1234567891011121314LE FORUMréunit une cinquantaine d’organisa-tions actives dans la lutte contre les inégalités sociales en Région bruxel-loise. Dialogue avec les professionnels, consultation des personnes vivant la pauvreté, aide à la décision politique et analyse transdisciplinaire. En pro-duisant des recommandations et des solutions, notre objectif est de sensi-biliser l’opinion publique et le monde politique aux problèmes de la pauvre-té en ville.LE CREBISest une initiative du Forum-Bruxelles contre les inégalités et du Conseil Bruxellois de Coordination sociopo-litique (CBCS), avec l’appui scienti-fique de deux centres de recherche, le CIRTES (UCLouvain) et METICES (ULB). Notre objectif est de renforcer les liens entre les mondes de la re-cherche et de l’intervention sociale en s’appuyant sur les principes de la re-cherche collaborative, la co-construc-tion des connaissances et la non-hié-rarchisation des savoirs. CÉLINE GRAAS - MARJORIE LELUBREMARJORIE LELUBREest docteure en sociologie et coordina-trice du Crebis, Centre de recherche de Bruxelles sur les inégalités sociales.CÉLINE GRAASest sociologue et juriste de formation. Après plusieurs années en tant que travailleuse sociale de première ligne dans le domaine de la migration, elle travaille désormais en tant que char-gée de recherche au Crebis.« On ne peut comprendre nos paysages urbains sans prendre en compte ces exclus qui participent à leur fabrication. » (Staszak dans Zeneidi-Henry, 2002, p. 5)Si la ville apparait comme un espace de liberté, d’échanges et d’opportu-nités, elle est aussi le lieu d’inégalités sociales de plus en plus marquées et où se concentrent diverses problématiques liées à la pauvreté. Dans les espaces qu'elle laisse vides, délaissés, viennent se réfugier les populations les plus vulnérables. Celles-là mêmes qui né-cessiteraient une attention accrue de la part des pouvoirs publics viennent alors s’insérer dans ses recoins cachés, en marge et à l’abri du regard étatique. À Bruxelles, parmi ces populations vulné-rables, la présence de mineurs étrangers non accompagnés (MENA) autour de la gare du Midi interpelle. Ces jeunes garçons d’origine maghrébine, âgés pour la plupart entre quinze et dix-sept ans, sont qualifiés de MENA dits «en errance» en raison de leurs conditions de vie ultra-précaires. Ils interrogent les prises en charge existantes, notamment parce qu’ils ne rentrent pas dans les cases préétablies de l’action sociale et qu’ils éprouvent des diffi-cultés à s’engager dans certains dispositifs qui leur sont proposés. Quelles sont les caractéris-tiques de ce public ? Vers quels services peut-on orienter ces jeunes ? Comment concevoir un accompagnement davantage adapté à leurs besoins ? Comme pour la plupart des groupes margi-nalisés, l'intervention des pouvoirs publics à leur égard est bien souvent répressive, ce qui contribue à leur judiciarisation (Colombo et Larouche, 2007). Cet ouvrage vise notam-5ment à changer la focale sur ces jeunes afin de mettre en lumière les phénomènes d’exploi-tation et les choix contraints dont ils peuvent être victimes.UN CONTEXTE MIGRATOIRE SOUS TENSIONLa gestion actuelle du phénomène migratoire, et les «crises» de l’accueil qui se succèdent, touchent également les personnes mineures. À plusieurs reprises depuis l’été 2022, des MENA sont restés à la rue, car Fedasil ne leur a pas trouvé d’hébergement.1 Cette crise de l’accueil qui perdure change totalement la face du sans-abrisme à l’échelle d’un ter-ritoire comme Bruxelles. Depuis l’automne 2021, plus de 8 800 personnes ont demandé la protection internationale pour la première fois en Belgique et n’ont pas reçu d’héberge-ment2 – auquel ils ont pourtant droit en vertu de la Convention de Genève. De véritables camps de fortune, avec des conditions de vie extrêmement précaires, voient le jour dans les rues des différentes communes bruxelloises. Par conséquent, il n’est plus possible, à l’heure actuelle, de parler du sans-abrisme sans par-ler de migration et inversement, avec une conséquence directe sur la manière de conce-voir l’intervention sociale à Bruxelles. Cette saturation des centres d’accueil en Belgique n’est pas un fait isolé et doit être replacé dans une perspective internationale plus large. Les Pays-Bas ont connu une crise similaire pendant l’été 2022. Même s’ils ont su déployer des solutions d’hébergement à