physiquement, avec maman, cela n’allait plus. Le CPAS ne pouvait pas venir contrôler ma situation. Du coup, j’ai été directement aidée. Et j’ai très vite trouvé un kot avec une terrasse (470 euros/mois avec charges), j’ai vraiment de la chance. Je suis hyper reconnaissante envers le CPAS de m’aider à hauteur de plus de 1000 euros par mois, c’est énorme ! D’un autre côté, je me dis que j’ai quand même travaillé depuis mes 16 ans … Et je me rends compte que ce n’est vraiment pas suffisant ! Mon père m’aide, moi et mon petit frère, à hauteur de 100 à 200 euros tous les 2 mois. Sinon, c’est hyper difficile de joindre les 2 bouts : en plus du loyer (470 euros/mois), pour une bonne connexion Internet et le téléphone, c’est le forfait maximum (80 euros/mois), il faut manger, etc. (la santé, c’est 135 euros annuel, les transports sont gratuits via le CPAS, ndlr). Concernant le coût des études, j’ai eu une mauvaise surprise : je pensais que le CPAS allait m’aider, mais j’ai appris que je devais d’abord faire la demande au service social de l’école. Je n’étais pas inscrite les 2 premiers mois, je ne savais pas, s’en est suivi toute une bagarre administrative pour me faire réinscrire. J’ai failli être désinscrite, c’était horrible ! Avant l’aide du CPAS, j’ai travaillé 2 ans pour payer le minerval. Nous étions plusieurs étudiants à être dans le cas. Je n’ai pas trouvé de soutien du côté de l’école de promotion sociale, c’est même plutôt le contraire … Mais c’est ma dernière chance, donc je m’accroche !

Je suis maintenant en 4ème année : il me reste encore deux cours, mon Travail de Fin d’Etudes et un stage de 6 mois. Je devrai juste me serrer la ceinture 2 ou 3 mois pour payer un dernier minerval. A partir de 25 ans, on est déjà considéré comme étant adulte pour le CPAS, ce que je comprends, c’est donc vraiment ma dernière chance !

PERSPECTIVES & retour sur expérience - « Apprends à gérer ton argent et fais-toi aider ! »

Dès que je termine mes études, je trouve un travail pour ne pas rester au CPAS – j’ai eu la chance de faire des beaux stages durant mes études, ce qui peut m’aider dans ma recherche d’emploi – et même avec un 35 heures dans la vente ou dans l’Horeca, je toucherai davantage ! En parallèle, je souhaite entamer un master en management, mais en cours du soir, plus jamais en cours du jour ! C’est une formation très large, mais qui, je pense, peut m’aider : apprendre à gérer des budgets, davantage sur le terrain. Pour le moment, je ne suis pas en couple et je n’ai pas d’enfant, donc je peux encore me le permettre. Pour me rattraper et être fière de moi ! 

Avec du recul, si j’avais un message à dire à la Edith qui sort de secondaires et qui entame ses études, c’est ceci : « apprend à gérer ton argent et fais-toi aider par tes parents, que ce soit financièrement, mais aussi émotionnellement, humainement ! ».  Entre la fin des secondaires et le choix des études supérieures, on est totalement lâché et on ne sait pas quoi faire avec tant de liberté. On a besoin d’être guidés. Malgré des parents qui me poussaient à faire des études, je manquais de confiance en moi à cet âge-là ! Et c’est un moment qui peut durer longtemps … La bourse, c’est bien, mais c’est 1000 euros que tu reçois au milieu de l’année : moi, personnellement, je l’ai mise dans mon ordinateur la 1ère année. L’année d’après, pour un téléphone et des chaussures de sport, … A refaire, je mettrais davantage de côté pour avoir un peu de réserve durant l’année et ne pas devoir travailler les jours de semaine. Quand tu travailles, tu rates un cours, deux cours : « tu travailles pour tes études ou pour pouvoir aller boire un verre avec tes amis ? » …

A refaire, j’irais plus vite demander de l’aide au CPAS. Aujourd’hui, cela m’aide clairement : j’ai réussi en 1ère session parce que je n’avais que les études sur lesquelles me concentrer ! Ou bien, c’est peut-être juste moi qui ne sais pas bien gérer travail et études ? Parfois, je me pose encore la question… Chapeau à ceux qui y arrivent, mais je ne sais juste pas comment ils font … Au fond, on est plus proche de la précarité étudiante qu’on ne le croit. Je dirais à tous les étudiants qui viennent de la classe moyenne ou prolétaire : « faites attention, renseignez-vous sur toutes les aides qui existent. Et soyez fort ! Parce qu’il en faut de la force psychologique, financière, … ». Pour ma part, je crois que je vois enfin le bout du tunnel !

Sylvain*, étudiant, 26 ans

*Prénom d’emprunt

L’ENFANCE – « 0n n’est pas privilégiés, mais on gagne trop pour être pauvres » !

Je suis Bruxellois, mais né dans le Hainaut. Je viens d’une famille de trois : mes parents et moi. Quand j’avais 5 ans, on est partis à Bruxelles avec ma maman et on a vécu à 2 jusqu’en 2015. J’ai eu de moins en moins de contact avec mon père. Il ne paie plus de pension alimentaire depuis une dizaine d’années. Le jour où j’ai découvert qu’il vivait très bien, j’ai dit « ciao » tant qu’il ne m’aura pas remboursé toutes les heures d’éducation qu’il me doit ! (rires.) Par contre, je reste en contact très régulier avec mes grands-parents paternels : ils ont pris en charge une partie de mon éducation et m’aident beaucoup financièrement.

Ma maman vient d’un milieu pauvre, elle est la seule de sa famille à avoir fait des études. Elle voulait être médecin, mais à l’époque, elle n’avait pas le bagage scientifique. Elle a étudié sciences politiques et a travaillé dans toute une série de boulots, mais qui ne lui plaisaient pas vraiment. Elle a repris des études dans le domaine du soin à 35 ans. Ce n’était pas toujours facile : au niveau social, on tenait. On a toujours habité dans des appartements « une chambre », on dormait dans le salon, on se refusait certaines activités. Mais cela ne nous a pas empêché de vivre une vie tout à fait classique. On ne s’est jamais retrouvés au dépourvu, sans argent. On a toujours eu un médecin de famille, de quoi manger… Les privations, je ne les ai pas vécues.

Ma mère a toujours eu un rapport compliqué avec les instances sociales : quand elle faisait des demandes d’aide sociale en tant qu’étudiante, elle n’y avait jamais droit alors qu’elle vivait seule avec sa mère, ma grand-mère maternelle, femme de ménage, avec 5 enfants, dont 3 à charge. A notre arrivée à Bruxelles, ma maman a retenté une demande d’aide sociale qui a été refusée : on n’a pas eu droit à un logement social parce qu’avec son salaire, elle gagnait trop ! Du coup, j’ai un peu grandi avec cette idée : « On n’est pas privilégiés, mais on gagne trop pour être pauvres » !

J’ai fréquenté une école catholique bourgeoise dans le nord de Bruxelles. Je pouvais sentir des différences avec les autres gamins, mais cela ne m’a pas traumatisé ! J’ai toujours eu des facilités à l’école. Mes grands-parents paternels sont tous deux allés à l’université. Depuis tout petit, j’ai grandi dans un environnement où c’était très important d’apprendre ses leçons.

Mi-temps étudiant, mi-temps jobber : « Les jobs me servent à payer tout l’excédent du loyer »

C’était une évidence pour moi d’entrer à l’université, mes parents étaient tous deux passés par là. Le collège nous encourageait à aller vers Saint-Louis, mais après quelques journées « cours ouverts », j’ai fait mon choix sans hésiter : je me suis inscrit à l’ULB ! Je m’y suis vraiment senti à ma place, surtout en master. Finalement, j’ai fait des études en droit public et administratif. Ce qui m’attirait, c’étaient pourtant les sciences politiques. Le choix s’est davantage fait sur l’idée qu’il fallait gagner des sous ! Ce qui m’intéressait, c’étaient les droits des prisonniers, les droits humains plutôt que la criminalité. Je me suis fort engagé dans des associations étudiantes. En 2019-2020, je me suis inscrit à un second master en sciences sociales, en parallèle du premier. Cette nouvelle orientation m’ouvrait plein de nouvelles perspectives, me rapprochait de ma première envie de faire Sciences Po. Quand j’ai terminé mon master en droit en août 2019, il me restait une année. Je me suis lancé en me disant que j’allais me planter, et puis, sans faire des résultats excellents, j’avais quand même réussi 8 examens sur 11. J’avais encore un stage obligatoire à réaliser. Je n’avais pas les moyens de le faire à l’étranger, la majorité des étudiants s’en vont et en profitent pour débuter leurs entretiens en vue du mémoire. Je n’avais pas non plus les grades pour demander une bourse ou pour être financé.

J’ai donc entamé mon stage à Bruxelles à mi-temps dans une association qui forme les professionnels du social dans l’aide et l’intégration aux réfugiés ; l’autre mi-temps, j’ai continué à faire des jobs étudiants. Je ne pouvais pas me permettre de rester 3 à 4 mois sans job ! Depuis l’âge de 15 ans, je travaille. D’abord uniquement l’été, puis j’ai commencé à bosser plus à partir de 2015. J’avais 20 ans et j’ai commencé à vivre seul. Ma maman, tombée malade – maladie de type orpheline des poumons -, est partie vivre à la campagne pour sa santé. Elle me versait 25 euros par semaine correspondant aux allocations familiales. Je suis longtemps resté domicilié chez elle, par crainte de perdre ces allocations. Grâce à toutes sortes de jobs que je faisais à mi-temps (caissier, serveur, classement de dossiers, …), je vivais très correctement : je gagnais entre 400 et 500 euros par mois, ce qui me permettait de payer le téléphone, Internet, l’alimentation, les vêtements, les loisirs, faire quelques voyages, … Et mettre un peu de côté. Les jobs me servaient à payer tous mes frais, en dehors de mon loyer. 

Au fond, c’est une jeune vie d’adulte à gérer. Et c’est clair qu’entre les jobs, mais aussi le ménage, les lessives à faire à la maison et les implications scoutes et associatives à l’extérieur, les études passent tout en-dessous des priorités.

CRISE COVID, perte de jobs et « demande de RIS : Le pire moment de toute ma vie »

Le moment où les choses étaient censées se simplifier – je n’avais plus qu’un parcours à faire – je pensais aborder mon quotidien avec plus de légèreté… Et c’est là que je perds pied. (lire l’interview Psy Campus)

Mars 2020 : on doit se confiner et je perds mes jobs ! Ce premier confinement, je l’ai passé tout seul, mon co-locataire s’est installé ailleurs. Dur, dur, dur … (silence). Une fin d’année super chaotique. J’ai vraiment été débordé. Je me suis retrouvé à la sortie du confinement avec mon mémoire à réaliser.

