La Free Clinic : une construction « hors lignes »

Qui ne connaît pas la Free Clinic ? Souvent citée comme modèle de structure de soins multi-agréée, elle est loin d’avoir toujours eu si bonne réputation : « la Free Clinic mange à tous les râteliers, disait-on », témoigne, avec le sourire, Isabelle de Ville, conseillère conjugale, formatrice et animatrice EVRAS, récemment retraitée qui a travaillé 40 ans dans l’asbl.


bis_cssi_-_r_b_r_n_r_dicte_maindiaux-42.jpg« C’est au moment de la création d’IRIS (l’interrégionale des institutions de soins, processus de regroupement des hôpitaux publics de la Région bruxelloise en 1996) que nous sommes devenus un modèle. Et, nous, on tombait des nues » … Accompagnée de Marie Debrouwer, nouvelle et première coordonnatrice de la Free Clinic, elles livrent, entre passé et présent, la genèse du projet, les luttes, les remises en questions, l’horizon de l’asbl pour le droit à la santé pour tous.

Inspiration californienne

La structure a d’abord été créée pour pouvoir pratiquer l’avortement, un des premiers centres en Belgique à le faire. Et pendant des années, la Free Clinic, éponyme des cliniques californiennes pour toxicomanes, est restée uniquement un centre de santé mentale (1974) et un centre de planning familial (1975). C’était les années septante, avec tous ces combats – antipsychiatrie, lutte pour la dépénalisation de l’avortement, groupes de paroles dans les prisons, toxicomane vu encore comme un délinquant, etc. -, cette militance … « On a pris tous les dangers, on manifestait régulièrement sur les marche du Palais de Justice, on disait haut et fort que l’on pratiquait l’IVG, que l’on prescrivait de la métadone, … Il y a d’ailleurs eu des inculpations ! », se rappelle Isabelle de Ville. Ensuite, est né notre service juridique avec Infor-Droit. Le principe : défendre les plus démunis et offrir des consultations juridiques gratuites : des avocats venaient donner du temps quelques heures par semaine. Le premier centre de médiation familiale s’est ouvert à la Free Clinic, suivi de peu d’un service de médiation de dettes, des services de kinésithérapie, d’un dispensaire en ostéopathie. Mais il faudra attendre 1995 pour que la structure devienne une maison médicale. « Pendant longtemps, on s’est défini comme une « fausse maison médicale » parce que nous n’avions pas d’infirmières ! il y avait bien des médecins généralistes, des assistants sociaux, des psychologues, des psychiatres, … Mais pour les soins infirmiers, on envoyait en bas de la rue, à la maison médicale du Maelbeek (pas encore au forfait) avec laquelle nous avions de bons échanges. A l’époque, il y avait beaucoup plus de possibles que maintenant … ».

Pas un rond, mais la liberté !

« La grande différence entre ces années-là et aujourd’hui, selon Isabelle de Ville, c’est que nous n’avions pas, ou peu de subsides. Mais quand on avait une idée, on la réalisait ! Puis, les agréments sont arrivés et notre mouvement d’initiatives s’en est trouvé fort restreint ». Un fait qui l’a particulièrement marqué : « il y a environ 15 ans, nous avons reçu un diktat de la Cocof : ‘faites de la santé communautaire !’. A partir de ce moment, nous avons dû rentrer dans des schémas qui nous venaient d’en haut, non plus pensés par des travailleurs confrontés à la population du quartier ».

Or ils en ont traversé des événements au fil de l’actualité du quartier Matongé : « on est partis faire des sessions sur l’excision en Afrique de l’Ouest, on a soigné des réfugiés qui s’étaient enfermés dans l’église de la rue de la Paix. Le service social s’est alors fort développé, on a travaillé en première ligne (visites à domicile, dans la rue …), l’ère du travail en réseau était née : création en partenariat « d’Habitat et Rénovation », de « GREPA » (Centre d’Appui aux services de Médiation de Dettes) … Dans nos consultations médicales, on soignait toutes les demandes, on ne savait pas s’il allait s’agir d’une angine ou d’un avortement, se rappelle Isabelle de Ville, « nous n’étions même pas une maison de soins de quartier, mais les gens venaient de partout, essentiellement des personnes démunies et des jeunes. Sans compter l’arrivée du virus VIH qui nous a demandé des réactions et adaptations professionnelles vives et adéquates, face à une société décontenancée … ».