court et moyen terme (logement de demandeurs de protection internationale dans des bateaux de croisière par exemple), le pays n’est pas à l’abri de se retrouver à nouveau dans une telle situa-tion de manque de places d’accueil. À l’échelle européenne, nous assistons de-puis plusieurs années à un durcissement des politiques migratoires, marqué par le renfor-cement des pouvoirs de l’agence Frontex en 2016 et la volonté affichée par certains poli-tiques de faire de l’Europe une véritable « for-teresse européenne3 ». Cette intensification du contrôle et de la répression aux frontières 1 Source : https://www.rtbf.be/article/21-refugies-mineurs-d-age-dehors-toute-la-nuit-fedasil-avoue-qu-il-n-y-a-plus-de-place-pour-les-mena-110841802Source : https://www.levif.be/belgique/crise-de-laccueil-un-collectif-dong-autorise-a-saisir-pres-de-3-millions-deuros-sur-les-comptes-de-fedasil/ 3 Source : https://www.lemonde.fr/international/article/2019/05/06/immigration-la-naissance-chaotique-d-une-europe-forteresse_5458842_3210.html 6amène les migrants à ajuster leurs stratégies d’entrée et d’installation en Europe (Quimi-nal et al., 2013). Parmi ces nouvelles stratégies déployées, il y a notamment la migration de personnes mineures, vues comme plus sus-ceptibles d’obtenir un droit de séjour. Cer-taines familles placent alors leurs espoirs sur leurs jeunes enfants, espérant parvenir en Eu-rope ultérieurement grâce au regroupement familial. Cette nouvelle stratégie se reflète dans les statistiques: alors que le nombre de mineurs demandant la protection internatio-nale en Europe s’était toujours situé entre 11 000 et 13 000 avant 2013, il atteignait 23 255 en 2021 (Chiffres Eurostat). Cette évolution euro-péenne concorde avec les données belges: 3 219 MENA ont demandé la protection inter-nationale en 2021, contre 765 en 2013 (Chiffres OE). Précision d’emblée que ces chiffres sous-estiment le phénomène de la migration des mineurs, vu qu’ils ne tiennent pas compte des MENA qui ne demandent pas la protection – tels que les MENA dits «en errance».Au-delà de la question humanitaire, la prise en compte de ces MENA revêt un double en-jeu démocratique : non seulement, en termes de respect des conventions internationales et du principe juridique de l’intérêt supérieur des droits de l’enfant, mais aussi en matière de politiques de lutte contre l’exclusion sociale pour refaire du lien au sein des métropoles urbaines et favoriser la justice sociale.UNE RECHERCHE QUI ÉMANE DU TERRAINCette étude démarre d’observations concrètes sur le terrain, qui remontent progressivement aux autorités en 2020 et 2021. Les équipes de maraudes communales œuvrant aux abords de la gare du Midi (Saint-Gilles, Anderlecht et Bruxelles-Ville) signalent de nombreuses dif-ficultés dans l’accompagnement de ces MENA dits «en errance». Parallèlement, la garde pédiatrique de l’hôpital Saint-Pierreconstate l’absence d’un réseau d’acteurs clairement dé-fini pour assurer la prise en charge cohérente de ce public, les empêchant ainsi d’orienter correctement les jeunes après les avoir soi-gnés. De ces premiers constats nait une volonté, pour les trois communes concernées, de por-ter ensemble un projet d’accompagnement pour ces jeunes. Dans le cadre des contrats lo-caux social-santé, elles sollicitent alors l’asso-ciation Projet Lama et le service de prévention d’Anderlecht afin de construire un protocole d’accompagnement médico-social. Ils font ensuite appel au Crebis, Centre de recherche de Bruxelles sur les inégalités sociales, pour mener cette recherche. Le travail de recherche débute alors en septembre 2022 et se clôture par cet ouvrage, en mars 2024.7D’autres villes européennes rapportent la présence de ces jeunes garçons d’origine ma-ghrébine, qui errent dans leurs rues et ques-tionnent les modalités dites «classiques» de prise en charge. Diverses études ont été me-nées à ce sujet, parmi lesquelles nous pouvons citer l’étude du Collectif Trajectoire (2018) à Paris ou encore l’étude de Maria von Bredow en Suède (2019). Notre étude se démarque toutefois par une double spécificité. Tout d’abord, par la pro-duction d’un diagnostic territorial permet-tant de mettre à jour les ressources existantes dans le réseau d’aide et de soins bruxellois, elle se centre principalement mais pas ex-clusivement – au vu de la mobilité du public concerné – sur les communes de