Juin 2020 : je peux aller faire mes enquêtes, j’ai le matériel qu’il me faut pour écrire mon mémoire.

Début juillet 2020 : sur conseil d’un de mes potes qui vient d’être engagé comme juriste dans un CPAS, j’entre une demande de RIS. Je voulais terminer mon année en août et entamer une spécialisation. Je n’avais jamais fait la demande auparavant. Jusque-là, j’avais eu droit à une bourse qui payait le minerval dont on a été privés pendant 2 ans quand maman est tombée malade (situation fiscale incorrecte qui a mis 2, 3 ans à être réglée, ndlr). La première prise de contact avec le CPAS est négative : ma mère s’entend dire que « cela n’ira pas, vous gagnez trop ! ». Mon co-locataire me dit d’insister, de remplir un dossier et de demander à être entendu ! 

14 juillet 2020 : première audition au CPAS. Ma mère et un ami m’accompagnent et m’attendent dehors. Et là, c’est atroce. C’est un des pires moments de toute ma vie ! Ils étaient une dizaine face à moi. J’aurais pu demander un accompagnement, mais je ne l’ai pas fait. Je devais me justifier sur ma demande, sur mon projet de vie et professionnel plutôt que sur mon état de besoins :

– « Ce que j’aimerais vraiment faire dans la vie, c’est de la recherche. Mais j’ai dû travailler pendant mes études, j’ai été impliqué dans des associations, … J’ai obtenu mon diplôme, mais avec des notes insuffisantes pour m’ouvrir les portes de la recherche pour lequel le parcours académique est primordial. Je ne suis pas naïf, je sais que ce choix de carrière est difficilement accessible, je suis prêt à m’orienter vers l’associatif si ce premier choix ne fonctionne pas. Mais éthiquement, le travail en entreprise, ce n’est pas pour moi ».

– « Monsieur, votre projet de vie est louable, mais il y a un principe de réalité : ce n’est pas à la communauté de payer pour votre spécialisation et vos choix d’études. Vous avez déjà un diplôme, vous pouvez trouver un travail, dans une banque par exemple ! Ou bien aller chercher un revenu du côté de votre père ? Nous vous rappelons que le droit à l’insertion sociale est un droit résiduaire et qu’il faut d’abord aller chercher ailleurs ».

Ils m’ont dit aussi qu’ils avaient déjà pris une décision avant même que j’entre dans la salle. C’est ce qui a été le plus violent de leur part, c’était dénier tout l’intérêt de ma demande ! On me renvoyait : « que faites-vous là ? » … On m’a rarement autant fait comprendre que je n’étais pas à ma place ! Je suis sorti de là anéanti. J’ai eu cette image de moi à la rue : mon contrat de bail touchait à sa fin, en août. Comment retrouver un logement alors que j’étais officiellement sans revenu ?

Deux semaines plus tard, je reçois pourtant dans ma boite aux lettres la décision officielle du CPAS : on m’accorde le RIS de mi-juillet à mi-septembre, pour 2 mois ! Il me restait 3 examens, un travail et un mémoire à rendre. J’étais encore plein de bonne volonté à ce moment-là.  Sauf qu’en août, je me retrouve complètement dépassé par tout le travail à accomplir. Je prends conscience que je vais rater mon année … Je suis dans un tel brouillard de fin de session ! Début septembre, je tente d’expliquer ma situation à l’assistante sociale du CPAS : « Si vous avez eu des soucis de santé, demandez une prolongation de session, faites ce qui est en votre pouvoir pour ne pas rater ! ». C’était une injonction, la veille des délibérations, dans un moment où je n’étais plus en mesure de rien. Je n’osais plus ouvrir mes mails, j’étais paralysé par le stress et par la honte. J’avais déjà raté une année de bachelier, mais c’était parce que je faisais trop de trucs à côté. Me retrouver face à mon travail étudiant et ne plus en être capable, c’est ce qui était le plus dur ! Je ne comprenais pas ce qui m’arrivais : j’étais dans un état de panique intense, dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit ! Mais mettre le mot dépression sur ma situation restait difficile.

Le CPAS refuse de prolonger mon RIS. Implicitement, je reçois le message : « il a raté son année, c’est bien la preuve qu’il ne faut plus l’aider ! On ne va pas l’encourager à continuer des études ! ».

PERSPECTIVES & retour sur expérience

Au-delà de ma détresse, je décide de ne pas me laisser faire et je prends contact avec la Street Law Clinic de l’ULB. J’ai un premier entretien avec des étudiants juristes et une avocate.  L’avocate me conseille de demander une révision de la décision (recours juridique interne) – première voie de recours – et de contacter un avocat pro deo (aide juridique gratuite) pour contester dans le même temps la décision devant le tribunal du travail. Je demande à être entendu par téléphone pour la révision de la décision : lors de cet échange, j’ai compris combien le CPAS de province était déconnecté de la réalité bruxelloise que je vivais : « ici, les étudiants continuent pourtant à trouver un job ! », s’étonnent-ils.

J’ai retrouvé un job étudiant de janvier à juin 2021 dans un grand magasin. Avant, je n’avais quasiment plus de revenus, hormis la pension alimentaire de mon grand-père. Et ma maman qui m’aidait un peu, mais sur sa maigre réserve.

Dans un moment de colère, je me suis quand même inscrit à ma spécialisation, mais je n’avais plus droit à aucune bourse, vu que j’avais déjà un diplôme ! Je n’avais plus le courage de contester, j’ai laissé tomber… Depuis mes déboires avec le CPAS, je réalise combien toute cette énergie déployée pour faire valoir mes droits n’est pas naturelle. C’est une réflexion que je me fais depuis quelques semaines. Aujourd’hui, j’ai une vraie colère ! Toute ma confiance en moi est partie …

J’attends maintenant le recours devant le tribunal du travail, le 15 septembre 2021. (Une décision du tribunal du travail a condamné son CPAS, ndlr).

Ma situation de pauvreté, j’y avais déjà pensé, mais c’est vraiment à travers mes études et lectures scientifiques que j’ai réalisé que je faisais partie de la classe sociale des pauvres ! Que je l’avais toujours été ! Et que ce n’était pas normal de travailler entre 10h et 15h par semaine pour pouvoir aller faire la fête avec ses copains et avoir une vie décente. Ce n’était pas non plus par hasard si je m’étais dirigé vers des études de droit en me disant : « j’aurai besoin de ce diplôme ! ». Et que la recherche ne m’était pas apparue comme une possibilité jusque-là !

Au-delà de toutes ces difficultés, au fil de mon parcours étudiant en droit et de mes implications dans l’associatif et le politique, je me suis créé un solide réseau qui me permet d’avoir accès à l’information. Parce que faire une demande d’aide sociale, une demande de réduction de minerval, c’est compliqué ! Il faut d’abord avoir fait une demande de bourse auprès de la FWB. Pour une demande de bourse à la FWB, il faut une attestation d’inscription. Si la situation administrative n’est pas directement très claire, c’est déjà la galère !

Pour régler la précarité étudiante ? Si le Conseil social du CPAS auquel j’étais inscrit n’avait pas été  étiqueté MR/CDH, j’aurais peut-être eu plus de chance de voir ma demande aboutir ? Déjà commencer par harmoniser les pratiques divergentes des CPAS ? Et nous donner plus de sous ? Nous donner l’accès au chômage ? Il y a un vide juridique qui est glaçant : actuellement, à la sortie des études [5], si on n’a pas de travail, on n’existe pas !

Lors de la première vague de Covid-19, quand on parlait dans tous les médias des « invisibles », je me suis vraiment senti concerné. Encore aujourd’hui, je ne suis dans aucun circuit de la sécurité sociale. 

Caroline, étudiante, 26 ans

L’ENFANCE - « Ma famille a éclaté à 18 ans, les budgets ont été divisés par deux »

Belge, Je suis née à Liège, j’ai vécu dans une maison à la campagne, avec mon petit frère, 4 ans plus jeune que moi. Mon père est ouvrier, ma mère employée, tous deux travaillent dans des Intercommunales. Pendant mon enfance, ma maman s’occupait de tout ; papa, alcoolique, mettait ses pieds sous le canapé après le boulot et on ne l’entendait plus.

Jusque-là, la précarité et moi, nous n’avions aucun lien ! A part peut-être cette angoisse qu’entretenait mon père avec elle : il avait galéré dans son enfance, alors c’était hyper important pour lui qu’on ne soit pas dans le rouge à la fin du mois ! Et que je fasse des études pour ne pas finir caissière… J’ai toujours connu cette pression : il avait réussi à grimper dans l’échelle sociale par rapport à ses propres parents, nous devions au moins garder ce niveau-là !

Et puis, boum, divorce ! Ma famille a éclaté à mes 18 ans, les budgets ont été divisés par deux. Quand ma mère a quitté mon père, elle m’a dit : « j’ai été maman pendant 18 ans, il est temps maintenant que je sois femme ! ». Je n’ai pas compris, pour moi, c’était un abandon. Elle a pourtant tout fait pour continuer à nous offrir le même train de vie. Comme elle n’y arrivait pas, elle se restreignait énormément dans ses libertés pour nous préserver. Aujourd’hui, je dis « merci maman » ! J’aurais dû comprendre plus tôt…

PARCOURS ETUDIANT : « Première année : les études sont passées à la trappe ! »

Je pars faire des études de communication à Bruxelles. Mon rêve, c’est de devenir journaliste « reporter de guerre ». J’ai vite déchanté. Même si j’ai conscience de ma chance de faire des études supérieures, j’ai l’impression d’être dans la continuité de mes secondaires, sans vrai enthousiasme… Depuis mes 15 ans, je bosse en tant qu’étudiante. Avec cette idée qu’il faut « gagner son argent, le mériter », comme disait mon père. Tous les étés, les week-ends, je bossais : d’abord en boulangerie, levée à 5 heures du matin et payée 6 euros de l’heure en noir, puis dans des grandes surfaces, comme maître-nageuse, hôtesse, barmaid, ouvrière à la chaîne, … J’ai brassé large (rires !). Les aides, je ne savais même pas que cela existait. Je savais juste qu’il y avait les allocations familiales : vers l’âge de 22 ans, mes parents me les ont versées pour payer ma nourriture.