Actuellement, la porte d’entrée principale est le médical et les médecins aiguillent vers les autres services : santé mentale, médiation de dettes, … Le réseau social-santé bruxellois leur envoie aussi des patients vers leurs différents services.

Une maison médicale pas comme les autres ?

C’est une des rares maisons médicales qui reste à l’acte. « C’est une situation devenue inconfortable », selon la conseillère conjugale retraitée, « les nombreuses maisons médicales au forfait ont leur quota complet, et toutes les personnes qu’elles ne peuvent recevoir arrivent à la Free Clinic ». Autre élément : la patientèle se serait paupérisée d’une manière vertigineuse … Avec pour conséquence, malgré l’informatisation des dossiers, un accueil qui ne sait souvent plus où donner de la tête. « C’est une fonction hyper importante qui doit être reconnue et respectée au risque d’aller nulle part », insiste-t-elle. « C’est un poste particulièrement difficile : certains soirs, des sans-abris tentent de rester enfermés dans les toilettes, des gars font pipi dans les plantes vertes, d’autres délirent, … Un patient peut arriver ivre mort, angoissé : comment savoir de quoi il a besoin quand il s’effondre sur sa chaise ? L’accueillante doit mesurer l’urgence, décider vers qui l’orienter ».

Il y a cette mixité de patients à gérer dans une même salle d’attente. « Une inspectrice Cocof est venue nous expliquer comment on devait faire », se souvient Isabelle de Ville « la santé mentale par-là, les consultations médicales, le Planning Familial (et l’IVG), par ici … mais il n’en était pas question ! Le patient qui fréquente la Free Clinic sait très vite où il met les pieds, c’est très ‘fleuri’ ! Et cela n’a jamais empêché les gens de venir de partout … ».

Tous les métiers peuvent s’occuper de l’accueil, moyennant une formation de 4 jours : psychologues, assistants sociaux, personnel administratif, … Mais personne n’accueille à temps plein : ce sont des parties d’autres contrats ou des travailleurs qui viennent quelques heures par semaine, sans autre contrat dans la structure. « C’est un métier très intéressant, mais très dur, très ingrat », trop pour l’exercer à temps plein … « Certains professionnels proposent régulièrement à des médecins de l’équipe : ‘tu ne veux pas rester derrière ma chaise et observer pendant une heure ?’ » …
A la Free Clinic, la fonction d’accueil a été réfléchie de multiples fois, c’est le seul service sans responsable qui fonctionne encore aujourd’hui en autogestion. « Durant 30 ans, on a toujours beaucoup discuté autour de cette question : ‘l’autogestion, qu’est-ce que cela veut dire ? … C’était le sujet de prédilection de toutes nos mises au vert, notamment ». Elle raconte aussi combien ce mode d’organisation ne s’est pas fait sans difficulté, sans un côté « brouillon », des zones de flou sur les rôles et les prises de décision, des incompréhensions sur la difficulté des uns et des autres dans leur travail… « Toutes ces réflexions ont abouti aujourd’hui à la décision d’embaucher Marie Debrouwer, une coordonnatrice », s’exclame-t-elle avec enthousiasme, « il en a fallu des crises, des réflexions en groupe de travail, des années, … pour finalement arriver, avec un très large consensus, à cette décision ! ».

Mode de fonctionnement : l’autogestion et puis, …

Marie Debrouwer témoigne à son tour : « quand on m’a engagée, on m’a dit l’autogestion, c’est bien, mais pas à 45 ! ». La structure s’est tellement développée qu’elle ne pouvait plus conserver le même modèle d’organisation. La coordinatrice a pour tâche de s’occuper des relations avec l’extérieur; de la recherche de subsides et de la gestion quotidienne de l’asbl. « Actuellement, tout le monde à tendance à faire tout dans son coin et à ne pas avoir le temps de communiquer : les travailleurs entament des projets différents, puis passent la main (ou pas), ne savent plus si c’est à eux de le faire, etc. Résultat : on perd en efficacité et on s’éparpille ! L’objectif est de rassembler les bonnes intentions de tout le monde pour avoir non seulement une vision globale, mais aussi pour pouvoir tous s’orienter dans la même direction. Enfin, c’est en théorie », résume la nouvelle coordinatrice, dans un sourire.