Bruxelles-ville (quartier Anneessens), Anderlecht (quar-tier Cureghem) et Saint-Gilles (Porte de Hal). Ensuite, ce projet s’inscrit dans un processus de recherche-action collaborative (cf. Encadré méthodologique). Il est le fruit d’une réflexion et d’une analyse collective menée par un groupe de recherche constitué de dix-huit ser-vices bruxellois, de secteurs différents et par-fois éloignés, mais tous connectés par une pré-occupation commune ; la prise en charge des MENA dits «en errance». Par ce partenariat intersectoriel, la recherche va alors plus loin que la seule co-production de connaissances. Elle vise également à réunir des acteurs dif-férents et qui se rencontrent peu autour de la table pour réfléchir à une problématique com-mune et repenser, ensemble, l’accompagne-ment de ces jeunes.ce projet est le fruit d’une réflexion et d’une analyse collective menée par un groupe de recherche constitué de dix-huit services bruxellois8Notre étude s’inscrit dans les fonde-ments de la recherche collaborative, conformément aux principes énon-cés, notamment, par Les chercheurs ignorants (2015). Elle vise à établir un dialogue entre diverses formes de savoirs, en leur accordant une égale légitimité et en refusant toute forme de hiérarchisation dans la co-créa-tion de connaissances. Trois caté-gories de savoirs sont fréquemment mobilisées au sein de la recherche collaborative :Le savoir théorique, généralement apporté par les chercheurs à partir de travaux antérieurs ;Le savoir professionnel, détenu par les acteurs de terrain, basé sur leurs formations et leurs pratiques quotidiennes ;Le savoir expérientiel, détenu par les personnes directement concer-nées par la thématique de re-cherche, ayant vécu ou vivant des expériences liées à celle-ci.Le protocole méthodologique élabo-ré dans le cadre de cette recherche vise à croiser ces différents regards; ceux des chercheuses du Crebis, des professionnels de terrain, et des jeunes MENA eux-mêmes. À cet égard, l’étude a été segmentée en différentes phases, chacune centrée sur un type de savoir particulier.Dans un premier temps, nous avons mené quinze entretiens explora-toires avec des professionnels du réseau social-santé bruxellois afin de faire un état des lieux autour de la problématique des MENA dits «en errance» à Bruxelles. Les en-seignements tirés de ces entretiens ont ensuite été analysés et enrichis par le savoir d’autres profession-nels – ceux du groupe de recherche constitué pour l’étude. Ce groupe de recherche interprofessionnel, composé de travailleurs de rue, d’as-sistants sociaux, de coordinateurs, de tuteurs, etc., a adopté une pos-ture de co-chercheur tout au long du processus. Il s’est réuni à quinze ENCADRÉ MÉTHODOLOGIQUEUne recherche-action collaborative 9reprises entre septembre 2022 et mars 2024, chaque séance permet-tant d’approfondir une thématique spécifique grâce à des outils métho-dologiques variés : co-analyse d’ex-traits d’entretiens, cartographies participatives, marche exploratoire dans le quartier, etc. L’objectif de ces échanges était de produire, en-semble, les résultats de cette étude.Dans un second temps, nous avons enrichi ces échanges du savoir expé-rientiel des MENA eux-mêmes. Cela s’est concrétisé d’une double ma-nière. D’une part, par la réalisation de treize entretiens semi-directifs avec des MENA dits «en errance», en présence d’une interprète, se-lon les cas, en langue berbère ou en arabe classique, pour faciliter la communication avec le jeune. Deux entretiens ont été réalisés dans le bureau d’une association, les jeunes ayant été mis en contact avec l’équipe de recherche par une équipe mobile. Le reste des entretiens a été conduit avec des jeunes placés en Institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ), mis en contact avec l’équipe de recherche par leur tuteur.Il est nécessaire de replacer les propos émis par ces jeunes dans le contexte dans lequel ils ont été pro-duits. Ce contexte de privation de liberté a pu influencer leurs propos, notamment lorsqu’ils mentionnent la place centrale de la liberté dans leur vie, la nécessité de règlements souples dans les services auxquels ils ont recours, etc. Néanmoins, le placement en IPPJ représente un es-pace-temps particulier dans le par-cours de ces jeunes, où ils sont lo-calisables, dégagés des contraintes liées à la satisfaction de leurs be-soins primaires