Au fil du temps, d’un besoin d’argent de poche, les jobs sont passés au rang de nécessité pour la vie quotidienne : je payais mes études ; mes parents, pendant plusieurs années, m’ont payé le kot, les frais médicaux et les transports.  Je mettais aussi de côté : dès que j’ai pu, j’ai ouvert un compte épargne. Quand je suis arrivée à Bruxelles, je sortais beaucoup, j’avais déjà mon indépendance financière, je voulais continuer à vivre confortablement. Du coup, j’essayais de bosser un maximum, peu importe l’état dans lequel cela me mettait… J’ai mis du temps à le comprendre ! La première année, les études sont passées à la trappe : entre mon baptême, les sorties, le boulot, … Je l’ai réussie en deux ans.

En 1ère Master « communication », je m’oriente vers l’Animation culturelle et l’Education Permanente. Et là, c’est une révélation ! Avant, c’est comme si j’avais vécu avec des œillères sur la société qui m’entourait : je ne savais pas ce que voulait dire capitalisme, féminisme, … J’avais soudain beaucoup plus d’espace pour m’exprimer, c’était une première ! Mais j’ai aussi appris sur les inégalités sociales, économiques, culturelles, … et sur les alternatives qu’il était possible de mettre en place. On devait mener des projets individuels, collectifs… Ce programme devrait, selon moi, être intégré dans les cursus scolaire dès la secondaire ! Juste pour apprendre le monde dans lequel on vit !

Perte d’appart’, de job, de liens…

En 2ème année de Master, je bossais dans un restaurant en semaine et le week-end. Je pouvais gagner entre 400 et 800 euros par mois, à la pleine saison. Je n’arrêtais pas, j’étais épuisée… J’ai vécu une rupture en février, une agression en rue, un souci de santé, … Le 13 mars 2020, tout s’arrête, le Covid débarque, le confinement s’installe. Je perds mon job. Mon stage, dans une asbl, bascule en télétravail … Mes animations EVRAS à destination des jeunes s’arrêtent, je me retrouve seule derrière mon écran d’ordinateur à poursuivre le projet de communication sur la santé sexuelle réalisé par et pour les jeunes [6] Autant je me sentais en confiance et à ma place avec les gens, autant je doute tout le temps derrière mon ordi … Ma santé mentale est au plus bas.

D’avril à fin mai, je retrouve un job dans un supermarché. Mais je n’en peux plus de ce job de caissière, je finis à chaque fois en pleurs. Avant, j’avais un très bon contact client et j’aimais ça. En période de Covid, tout est plus compliqué : éviter l’affluence, veiller à ce que chaque client porte son masque, régler les différends, … Mais quand j’ai  demandé au gérant de diminuer mes heures en caisse, je n’étais plus sur le planning des semaines suivantes ! Pour une fois que je tentais d’aménager quelque chose pour pouvoir continuer, je me fais virer ! C’était un coup dur de plus ! Ce cumul d’événements m’amène en juin, à la fin de mon stage, avec des envies suicidaires. Je ne tenais plus debout, j’ai pris peur … J’ai pensé aller dans un hôpital psychiatrique. A partir de là, me suis dit : « c’est fini, j’arrête de bosser ! ». J’avais comme besoin de me remettre sur pied.

Nouveau toit, bancal mais inespéré

Il restait 2 mois avant la clôture du bail de l’appartement que nous partagions avec 2 potes. J’avais encore mon mémoire à faire : impossible de le rédiger en 2 mois, mais impossible aussi de payer tous les frais d’une année supplémentaire ! Avec 3 potes du Master, on savait qu’il existait 45.000 bâtiments vides à Bruxelles… Déjà engagés sur les questions de lutte pour le droit au logement, on décide de se renseigner sur le milieu inter squat Après deux projets avortés, j’atterris finalement dans ce squat conventionné, anciennement habité par des fonctionnaires de la police. Repéré par La Voix des Sans-Papier, il a fallu une année de négociations avec la Régie des bâtiments, l’arrivée d’acteurs tels que la commune d’Ixelles et le CPAS pour aboutir à ce squat légal. Les différents appartements sont occupés par des personnes sans-papiers, précaires ou sans domicile fixe. On va recevoir un subside du CPAS, la convention court jusqu’à 2024 minimum.

En arrivant dans ce squat, nous avons dû régulariser les charges consommées hors contrat de 1000 euros. En hiver, le chauffage électrique consomme énormément, les charges sont élevées ! Or j’avais zéro rentrée d’argent ! Avec un demi-minerval de 500 euros encore à payer pour terminer mon mémoire – j’ai pu le payer grâce à mon compte épargne – et à 25 ans, fini les allocations, les transports… Alors, en mars 2021, j’ai fait ma demande de RIS au CPAS. J’étais très stressée, j’avais l’impression de devoir me vendre … Comme j’étais en année de clôture d’études, une aide m’a été accordée : « si vous n’arrivez pas à terminer vos études pour des soucis financiers, cela ne va pas ! », m’a-t-on dit. J’ai été comprise, et par mon assistante sociale, et par la cellule formation ! Ce service du CPAS m’a fort soutenue dans la réalisation de mon mémoire : on a eu des rendez-vous, des échanges de mails, j’envoyais des passages de mon mémoire pour avis, j’ai pu aussi parler de santé mentale… Parce que c’était horrible pour moi cette année de mémoire : me retrouver face à mon ordinateur et à moi-même sur un sujet compliqué pour moi ! Je venais de passer 6 mois à aller à gauche, à droite. A faire des activités non rémunérées, mais qui m’apportaient un bien fou : ouvrir des bâtiments, faire de la récup’, aider à déménager, vider le grenier… Des trucs de la vie où j’étais en contact avec d’autres personnes ! Vivre en squat ne m’aidait clairement pas à me concentrer. J’étais un peu la référente ici, j’adorais ce rôle, mais cela n’allait pas avec les études. Au mois de mai, je suis partie un mois. J ’ai fini par rendre mon mémoire début juillet 2021 ! J’ai été diplômée au mois de septembre, c’est un soulagement énorme ! J’avais jusque-là une forte pression parentale, j’étais en rupture avec mon père pour qui, mon mode de vie ici, consistait en une crise d’adolescence. Quand j’ai rendu mon mémoire, il m’a dit qu’il n’avait plus rien à dire. Quel soulagement d’être tolérée par lui !

Pendant le confinement, j’ai aussi reçu un mail de mon école : le conseil social avait reçu de l’argent pour venir en aide aux étudiants ! J’ai fait une demande de bourse et j’ai obtenu 1000 euros par mois durant 3 mois, ce qui m’a vraiment beaucoup aidée ! Auparavant, vers la 3ème bachelier, j’introduisais une demande de bourse qui était systématiquement refusée … Les salaires de mes parents étaient jugés trop élevés. Cette aide a été calculée sur base de mes dépenses, c’étaient des calculs personnalisés pour chaque étudiant.

J’ai eu beaucoup de chance par rapport à d’autres… Je ne sais pas pourquoi.

PERSPECTIVES - « Pour éviter de tomber à la rue, j’ai complètement changé de mode vie »

Pendant le confinement, j’ai commencé à faire de la récup’ alimentaire. On allait avec des potes –  on était tous dans la merde !  – chaque semaine, à Free Remblais ou à Free Alma, des épiceries sociales. (lire p.) J’ai commencé à cuisiner des repas, puis j’allais les distribuer en maraudes avec le mouvement citoyen « Pour eux », créé pendant le confinement. Cela me faisait un bien fou ! Je me suis ouverte aux gens, aux diversités des points de vue et des vécus. Je voyais encore davantage combien j’étais née « le cul dans le beurre » et comme tout pouvait dégringoler d’un jour à l’autre… Toutes les personnes que je rencontrais, c’était ce qui leur était arrivé ! Pour éviter de tomber à la rue, j’ai complètement changé de mode de vie : j’ai commencé à vivre beaucoup plus simplement.

J’ai aussi déstigmatisé ce qu’était la pauvreté. On s’imagine tellement qu’on ne vaut rien quand on est pauvre parce qu’on n’est pas reconnu socialement. Mais la pauvreté peut amener à tellement d’autres découvertes ! Personnellement, j’ai réussi à en faire quelque chose de pas grave parce que j’ai trouvé des alternatives… Ce que j’ai pu faire grâce à mon statut de femme blanche avec papiers ! J’ai aussi eu la chance d’être soutenue par des aides, le CPAS, mais aussi de ne pas être exclue socialement. C’est comme si ma vie avait doucement changé, avec la précarité qui est venue s’inviter dedans… D’où le squat – plus de loyer – et la récup’, je ne fais quasiment plus de courses dans les supermarchés. Mon compte épargne, je l’ai pour l’après, qui sera, je l’espère, un habitat groupé pour acheter collectivement une parcelle et cultiver des légumes. Pour tendre vers l’autonomie. Mon objectif, aujourd’hui, c’est d’être le moins possible dépendante de l’argent et de l’Etat. J’ai envie de vivre avec le moins de chaînes possibles : contrat de travail, contrat de bail, compte en banque, … J’ai une vision de l’argent très négative avec ce que j’ai vécu dans ma famille, puis moi-même, avec mes jobs, par la suite. Je devais toujours absolument avoir de l’argent ! Au final, je pense qu’on peut en avoir de manière plus apaisée. Parce ce que tout ce qui a trait à l’argent m’angoisse énormément. C’est lié à mon histoire familiale. Quand je suis arrivée à Bruxelles, les dépenses étaient partagées entre mon père et ma mère. Chaque mois, je devais dresser la liste des frais du mois : noter toutes les dépenses pour lesquelles ils voulaient bien intervenir. Et j’avais l’un qui disait, « tu diras à ta mère de payer ça, ça et ça » ; l’autre, « tu diras à ton père… ». J’en finissais par détester l’argent ! parce que c’était pour moi source de conflit perpétuel. J’ai fini par m’en détacher…

Aujourd’hui, j’ai envie de respirer un peu, cela fait beaucoup en un an… Actuellement, je continue à faire des animations EVRAS dans les écoles, sur les campus et j’adore ça, mais c’est bénévole, ce n’est pas une source de revenu. Cela ne rentre pas en compte dans ma recherche d’emploi. J’avais le projet de faire le tour des éco-lieux, des fermes, d’apprendre un peu sur le travail de la terre. Apprendre du vivant et créer des liens, toujours avec cette idée de tendre vers l’autonomie. D’où cette formation débutée dans une asbl à Haren : 5 parcelles de culture, des paniers de légumes. L’équipe m’a proposé de les aider 3 jours par semaine durant un an. Je ne suis pas rémunérée, mais je peux repartir avec des fruits et légumes quand je veux… C’est tout ce qu’il me faut ! Et grâce à cela, le CPAS continue à m’accorder le RIS, c’est considéré comme une formation. L’assistante sociale m’a dit : « prenez soin de vous ! ». Vu que j’ai été diplômée après mes 25 ans, je n’ai pas le droit au chômage.