Même si la pluridisciplinarité a toujours existé à la Free Clinic et qu’il existe déjà une charte commune aux travailleurs [1], il est encore davantage question de partager une philosophie commune. Pour Isabelle de Ville, « c’est une gageure car les travailleurs sont quand même très ‘sauvageons’ : au milieu d’une consultation, un travailleur a une idée, il fonce et s’investit sans respecter ses heures, sans se soucier de qui doit prendre la décision. Cette liberté débridée a permis de faire émerger des tas de projets extraordinaires : le Lama, le Gams (groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles), par exemple … Mais ce fonctionnement ne convient pas non plus à tout le monde … Certains travailleurs se sentent en insécurité et ne restent pas. « La Free Clinic, ce n’est pas une institution qui met les gens en avant : on ne va pas être reconnu parce qu’on a publié un bouquin ou parce qu’on a parlé de nous au journal télévisé. L’institution n’a pas le temps pour la reconnaissance, elle poursuit ses combats, parfois le nez dans le guidon, sur plusieurs fronts. Cela peut créer certains manques », admet la retraitée.

Une clé de répartition fastidieuse

Autre grande difficulté dans ce type de structures multi-agrée : la multiplicité des subsides et des statuts des travailleurs : employés, salariés, indépendants, ACS, Articles 60, … De tout temps, les médecins se sont sentis incompris et les parents pauvres alors qu’ils font rentrer l’argent dans la structure … Nombreux sont les travailleurs qui pratiquent dans trois services différents, et qui dépendent donc de trois subsides ! « Nous avons subi de nombreuses restructurations – on en est à la sixième – y compris par rapport aux subsides ». A l’aide d’une clé de répartition fastidieuse, l’ensemble des subsides étaient répartis entre services à la fin du mois. Depuis une dizaine d’années, des travailleurs considèrent l’argent qui arrive à la Free Clinic comme appartenant à tout le monde, peu importe le service d’où il vient… Autrement dit, les services « non rentables » sont tout aussi importants et nécessaires que les autres. Mais certains ne comprennent toujours pas cette idée de « pot commun ». Et les politiques n’aident pas à penser en ce sens, explique Isabelle de Ville : « nous avons par exemple une enveloppe « EVRAS ». Mais comment fait-on quand, pendant les congés d’été, les travailleurs du planning rejoignent l’équipe IVG ? C’est un casse-tête chinois ! ». A l’avenir, il est prévu d’optimaliser les subsides et de revoir cette clé de répartition …

Pour Michel Roland, président du CBCS et représentant de Médecins du Monde, « cette manière sectorisée d’appréhender les soins – planning, service de santé mentale, etc. – est tout simplement artificielle ». Avec les évolutions sociographiques et démographiques –paupérisation, multiculturalisme, populations complètement mélangées et vieillissantes – on arrive à la notion de double ou triple diagnostic (à titre d’exemple, un patient syrien qui a les pieds abîmés qui vit dans la rue, qui a des addictions, …) auquel notre système actuel totalement fragmenté en petites structures ne répondrait plus complètement. « Le hiatus se creuse de plus en plus », ajoute l’ancien médecin. « J’ai depuis très longtemps l’idée qu’il faut abattre ces cloisons et s’orienter vers un autre type d’organisation qui facilite le partage de projets et reconnaît nos diversités … Réfléchissons à des modèles qui répondent à la fois aux soins individuels et aux questions collectives de santé publique, à la notion de quartier ! ». Mais pour ce faire, un dialogue doit s’instaurer, selon lui, entre les professionnels du social-santé et les politiques concernées, pour que tout le monde ait accès aux mêmes soins de qualité.

Au fond, « il s’agit encore et toujours de formuler des questions afin de continuellement redéfinir notre ligne d’horizon », conclut Isabelle de Ville, pensivement.

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, article réalisé à partir d’une rencontre organisée par Santé Conjuguée (FMM) en septembre 2018.

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