et souvent, en situa-tion où toute stimulation extérieure leur apparait bienvenue, ce qui les rend plus enclins à accepter l’idée d’un entretien formel avec l’équipe de recherche. L’ensemble des jeunes ayant parti-cipé aux entretiens a été rémunéré à hauteur de quarante euros. Chaque entretien a duré entre quarante-cinq minutes et une heure trente. Tous les 10entretiens, sauf un car le jeune ne le souhaitait pas, ont été enregistrés et intégralement retranscrits. D’autre part, nous avons rencontré les jeunes directement dans leur environnement, en rue, en accom-pagnant une équipe mobile lors de ses maraudes (douze heures d’observation participante) et dans un centre d’accueil de jour (vingt-huit heures d’observation partici-pante). L’ensemble des jeunes a été informé de notre présence, et nous avons tenté à chaque fois d’expli-quer notre rôle et l’objectif de la recherche. Cette présentation a été plus ou moins explicite, en fonction du contexte. Lors d’interactions très brèves en rue, par exemple, il n’a pas toujours été possible de se présen-ter explicitement et il est alors pro-bable que nous ayons été confondus avec l’équipe éducative. UNE MISE EN RÉCITL’ouvrage se structure autour de cinq cha-pitres, dont tous s’ouvrent sur le récit d’un jeune que nous avons rencontré dans le cadre de notre étude. Cinq récits, qui se présentent comme autant d’invitations à percer les appa-rences, transcender les préjugés, dépasser les catégorisations... Pour révéler toute la singu-larité des histoires et des chemins de vie indi-viduels parcourus par ces jeunes, et mettre en exergue la complexité de leur situation.Le texte est traversé par de nombreux ex-traits4, donnant voix aux jeunes rencontrés ainsi qu’aux professionnels engagés dans la recherche. Cette parole a été, autant que pos-sible, retranscrite de manière brute: sans res-triction ou omission de certains éléments qui 4 Tous les prénoms utilisés dans cet ouvrage sont fictifs, afin d’anonymiser les propos des jeunes et des professionnels impliqués dans cette étude.11pourraient être jugés choquants, vulgaires ou politiquement incorrects. Même si, pour les jeunes s’exprimant en arabe, cette parole est dès le départ médiée par le recours à un inter-prète. Ce filtre de la traduction implique, irré-médiablement, une certaine perte d’informa-tions. Cette démarche vise à offrir un espace, aussi infime soit-il, au vécu de ces mineurs étrangers. Des jeunes hypervisibles dans l’espace public et dont, pourtant, la parole est invisibilisée, ignorée.Ces paroles qui se répondent, celle des profes-sionnels d’un côté, celle des jeunes de l’autre, visent à reproduire un véritable dialogue au travers de ces lignes. Nous sommes convain-cus que ces regards croisés sur une même réalité sociale enrichissent considérablement l’analyse de celle-ci. D’une certaine manière, cet ouvrage se déroule, lui aussi, telle une histoire. Nous commençons par mettre en avant ses prin-cipauxprotagonistes : les mineurs étrangers non accompagnés d’origine maghrébine, dé-signés par les professionnels commeMENA dits «en errance». Ensuite, nous explorons le cadre géographique, théâtre où se déploie le récit: le Maghreb, l’Europe et puis, plus par-ticulièrement, les rues de Bruxelles. Un arrêt est fait sur les conséquences dévastatrices de leurs conditions de vie extrêmement pré-caires, abordant les problématiques liées à la consommation de substances psychoactives et les dommages sur la santé mentale. La des-cription des autres acteurs de l'histoire s'en-chaine : le réseau social-santé bruxellois et le réseau informel. Et nous examinons comment ces éléments peuvent soutenir ou entraver les MENA dits « en errance ». Enfin, l'ouvrage se conclut en ouvrant de nouveaux horizons : quelles pistes d'actions privilégier pour amé-liorer leurs conditions d'accueil ? Quelles perspectives s'offrent à ces jeunes en Belgique et, au-delà, en Europe ?L’errance, n’est, évidemment, pas l’apanage des MENA d’origine maghrébine, et la caté-gorisation de MENA dits «en errance» par rapport aux autres publics MENA présents sur le territoire peut être critiquée (cf. p.38). Le choix de l'errance comme fil conducteur dans cette étude s'explique par sa capacité à éclai-rer les trajectoires complexes des jeunes dont Des jeunes hypervisibles dans l’espace public et dont, pourtant, la parole est invisibilisée, ignorée..12