Maintenant que je suis dans les alternatives, je ne veux pas retourner dans le système classique. Je pourrais m’y retrouver, encore une fois, en situation hyper précaire ! Et j’aurais beaucoup plus de mal à m’en remettre. Après ça, j’espère partir, ne plus toucher du CPAS, et trouver des moyens de subsistances grâce à des animations, le travail de la terre, … On vit dans une société qui va tellement vite, toujours ce besoin d’argent, on en vient à mettre notre santé mentale de côté !

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Analyse
Analyse de Maxime Michiels, chargé d’étude et d’action politique, Ligue des Familles

Les précarités étudiantes : pointe de l’iceberg des précarités

Depuis plusieurs années maintenant, la précarité étudiante fait l’objet d’une attention politique et médiatique renforcée. Cette précarité n’est pas nouvelle. Mais, la détérioration de la situation, combinée à une promesse de démocratisation de l’enseignement supérieur non réalisée, a poussé, entre autres, les organisations étudiantes de lutte contre la pauvreté et de défense des familles à se mobiliser autour de cette thématique. Cette contribution est l’occasion de revenir sur les raisons de cette mobilisation, sur les causes de la précarité étudiante et sur les solutions pour y répondre.

L’accès aux études dans le viseur

Il est indispensable, dès lors que l’on se bat pour la démocratisation de l’enseignement, d’envisager la problématique de la précarité étudiante à travers le prisme du droit à l’accès au savoir et aux études. Bien que l’accès aux études supérieures soit encore conditionné par les origines socio-économiques – et c’est encore plus vrai pour l’université – de plus en plus d’étudiant·es se retrouvent dans des situations de précarités objectives et subjectives. Alors, si cette situation impacte les familles aisées, combien de jeunes issus de familles populaires sont-ils à n’avoir jamais eu accès aux études supérieures en raison de leur coût ? Lors des entretiens qualitatifs menés en marge de nos enquêtes sur les frais scolaires, nous observons régulièrement ce véritable phénomène d’autocensure. Ces jeunes refusent de faire peser ces coûts sur leur famille et se détournent alors des études supérieures en faveur d’autres choix. Le coût des études tue ainsi dans l’œuf leur projet de vie.

Dès lors, se battre contre la précarité étudiante, et donc mener un combat en faveur de la réduction du coût des études, revient à mener un combat pour l’accessibilité au savoir pour le plus grand nombre, et n’a de sens que dans cette perspective. Il ne s’agit pas seulement d’assurer une vie digne aux étudiant·e·s qui fréquentent aujourd’hui les établissements d’enseignement supérieur, mais aussi de permettre à d’autres de le faire sans barrière financière. Évidemment, le coût n’est pas l’unique cause de la faible proportion d’enfants de familles populaires à entamer des études supérieures, mais il est clair que celui-ci agit incontestablement comme un frein économique et symbolique.

Des évolutions systémiques au cœur de la précarisation grandissante

Le coût d’une année d’étude est évalué à 10 293€ en moyenne pour les koteurs et à 3 795€ en moyenne pour les navetteurs.[7] Cette somme varie en fonction des études poursuivies, de la politique de coût de l’établissement, de la distance des trajets journaliers ou du montant du loyer du kot, etc. Cette somme importante est difficilement supportable pour les familles. Pourtant, la dépendance de l’étudiant·e à la famille subsiste comme modèle, impliquant la solidarité familiale qui veut que les parents paient les études de leurs enfants. Nous constatons que cette solidarité familiale fait parfois défaut aujourd’hui : les familles à bas et moyens revenus s’appauvrissent[8]Bureau fédéral du plan, L’évolution du risque de pauvreté de la population de moins de 60 ans en Belgique, juin 2021. et accèdent plus difficilement à leurs droits fondamentaux, dont le droit à l’éducation. Nous reviendrons plus en détail sur ce constat.

Le système scolaire a également évolué. L’allongement des études, une tendance qui précède largement le « décret paysage », implique des coûts renforcés. La massification a renforcé cette tendance à l’allongement. De fait l’arrivée d’une population plus nombreuse dans l’enseignement supérieur n’a pas, comme on aurait pu l’espérer, abouti à une démocratisation de l’enseignement. Ainsi, plutôt qu’à une disparition des inégalités, nous avons assisté à leur déplacement : une course aux études plus longues, plus spécialisées, plus sélectives pour arriver à maintenir un avantage sur le marché de l’emploi. La non-démocratisation peut s’observer dans la différence colossale entre les entrées dans le système en bloc 1 et les sorties diplômantes. Par exemple, sur les 30 395 étudiant·e·s entré·e·s en premier bloc, en Haute Ecole, en 2017-2018, seuls 12 507 seront diplômés après 3 ans.[9] Ainsi, si de plus en plus d’étudiant·e·s ont l’occasion de démarrer des études supérieures, le chemin jusqu’au diplôme reste très sélectif. Lorsqu’on sait que les étudiant·e·s qui travaillent pour payer leurs études ont 43% de chances supplémentaires de rater, difficile de ne pas faire le lien avec la précarité étudiante.

Le coût des études rend pauvre

Ainsi, le coût des études est un frein important à la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur. Il a également comme conséquence d’appauvrir les familles et les étudiants. Une enquête commanditée par le précédent ministre de l’Enseignement supérieur a montré l’ampleur de la situation. Un tiers des étudiants font l’objet d’une fragilisation objective[10], 40% font l’objet d’une fragilisation subjective[11], 15 % déclarent avoir renoncé à des soins ou les avoir reportés pour des raisons financières. Avec la pandémie, la question de la santé est évidemment centrale. Il est grave de constater que tous les étudiants ne peuvent pas se soigner au moment où c’est nécessaire. Cela a bien sûr des conséquences à long terme, engendrant l’aggravation ultérieure des pathologies. Pire, 9% des étudiants interrogés considèrent ne pas avoir les moyens de manger un repas complet plus d’une fois tous les deux jours.

Une des tendances les plus graves qui a été observée ces dernières années est l’explosion du nombre d’étudiants sollicitant l’aide du CPAS. Entre 2002 et 2016, le nombre d’étudiants bénéficiant d’un RIS a été multiplié par 7 en Fédération Wallonie-Bruxelles.[12] De nombreux étudiants doivent donc avoir recours au tout dernier filet de la sécurité sociale, avant même d’entrer dans la vie active.

Symboliquement, le coût direct des études, le minerval, contribue à la marchandisation de la connaissance. Le message renvoyé aux familles, c’est que l’enseignement supérieur, c’est pour ceux qui ont les moyens de cet investissement, ce n’est pas pour tout le monde. Or, pour les familles qui vivent depuis toujours la violence économique et doivent systématiquement faire des sacrifices dans leur budget, le message est clair : « ce n’est pas pour nous ».

Étudiant, travailleur sans revenu

Alors, comment expliquer cette précarité grandissante ? Il y a évidemment de nombreuses causes à la fragilisation des étudiant·e·s, mais essayons ici de construire une hypothèse explicative à partir du croisement, dans la vie étudiante, de deux situations.

La première est caractéristique des études supérieures. Le job de l’étudiant, on lui répète assez dès ses premiers instants sur les bancs de l’université, est d’étudier. En volume horaire, la plupart des études supérieures représentent, au minimum, un temps plein. Pourtant, ce job n’apporte aucun revenu à l’étudiant. Ce qui signifie intrinsèquement que ses revenus doivent provenir d’ailleurs. Logiquement, on pense à la famille qui se chargerait de prendre en charge le coût des études. Pourtant, la lourdeur de celui-ci est telle que seule une famille sur trois arrive encore à financer les études de ses enfants de manière autonome.[13] La solidarité familiale atteint ses limites et est fragilisée par la paupérisation des familles et le creusement des inégalités. Les familles doivent alors bricoler, trouver diverses solutions, recourir aux CPAS, aux aides sociales, aux bourses d’études, aux jobs d’étudiant. Un travail en soi qui demande du temps, de l’énergie et la connaissance des systèmes d’aides. Trois ressources rares et inégalement réparties parmi les familles et les étudiant·e·s.

La seconde est celle du temps de l’autonomisation pour l’étudiant·e. En effet, le passage aux études supérieures est souvent le synonyme d’une plus grande autonomie, et donc d’une plus grande responsabilité dans la gestion de sa propre vie. Cette autonomie peut parfois être déroutante car elle signifie que le·a jeune aux études va devoir gérer un nombre important de nouveaux aspects de son quotidien, dont parfois celui de subvenir à ses besoins à travers la recherche d’aides sociales ou d’un job étudiant. Ce nouvel aspect de vie est en soi un facteur de précarisation car les revenus apportés par l’une ou l’autre de ces sources sont rarement suffisants pour vivre. On peut également observer cette autonomisation forcée sous l’angle de la précarisation des familles. Une famille monoparentale dont le parent est bénéficiaire du RIS se verra passer du taux isolé au taux cohabitant dès les 18 ans de l’enfant, sauf si ce dernier quitte le domicile familial. On observe alors souvent une autonomisation forcée du jeune pour préserver les revenus de la famille.

Des solutions structurelles pour éradiquer la précarité étudiante et garantir l’accès aux études

Une des barrières importantes à l’accès aux études supérieures étant leur coût, il est indispensable de le réduire. Dans les propositions que la Ligue des familles formule régulièrement, se trouve évidemment la gratuité scolaire dès l’enseignement maternel, car c’est là qu’apparaissent les premières inégalités. Mais les mesures en ce sens doivent être poursuivies tout au long du cursus scolaire pour déboucher progressivement sur la gratuité du minerval. Il faut rappeler qu’à l’heure actuelle, il existe toujours des établissements d’enseignement où le minerval n’est pas plafonné. C’est notamment le cas dans certaines Ecoles Supérieures des Arts (ESA) et Hautes Ecoles proposant des formations audiovisuelles où les frais d’inscription peuvent dépasser le millier d’euros. Cela dit, un minerval, même limité à 835 euros, représente un véritable frein aux études pour certain·e·s étudiant·e·s. Quand on vient d’une famille populaire qui peine à boucler les fins de mois, payer pour étudier, cela signifie que l’éducation n’est pas un droit, mais une marchandise réservée aux autres. C’est la recette d’une société qui ne permet pas à tou·te·s les jeunes d’accéder au savoir.

Les supports de cours coûtent cher et il est important d’agir en faveur de leur gratuité. Il s’agit d’une question d’égalité entre les étudiants, entre lesquels existent de très fortes disparités. Concernant les coûts directs, une étude commandée par l’ancien Ministre Jean-Claude Marcourt indique qu’ils sont inférieurs à 500 euros pour 9 % et qu’ils dépassent les 3000 euros par an pour d’autres 9 %. Le défi est de permettre à chacun de choisir une orientation libérée de cette question du coût. Nous pouvons tolérer que les étudiant·e·s issu.es d’une famille modeste doivent choisir une orientation où les frais sont moins élevés et que ceux né.es dans une famille qui a la chance d’être financièrement aisée disposent d’un choix d’études plus vaste. Nous retrouvons là une forme de déterminisme.

Pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, les allocations d’études sont censées jouer ce rôle d’accès à l’éducation pour les familles les plus pauvres. Toutefois, on se rend compte qu’elles peinent de plus en plus à assurer leur rôle de dispositif public garantissant le droit à poursuivre des études en soutenant les familles de condition modeste. En 2016-2017, le montant moyen annuel de l’allocation d’études était de 1 126 euros dans l’enseignement supérieur soit bien loin du coût réel d’une année d’étude. L’écart entre le montant des allocations d’études et le coût de la vie étudiante est totalement disproportionné. Pour ce qui est du panier de l’étudiant, le coût d’une année d’études dans l’enseignement supérieur a augmenté de 22 % entre 2001 et 2018.[14] Les études sont de moins en moins accessibles et les allocations d’études n’ont pas du tout suivi cette tendance.

Au-delà du montant des allocations d’études qu’il est nécessaire d’augmenter, ce dispositif devrait aussi être accessible à un plus grand nombre de familles, en augmentant les plafonds de revenus à partir desquels les étudiants sont éligibles à une allocation d’études. Nous rencontrons régulièrement des parents qui sont réellement dans le besoin, qui ont l’ambition de permettre à leurs enfants de faire des études alors que parfois, eux, n’ont pas eu cette chance, mais dont les revenus se situent de quelques euros au-dessus du plafond. Ils ne sont juste pas assez pauvres pour avoir droit à l’aide publique, ce qui constitue, pour eux, une forme de violence. Il y a un effet couperet dans l’octroi de ces allocations d’études. A priori, pour des raisons budgétaires, fixer un plafond est nécessaire, mais le fixer aussi bas est problématique parce que des familles dans le besoin n’ont pas droit à ces allocations d’études.

Permettre à plus d’étudiant·e·s d’avoir accès aux allocations d’études tout en revalorisant celles-ci, c’est permettre un changement de paradigme. De fait, les jeunes qui bénéficient de ce système ont un accès gratuit à leurs études et reçoivent un revenu pour leur permettre de vivre dignement. Comment ne pas comparer ce système à la manière dont les études supérieures sont organisées au Danemark où l’accès est gratuit et une forme de « salaire étudiant » est versé à tous·tes. Pour atteindre un système tel que celui-là, les allocations d’études sont un point de départ solide, mais des améliorations importantes sont à apporter. Outre la question des montants et des plafonds, il faut rendre ce système plus simple, plus clair pour les familles, adapté aux évolutions des organisations familiales, etc. L’objectif, à terme, devrait être d’automatiser ce droit pour libérer les familles de la charge de la demande, à l’instar des suppléments sociaux des allocations familiales.

Par le passé la réponse politique a toujours été de créer une multitude d’aides et de statuts spécifiques qui n’ont pu réellement annihiler cette précarité. Or, l’enjeu aujourd’hui est bien de faire disparaitre celle-ci et d’assurer un accès aux études supérieures à tous·tes. Pour atteindre cet objectif, c’est peut-être dans la simplicité des mesures structurelles fortes que réside la réponse : réduire le coût des études et assurer un revenu digne aux jeunes qui souhaitent suivre des études supérieures. Telles devraient être les priorités politiques du moment pour l’enseignement supérieur.

« Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère.

Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. »[15]Hugo V., « Détruire la misère » Discours prononcé devant l’Assemblée Nationale, 9 juillet 1849.

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Interviews
Interview de Laurent Belhomme, responsable d’équipe à PsyCampus

Être étudiant et précaire : ‘burn out’ à haut risque !

Le service d’aide psychologique PsyCampus[16], une maison de maître bruxelloise comme une autre, se situe à deux pas de l’Université Libre de Bruxelles sans s’y intégrer complètement. A juste distance géographique, la bâtisse semble signifier qu’entre ses murs, la discrétion est assurée. « La précarité est loin d’être la porte d’entrée de nos discussions », précise toutefois Laurent Belhomme, coordinateur. Depuis 23 ans, il observe, écoute, échange avec les étudiants. Dans son bureau, mais aussi hors les murs. D’une parole à l’autre, les jeunes retissent les fils de leur histoire : entre fragilités psychologiques, épuisement physique, inconfort de vie, … Dans un espace vierge de toute injonction. Entretien.

BIS : En tant que psychologue, quel est votre regard sur la précarité étudiante ?

Laurent Belhomme : La précarité est un facteur fragilisant à considérer parmi d’autres. Elle s’inscrit dans une logique d’intersectionnalité[17]: si vous êtes un étudiant en situation de précarité avec un handicap, éventuellement racisé, … Les intersections s’empilent et le jeune est mis en difficulté au-delà de ce à quoi il est capable de faire face. La précarité est un des aspects qui va faire peser dans la balance. C’est en cela qu’elle rejoint la santé mentale.

BIS : Comment les étudiants abordent-ils cette question de la précarité ?

Ils ne viennent pas ici pour réfléchir à comment mettre en place une aide matérielle ! Ils viennent plutôt pour nous parler d’un épuisement, d’un sentiment de tristesse, de solitude… Nous réfléchissons ensemble pour tenter de comprendre sa situation.

BIS : D’où provient cet état de mal-être ?

Plus souvent que par le passé, nous constatons qu’il est lié à une situation matérielle difficile sans que le lien soit fait par l’étudiant lui-même avec sa situation de précarité ! Par exemple, un jeune va nous confier : « Je viens vous voir parce que j’ai vécu une rupture affreuse, je n’arrive pas à récupérer, je pleure tout le temps ». Au fil de quelques séances, on se rend compte que c’est un étudiant qui vit dans une situation matérielle très difficile, qui travaille tout le temps. Cette relation, c’était l’élément qui l’aidait à tenir le coup.

BIS : Comme si leur situation de précarité et leur état psychologique n’étaient pas liés …

Oui, et la société n’aide pas à faire le lien entre les deux. Imaginez que l’étudiant vous explique : « cette année, ça y est, j’ai trouvé un job, le CPAS m’aide, je peux enfin souffler ! Et malgré tout, je ne sais pas ce qui se passe, je n’arrive pas à travailler, je suis débordé, je m’en veux, j’ai l’impression de ne pas être fait pour ce type d’études, les autres y arrivent… »

La société va lui renvoyer cette idée. Mais quand vous décomposez la situation, cet étudiant traîne de multiples casseroles derrière lui – histoire relationnelle difficile, maladies, traumas, inquiétudes pour des proches, … – ce qui demande une certaine forme de ressources et d’investissement pour pouvoir contenir, accueillir ces difficultés.

BIS : En d’autres termes, il serait plus proche d’une forme de « burn out » qu’un autre…

Ce qui ne veut pas dire qu’il ne va pas aller de l’avant ! Il est obligé de jouer avec la limite ou de renoncer. Mais si un imprévu vient s’ajouter, il a plus de risque de basculer dans le rouge. En réalité, affronter des difficultés crée du potentiel et des ressources : s’adapter à des situations difficiles permet de développer des forces très importantes. Mais si on s’en tient uniquement à cette lecture, on fait fi des blessures et des cicatrices antérieures qui l’ont déjà contraint à puiser dans ses ressources …

BIS : Ce serait réduire toute situation au « quand on veut, on peut ! » …

On ressent que ce leitmotiv est déjà bien intégré par les étudiants qui posent souvent un regard dénigrant sur leurs propres difficultés. Or ce serait malhonnête de dire qu’il y a égalité des chances. La précarité a beaucoup augmenté parce que la population étudiante s’est diversifiée : les étudiants viennent aujourd’hui de divers endroits du monde, de toutes les classes sociales, des plus modestes aux plus favorisées, de tous bords politiques, etc. Une lecture positive est de dire « les étudiants en situation précaire ont maintenant accès aux études supérieures » … Mais l’étudiant qui doit avoir un job pour subvenir à ses besoins et trouver un lieu de vie – et éventuellement pouvoir envoyer de l’argent à sa famille à l’étranger – n’est absolument pas dans la même situation que celui qui peut se concentrer avant tout sur ses études !

BIS : Et la crise Covid-19 n’a fait qu’accentuer cet écart de situation …

Forcément, avec la perte de leurs jobs, c’est devenu ingérable pour toute une série d’étudiants. Depuis, nous avons plus de demandes en situation de crise :  quelque chose qui craque et soudain, la personne n’est plus capable de faire face. Comme si ce n’était plus possible de rester sur tous les fronts. Ou alors, ils ont tenté de le faire et quelque chose a cédé sous la forme de dépressions ou de formes plus agitées.

BIS : D’après les résultats d’enquête auprès d’étudiants, 50% se disent en dépression …

Cela ne veut pas dire que c’est toujours une dépression en termes cliniques, mais cela montre une tendance à la généralisation d’un mal-être.  Les 4 dernières années avant la crise Covid-19, nous avions eu une augmentation des demandes de 70 % du public de manière globale, pas seulement étudiante. Auparavant, les chiffres augmentaient de manière linéaire, ici c’est exponentiel !

BIS : Comment accompagnez-vous le jeune ?

A la suite d’une recherche-action réalisée à PsyCampus, les jeunes mettaient en avant qu’ils avaient trouvé une manière d’être écoutés qu’ils ne trouvaient pas ailleurs : une écoute qui ne propose pas de solution, qui pose des questions pour comprendre ce qu’ils vivent, mais ne juge pas, ne donne pas d’avis. Ce qu’on propose ne suffit pas, on ne solutionne pas, mais c’est important de proposer cette écoute quelque part !

BIS : Vous revendiquez cette écoute en santé mentale, sans solution clé sur porte …

Oui, préserver cette idée d’un espace qui n’est pas vectorisé par un objectif immédiat, qui n’est pas saturé de sens et de manières de fonctionner. Un lieu où on peut déposer, où on ne sait pas ce qui va se passer, où il peut arriver quelque chose d’imprévu, de nouveau, de non induit. On laisse un terrain vierge.

BIS : Pour l’avenir, comment résoudre la saturation de vos services ?  Nombreux sont les étudiants qui se confrontent à des listes d’attente de plusieurs mois …

Nous recevons beaucoup d’aides pour initier de nouveaux projets[18], mais pas pour faire le cœur de notre métier : l’accompagnement à long terme !  Vouloir faire sans cesse des « projets-éclairs » revient au fantasme sous-jacent du « on va tout régler très vite ! ». Or ce n’est pas dans cette direction que nous devons aller, ce serait juste dire aux jeunes que nous n’avons rien compris !

Interview, CPAS d’Ixelles

« Être un étudiant précaire, c’est déjà être un étudiant ‘riche’ » !

Pour les professionnels rencontrés au CPAS d’Ixelles, au regard des autres publics dont ils s’occupent, « un étudiant qui a besoin de moyens pour faire des études supérieures n’est pas pauvre ! ». Voilà qui est dit. Au-delà d’une question de (re)définition des termes « pauvreté » et « précarité » (lire intro, p.), c’est aussi l’histoire bien connue de « l’augmentation de la précarité, de la pauvreté, de l’exclusion et de l’isolement qui frappe une partie importante de la population bruxelloise ».[19] Une histoire qui se traduit en une explosion de dossiers qui s’empilent sur les bureaux d’assistants sociaux déjà débordés. Résultat : une aide résiduelle, censée être le dernier filet de sécurité sociale, devient aujourd’hui le premier pour des publics tels que les étudiants précarisés…

Un après-midi de juillet, à l’entrée du CPAS d’Ixelles, en période de crise Covid, barrières et agents d’accueil rendent le premier contact malaisé :

-Eux : « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous avez déplacé la barrière ! »

-Moi : « Heu non, c’était ouvert par ce côté… J’ai rendez-vous à 15h »

– Eux : « Vous restez derrière la barrière ! »

D’autres autour de moi semblent avoir davantage l’habitude. Les bras en appui sur les balustrades, ils lancent leurs questions, mais avec peu de résultat : « J’ai besoin d’une attestation pour l’ophtalmologue pour avoir mes nouvelles lunettes… ». « C’est trop tard aujourd’hui, demandez à votre assistante sociale qu’elle vous envoie ça par mail ! », leur rétorque l’agent. Peu après, on me fait signe de rentrer. Pour toute compagnie, cinq chaises distanciées les unes des autres par des autocollants rouges en croix et des néons à la lumière blafarde qui tentent désespérément de servir à quelque chose … Sans regret, je délaisse cet accueil désert pour rejoindre un bureau à l’ambiance plus conviviale.  Entretien avec Marie-Anne Kestens, Emmanuel Massaut, référents en activation sociale et Véronique Piret, coordinatrice du service social général dont une cellule Jeunes (18 -25 ans).

BIS : Depuis votre poste d’observation, quel est votre regard sur la précarité étudiante ?  

V. Piret : Selon moi, l’ensemble des personnes qui émargent au CPAS sont dans des situations précaires : être forcé de vivre avec un Revenu d’Intégration Sociale (RIS) de 1000 euros par mois revient à devoir faire des choix : payer le loyer ? La facture de gaz ? Les frais de santé ? … Alors, oui, les étudiants sont précaires, mais tout notre public l’est !

BIS : Existe-t-il une spécificité de ce public étudiant ?

V. Piret : Le point commun est qu’il échappe à la disponibilité sur le marché de l’emploi pour pouvoir suivre des cours. Tant qu’il est dans un processus d’études, il est moins précaire que les 30 % qui sont ici, en activation sociale.[20] Il est déjà inscrit dans un projet qui va lui ouvrir des portes. Pour moi, être un étudiant précaire, c’est déjà être paradoxalement un étudiant « riche » ! C’est un public qui se débrouille, comprend le système, a l’habitude d’utiliser les nouvelles technologies, … Nous avons beaucoup plus de difficultés avec les plus pauvres, les sans domicile fixe, qui vivent encore plus la fracture numérique depuis la crise Covid.

M.-A. Kestens : Il y a autant d’étudiants que de situations de précarités étudiantes : le jeune qui a des parents avec des revenus humbles, celui qui émigre seul en Belgique, … Le premier va trouver un job plus facilement, dans ce cas, on pourrait parler de précarité financière bourgeoise. Pour le second, c’est autre chose : on ne peut pas vivre avec 1000 euros !

BIS : Concrètement, comment procédez-vous avec l’étudiant pour examiner leurs droits ?

V. Piret : Nous travaillons sur base d’une enquête sur les ressources : nous calculons d’abord le RIS, relativement technique à évaluer (en fonction de la catégorie dans laquelle il se trouve : famille à charge, isolé, … allocations familiales, jobs étudiants, kot, …), puis nous analysons le projet d’études. Si l’étudiant sort de secondaire pour faire sa première, ça roule ! Mais si l’étudiant a déjà raté plusieurs fois, le projet peut être refusé …

BIS : En termes de chiffres, combien sont-ils à venir chercher de l’aide ?

M.-A. Kestens : Nous n’avons pas de rapport d’activités par classe d’âge. Mais c’est un phénomène de plus en plus systématique, voire structurel …

BIS : Considérez-vous que ce n’est pas la mission du CPAS ?

M.-A. Kestens : c’est une obligation de l’état de financer des projets d’étude, mais cela ne devrait pas passer par le CPAS. Le CPAS s’occupe du pauvre. Un étudiant qui a besoin de moyens pour faire des études supérieures n’est pas pauvre ! Ce n’est pas notre boulot de s’occuper de ces publics « ordinaires ».

V. Piret : Nous sommes l’aide résiduelle par rapport aux autres filets de la sécurité sociale, à la solidarité familiale. Nous sommes le dernier rempart : ils doivent d’abord aller chercher toutes les autres aides.

E. Massaut : la sécurité sociale, dans tous les domaines, se décharge : chômage, allocations handicap, mutuelles, … Alors que le CPAS, dernier filet de sécurité devient souvent le premier ! C’est une réalité qu’on ne peut cacher. Et les moyens ne suivent pas !

BIS : Suite à la crise Covid, vous avez pourtant reçu des subsides supplémentaires …

V. Piret : Nous avons reçu des millions et des millions ! C’est positif, notamment pour les étudiants qui n’avaient plus de job. Mais il y a aussi tout sortes de nouveaux publics – comme les étudiants français par exemple – qui viennent s’ajouter. Nous payons des ordinateurs, des arrêtés de loyers, des factures d’électricité, … Mais aussi toute une série de petites aides supplémentaires qui varient d’un CPAS à l’autre, voire d’un assistant social à l’autre !

BIS : Il y a un manque de vision globale des politiques sociales …

M.-A. Kestens : la Belgique est morcelée et tous les niveaux de pouvoir créent des subsides et des projets à l’échelle communale, régionale, fédérale. Chaque niveau de pouvoir offre différents services et manque de cohérence globale. A titre d’exemple, nous avons reçu des milliers d’euros pour l’aide alimentaire, mais sans coordonner la manière dont on pouvait les utiliser, sans clarifier le type de projets à soutenir, etc. Or, sans moyens humains supplémentaires, le CPAS ne peut apprécier les situations et distribuer correctement ces aides. Cela représente énormément de travail pour l’assistant social !

V. Piret : il faudrait d’abord que les politiques se concertent sur ce qu’on doit faire de l’argent, au risque de ne plus rencontrer le cœur de notre mission. Et on ne met rien en place pour arranger la situation des gens de manière structurelle. Il manque un vrai plan de lutte contre la pauvreté.

E. Massaut : Comme si le travail social se résumait à donner de l’argent aux gens… Non, le travail social, c’est bien plus que ça !

BIS : Quelle serait l’alternative, selon vous ?

E. Massaut : Simplifier la loi. Actuellement, nous sommes à 85 % d’administratif pour 15% d’accompagnement. Inversons ce rapport : moins de procédure bureaucratique et plus d’accompagnement !

M.-A. Kestens : Je suis pour une allocation universelle pour les étudiants … Et sans contrôle ! C’est sans doute là le plus dur pour le jeune ! Quel jeune n’a rien à cacher ? C’est déjà les mettre dans une situation de tension !

BIS : C’est une relation de méfiance qui s’installe 

V. Piret : On va vraiment fouiller dans la vie des gens ! On va très loin. Dans l’analyse des extraits de compte, on voit beaucoup de choses, toute leur vie. Les extraits, on ne les demande plus systématiquement, mais si on a une suspicion, on peut encore le faire.

BIS : Le travailleur social est-il enfermé dans un rôle de contrôle ?

V. Piret : Le ministère renvoie des dossiers parce qu’il manque par exemple la copie de la carte de banque (or le numéro de carte a déjà été encodé des millions de fois dans l’ordinateur !). Pendant ce temps, la personne n’est pas payée. L’assistant social n’a aucun pouvoir d’agir face à la situation et c’est pourtant lui qui se prend la violence. Le CPAS se réfugie derrière des procédures – le PIIS notamment[21] – qui mettent à mal à la fois l’intérêt de la personne et du travailleur social lui-même !

BIS : C’est toute cette violence institutionnelle qui est à questionner …

M.-A. Kestens : Nous devrions pouvoir nous concentrer davantage sur cette souffrance que génère la précarité, sur tout ce qui touche au psychisme de ces gens …

V. Piret : On en revient à la précarité : l’accès au logement se dégrade presque d’heure en heure ! Avant, une personne sans-abri allait en maison d’accueil pendant un mois pour trouver un logement, maintenant, elle n’en sort plus !

BIS : Les inégalités sociales se creusent et sont là bien avant l’entrée en école supérieure…

V. Piret : Oui, on galère beaucoup plus avec les jeunes qui ne vont pas à l’école. Qui sont suivis par des agents de justice, par exemple.

M.-A. Kestens : On observe encore plus de souffrance et de drames auprès des jeunes enfants dont personne ne veille à la scolarité primaire – parents toxicomanes, dans l’extrême pauvreté, … – et qui, inscrits dans cette précarité, seront en décrochage scolaire, en échec. Ces enfants-là n’obtiendront jamais leur CESS ! Ils passent très souvent par la case CEFA (enseignement en alternance), prison, … On ne les verra jamais dans les Hautes Ecoles !

Interview de Lucas Van Molle, représentant de la Fédération des Etudiants Francophones

« La précarité étudiante n’est pas une question de privilégiés ! »

« La précarité est systémique », rappelle Lucas van Molle, nouveau représentant de la FEF, « si nous restons dans le palliatif, on ne s’attaque pas à la source du problème ». Rencontré au CBCS fin juillet 2021, ce jeune étudiant en droit social et économique venait à peine de prendre ses nouvelles fonctions, mais avait déjà les idées claires ! Avant ce poste, il a été responsable des « campagnes thématiques » de la FEF qu’il considère être « le cœur battant de la fédération », cette force que le mouvement étudiant peut avoir quand il se mobilise. « Notre pouvoir vient du nombre ![22], ajoute-t-il, « nous sommes semblables à un syndicat, nous devons faire la balance entre la négociation et un rapport de force militant ». 

Entretien

BIS : Quelle est la priorité de la FEF en termes de précarité étudiante ?  

Lucas Van Molle : L’enquête que nous avons réalisée[23] l’a bien mis en évidence : il faut diminuer le coût des études ! Le fait d’être étudiant peut précariser. Un étudiant sur 4 est obligé de jober pour payer ses études. Posons-nous la question du minerval, du matériel de cours, … Heureusement que des services sociaux existent ainsi que toute une série d’initiatives pour palier à l’urgence qui est bien réelle, surtout depuis la crise Covid ! Mais si on veut sortir de cette urgence, de ce bricolage, il faut des mesures structurelles !

BIS : Le système actuel serait trop basé sur des aides distribuées au « cas par cas » …

On en a déjà discuté avec les services sociaux des établissements scolaires en toute franchise. Nous, on n’y croit pas à ce système ! Notamment au vu de toutes les failles existantes … La FEF est mandataire du Conseil d’Appel des Allocations d’Etudes [24]nombreux sont les cas où l’étudiant présente une situation financière catastrophique que la législation n’avait pas prévue ! Avec pour conséquence que l’étudiant ne reçoit pas d’allocation ! Ce genre de « politique ciblée » revient à établir des critères qui ne pourront jamais prendre en compte toutes les spécificités des situations vécues. Derrière des revenus élevés peuvent très bien se cacher des dettes colossales. Ou des membres de la famille dont il faut s’occuper sans qu’ils se retrouvent forcément sur la composition de ménage … Les précarités touchent à plein de situations qui ne peuvent pas être anticipées par le législateur !

BIS : Des mesures plus globales peuvent avoir pour effet de recréer des inégalités …

Si l’enseignement supérieur devient gratuit, ce n’est pas pour autant que toutes les aides seront supprimées du jour au lendemain ! Il faut pouvoir continuer à répondre aux questions urgentes, aux cases spécifiques. Ce qu’on souhaite, c’est penser à un autre paradigme et sortir du discours qui nie toute possibilité de financement et d’alternatives. Ce sont des questions d’ambitions et de choix politiques qui sont posées. Mais cela ne nous empêche pas d’avoir des échanges intéressants avec la Covedas[25], avec le GARSS (voir note). On part du principe de mettre sur la table ce qui nous différencie pour pouvoir mieux travailler et défendre ensemble ce qui fait consensus. Par exemple, la Covedas – mandatée par la ministre de l’Enseignement supérieur pour élaborer des propositions concrètes sur la problématique de la précarité étudiante – nous a consultés et nous avons fait remonter toute une série de propositions. La note finale a cependant été fortement édulcorée… Pour défendre l’intégralité de notre plan de lutte contre la précarité étudiante, nous devons le défendre de notre côté. Tout comme les services d’aide aux étudiants continueront à défendre leurs propositions. Ce sont les règles du jeu !

BIS : Quand il s’agit de précarité étudiante, tant les professionnels que les politiques rappellent souvent que ce n’est pas de leur ressort. Qu’en pensez-vous ?

La première concernée reste la ministre de l’Enseignement Supérieur, V. Glatigny (MR). Elle a les compétences sur le coût direct des études, sur les allocations d’études, sur les aides sociales, … Et même si elle n’est pas compétente pour tous les coûts indirects tels que logement, mobilité, … elle peut agir malgré tout sur le logement étudiant en mettant à disposition plus de logement public étudiant, elle peut aussi jouer sur les moyens qu’elle donne aux établissements.

BIS : L’enseignement fondamental est un des plus inégalitaires de l’OCDE. La précarité est aussi liée à l’égalité des chances. Comment la Ministre pourrait palier à cela ?

Si on avait une aide à la réussite refinancée de manière plus ambitieuse qu’actuellement, on pourrait déjà contrer ces inégalités systématiques dans l’enseignement fondamental. Cela fait longtemps qu’on insiste sur le fait de réfléchir à intégrer les étudiants précaires dans l’aide à la réussite. L’étudiant qui jobe déjà 3 à 4 fois par semaine pour payer ses études ne va pas pouvoir se rendre à un monitorat. Il faut un accompagnement individualisé pour mettre cette question de la précarité en lien avec l’aide à la réussite : un accompagnement individuel beaucoup plus fort qui ne soit pas calqué sur l’étudiant lambda qui peut aller à l’université toute la journée, rentrer chez lui et puis étudier.

BIS : Quelles sont les principales priorités de la FEF pour la rentrée académique ?

L’idée est de continuer le travail. Suite à nos mobilisations organisées en 2020, la Ministre a pris des engagements, on veut s’assurer qu’elle les tienne et qu’elle avance sur les pistes de solutions que nous lui proposons. Continuer à mettre la pression pour que cela avance : élargissement du gel du minerval à toutes les sections des Hautes Ecoles et aux Ecoles Supérieures des Arts. Une réforme du système d’allocations d’études pour l’an prochain : après une première réforme purement logistique en 2020, il s’agira, en 2021-2022, d’aller plus loin avec une réforme de fond. Basée sur des propositions élaborées par le Conseil Supérieur des Allocations d’Etude[26], à partir de cas concrets de blocages rencontrés, il s’agira d’arriver à des modifications de la législation en se mettant tous autour de la table : membres de la Covedas, de la FEF, des Hautes Ecoles et Universités, … Pour, par exemple, proposer l’automatisation des octrois, l’augmentation des montants, l’élargissement des critères d’octroi, etc.

BIS : Quel regard portez-vous sur la proposition de résolution interparlementaire visant à lutter contre la précarité étudiante[27]Suite à la crise Covid, une série d’acteurs en lien avec les problématiques de précarité étudiante ont été auditionnés au Parlement francophone bruxellois. Le résultat de ces auditions est une « proposition de résolution interparlementaire visant à lutter contre la précarité étudiante et à améliorer les conditions de vie des étudiants », Parlement francophone bruxellois, 21 juin 2021 ?

Le texte reprend pas mal de points qui figuraient dans notre plan de lutte contre la précarité et de points évoqués lors de notre audition. Même si ce n’est pas un outil contraignant, c’est un outil supplémentaire qui est maintenant à disposition pour titiller le cabinet. Tous les partis au Parlement s’accordent sur ces pistes de solution : qu’allez-vous en faire ? La résolution ne va peut-être pas si loin qu’on le souhaiterait mais il y a des pistes intéressantes, notamment sur le coût du matériel de cours, sur les logements, le bail étudiant, la mobilité, … On voit bien ce que chaque niveau de pouvoir peut apporter. Tout se fait par étape, cela en est une de plus ! En 2008, la FEF revendiquait la gratuité des études pour tous. Aujourd’hui, on a obtenu la gratuité des études pour les boursiers. Petit à petit, on fait changer les lignes. La précarité étudiante n’a jamais été aussi présente dans le débat public, elle n’est pas une question de privilégiés ! Au contraire, elle met le doigt sur ces questions : qui a accès à l’enseignement supérieur ? Pourquoi et comment la reproduction des inégalités fonctionnent et s’incarnent dans l’enseignement supérieur ? … On avance sur ces questions, on ne va pas s’arrêter en si bon chemin !

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Reportage
Par S. Devlésaver, CBCS asbl

Free Alma », une aide d’urgence et de proximité !

Yannis Bakhouche était encore étudiant en médecine quand il lance l’Association pour la Solidarité Etudiante en Belgique (ASEB) avec l’idée de créer des épiceries solidaires pour étudiants. Et ce, à partir d’une double préoccupation : « d’une part, j’étais en contact avec des amis étudiants en extrême difficulté financière, notamment beaucoup d’étudiants étrangers, sans aucune aide sociale ; d’autre part, j’avais un grand intérêt pour la lutte contre le gaspillage alimentaire », se souvient-il.

Dès 2011, il met en place au sein de l’ULB une association qui fait le lien entre les invendus alimentaires et les étudiants en demande. Dix ans plus tard, ce sont 5 épiceries sociales qui ont pris place dans différents lieux de Bruxelles : Erasme, Solbosch, Alma, Saint-Louis et Remblai. En échange de 4 euros, l’étudiant se confectionne son propre panier pour la semaine à partir de produits invendus, mais aussi issus du Fonds Européen d’Aide aux plus Démunis (FEAD), de dons, de subsides sociaux des établissements scolaires, etc. « L’alimentation est souvent reléguée au second plan, », explique l’initiateur du projet, « tant par les étudiants que par le politique qui débloque un budget global, mais ne réfléchit pas aux postes auxquels vont être attribués cet argent. Et très souvent, on ne le réserve pas à l’alimentation », constate-t-il. En 2020, ils étaient plus de 3000 étudiants à fréquenter les différentes épiceries bruxelloises.

Reportage à l’épicerie sociale « Free Alma »* & explications avec Yannis Bakhouche (ASEB) et Fathia EL Hammouchi, intervenante sociale à la Haute Ecole Léonard de Vinci et coordinatrice du projet.

* L’épicerie solidaire est un partenariat entre les écoles d’enseignement supérieur suivante : la Haute école Léonard de Vinci, l’UCLouvain Bruxelles et l’EPHEC, ceux-ci ont signé une convention de collaboration avec l’ASEB asbl

16h30, à la sortie du métro « Vandervelde », à Woluwé, je prends en filature deux jeunes filles munies de sacs de supermarché vides. L’une aux cheveux teints en rose, l’autre au sac à dos jaune, elles s’orientent vers l’Eglise de Notre Dame de l’Assomption, la contournent… Et descendent le chemin vers un local paroissial investi en épicerie solidaire, « Free Alma ». Aucune File d’attente, mais Fathia EL Hammouchi qui accueille, vérifie l’inscription et récolte les 4 euros qui couvrent les frais de fonctionnement du dispositif. Elle m’explique : « le projet dispose d’une application web pour réserver son créneau horaire : de 5 minutes en 5 minutes, ils sont environ 150 à venir ici chaque mardi entre 16h et 18h30. Cette nouvelle organisation facilite le processus, et pour l’étudiant, et pour nous, on a dû s’adapter avec la venue de Mr Covid ! ». 

L’assistante sociale est là depuis le début de l’après-midi pour préparer les lieux : décharger les invendus et autres ressources alimentaires des camions fournisseurs de l’ASEB, installer les tables, gérer la température des frigos, l’entretien du matériel, … Et ajouter ses quelques achats supplémentaires : « je tente de voir ce qu’il manque pour faire en sorte que le panier soit un peu plus complet grâce à des dons de particuliers » … Ce soir, à la table « jackpot » comme on l’appelle ici, les étudiants peuvent choisir entre du dentifrice, du savon vaisselle, des boites de thé, du nettoyant multi-usage ou un paquet de bonbons ! Fathia s’occupe aussi du suivi administratif, du lien avec les différents partenaires, de la précieuse équipe de bénévoles [28]composée d’étudiants, de citoyennes qui avaient l’envie de s’impliquer dans un projet de solidarité, de fidèles de l’église,  … « Père Phillipe Berrached et Père Laurent Bodart aident activement lors des distributions et livraisons de marchandises, l’épicerie n’aurait pas pu naître sur le site Alma s’ils ne nous avaient pas proposé ce local pour y organiser les distributions », tient à préciser Fathia.

Je poursuis ma visite le long des tables qui configurent le chemin à suivre tout en proposant des réserves alimentaires en tous genre : du lait, du café, du chocolat, des boîtes de haricots, … Des frigos permettent aussi d’avoir quelques produits frais : yoghourts, vol-au-vent, boulettes sauce tomate, … Et des cageots bleus, alignés les uns à côté des autres, proposent de nombreux fruits et légumes : carottes, endives, oignons, salades, épinards, …  

Depuis la crise Covid, les étudiants ne peuvent plus se servir eux-mêmes. Ce sont les bénévoles qui sont là pour renseigner et distribuer : « ici, tu peux prendre 5 légumes et 4 fruits au choix », là, « 2 sacs de pain », indiquent, Nisrine et Corentin, 2 étudiants du kot à projets sur les questions d’écologie, « Kaptain Planète ». « On habite juste à côté ! Pour nous, c’est logique de nous impliquer dans ce type de projet qui se soucie notamment de l’anti-gaspillage ». Sont là aussi pour orienter les étudiants, Kyran, bénévole, de Humani kot, Olivia, bénévole et mère au foyer qui fréquente la paroisse, Farah et Corinne, au chômage pendant le Covid, elles avaient envie de se rendre utile. « Comme je travaillais dans l’hôtellerie, j’aime suggérer des idées de recettes… », explique Corinne, « la semaine suivante, je leur demande s’ils ont testé, on crée un lien ! », confie-t-elle.  Vers la sortie, la dernière table propose des fardes et intercalaires de récup’, des masques Covid. 

Dans un coin de la pièce, une vieille armoire à classer des dossiers s’est transformée en bibliothèque solidaire. Au fil du temps, les objectifs de l’épicerie solidaire évoluent, de nouvelles idées et partenariats s’ajoutent au projet de départ. Au-delà d’une aide alimentaire, « Free Alma » devient un espace de partages : « quand un étudiant tombe en larmes à l’accueil parce qu’il ne peut pas payer les 4 euros, je le prends sur le côté, je le renseigne sur l’existence d’un service social étudiant dans son école », raconte Fathia. Une camionnette de la Plateforme Prévention Sida est venue proposer des tests de dépistage : « les jeunes étaient ravis, on aimerait le faire de manière plus régulière », confie encore l’assistante sociale. « Avant la crise Covid, nous avions aussi un coin avec des boissons chaudes pour se poser et créer une convivialité entre les étudiants des différentes écoles », ajoute-t-elle, « mais tout ceci n’est plus envisageable en ce moment ».

Une précarité sans signe distinctif, une aide sans condition

Autour de moi, j’observe ce défilé d’étudiants avec leur sac de courses alimentaires, leur sac au dos ou leur cabas à roulettes. La précarité ne se lit ni sur les visages ni sur les corps. Tous trimballent leurs histoires, plus ou moins difficiles, plus ou moins dures, comme un autre cabas à roulettes, mais invisible celui-là. La précarité, sans signe distinctif apparent, peut toucher tout étudiant, même ceux qui ont des revenus », rappelle Yannis Backouche, « une situation de ruptures avec les parents, un moment de dépassement face à une situation délicate durant son cursus universitaire, …

Pour l’ASEB, « faire appel à un service d’aide alimentaire, c’est déjà violent en soi ! Si l’étudiant fait la démarche, on ne peut pas juger de son état de précarité », estime-t-il. Pour cette raison, l’ensemble des épiceries sociales étudiantes aident de manière inconditionnelle. L’étudiant doit juste répondre à un questionnaire (enquête sociale) qui est là pour justifier l’état de précarité auprès des fournisseurs, mais qui ne conditionne pas l’aide. « Au départ, les établissements scolaires voulaient que seuls leurs étudiants soient bénéficiaires de l’épicerie dont ils étaient partenaires.[29] Mutualiser les différents services sociaux a représenté un travail énorme », souligne Yannis Backouche, « il n’y avait pas de prise en compte globale de la situation de l’étudiant pour réfléchir à une seule solution adaptée au public étudiant sans tenir compte de l’institution d’où il vient ! ». Il était pourtant nécessaire de créer une alternative à l’aide sociale. « Pour les services sociaux d’aide aux étudiants, nous constituons une aide d’urgence en attendant de recevoir la réponse positive d’une aide financière, par exemple », résume Yannis Backhouche. Pour le médecin, « cela met en évidence les failles du système ». Il faudrait, selon lui, une réforme du système social d’aide aux étudiants. En ce sens, il milite pour un guichet unique qui fournirait une information adéquate sur les aides existantes, « ce qui permettrait, entre autres, d’éviter le non-recours pour ceux qui n’ont même pas connaissance des possibilités qui s’offrent à eux ».

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Conclusion
Alain Willaert, CBCS asbl, Nicolas De Kuyssche, Forum - Bruxelles contre les inégalités

Changeons de paradigme !

Dans le cadre de la conférence-débat de l’événement « L’autre crise : 80.000 étudiants précaires, on fait quoi ? », Renaud Maes, sociologue, faisait ce constat : « Il y a 15 ans, nous étions les mêmes acteurs réunis autour de la table pour répondre à cette question : « comment aider les étudiants précarisés ? » … On avait plein de belles idées, comme l’automaticité des aides, des collaborations accrues entre les CPAS et les Hautes Ecoles, …. 15 ans plus tard, on se retrouve avec la même question face à une dégradation de la situation ». Et il conclut : « Quand aura-t-on le courage politique d’attaquer les inégalités dans le système scolaire avec des moyens structurels ? ».

Un certain pragmatisme ne ferait-il pas partie du problème ? La faute à ces solutions apportées notamment par les CPAS (dans l’obligation d’organiser l’aide étudiante, loi du 26 mai 2002), mais inadaptées au public étudiant ? « Nous ne devrions pas être la porte d’entrée pour un étudiant », confirme Nicolas Lonfils, président du CPAS de Forest et présent au débat. « De plus, le manque de communication entre institutions provoque une violence institutionnelle et de la maltraitance », souligne-t-il. Un pragmatisme forcé qui ne permettrait pas de sortir d’une logique de « gestion de la pauvreté ». Et des étudiants, au final très seuls, quand la machine à exclure plutôt qu’à intégrer, déraille … Edith, étudiante qui témoigne dans les pages de ce dossier insiste auprès de ses pairs, sur cette force mentale à avoir : « faites attention, renseignez-vous sur toutes les aides qui existent. Et soyez forts ! Parce qu’il en faut de la force psychologique, financière, … ». Et pour Sylvain, sa première audition CPAS reste gravée dans sa mémoire comme un des pires moments de toute sa vie : « On m’a rarement autant fait comprendre que je n’étais pas à ma place ! Je suis sorti de là anéanti. J’ai eu cette image de moi à la rue », confie l’étudiant.

Alors, on fait quoi ?

Pour Lucas Van Molle (FEF), informer les jeunes sur les aides existantes ne suffira pas, cela reviendrait même à banaliser la problématique !  « Il faut envisager la précarité étudiante à travers le prisme de tous les étudiants qui n’accèdent pas aux études », propose Maxime Michiels (Ligue des Familles), « ce qui passe par des politiques beaucoup plus larges que l’aide sociale aux étudiants ». En ce sens, on ne peut que se réjouir de la proposition de résolution interparlementaire visant à lutter contre la précarité étudiante (lire interview FEF, p.) : « c’est un accord unanime pour dire que l’enseignement supérieur est un droit ! Même si le système actuel n’est pas efficace pour y arriver ». 

Nous l’avons lu tout au long de ce dossier, ce ne sont pas les idées qui manquent, celles-ci touchent tant à la gratuité des études qu’à l’automatisation de l’accès aux droits sociaux, à la lutte contre la pénurie de logements à prix décents, à l’introduction d’un salaire étudiant et, citée par tous les intervenants, à l’harmonisation des pratiques des CPAS. Bref, une majorité de propositions que l’on retrouve aussi dans les mémorandums des services social-santé qui s’adressent aux plus vulnérables d’entre nous, étudiants ou non. Voici sans doute la raison principale pour laquelle nous portons au pluriel les précarités étudiantes. La précarité étudiante en soi n’existe pas, mais être étudiant peut être source de précarité, ou d’aggravation de celle-ci. (mise en exergue, sur la photo d’intro de chapitre ?)

Pour ce faire, il y aura cependant une étape incontournable : réfléchir avec les politiques concernées sur une vision globale des politiques sociales.[30] « Les subsides sociaux des établissements des Hautes Ecoles ont été refinancés », rappelle Nadia Muller, « mais que fait-on avec cette manne d’argent ? Comment améliorer l’aide aux étudiants si nous n’avons pas le temps de réfléchir et de nous coordonner ? » s’inquiète-t-elle. Sans une vision globale et cohérente des politiques sociales, nous risquons effectivement de nous retrouver en 2031, avec ces mêmes belles idées et une situation encore plus catastrophique !

Voilà pourquoi le CBCS et le Forum Bruxelles contre les Inégalités proposent de poursuivre la réflexion et le travail ensemble – acteurs de l’enseignement et acteurs du social – et se faire porte-parole vers les politiques concernées. L’événement du 15 octobre 2021 et ce dossier du BIS sont à voir comme des étapes, indispensables, sur ce long et lent chemin de la construction vers une société plus égalitaire. 

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Les précarités étudiantes

D’où viennent-ils ? Quels sont les principaux constats en termes d’accompagnement social, les obstacles, mais aussi les pistes de solutions ?

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