Ecole de Transformation Sociale
Construire une communauté
de pratiques et de résistances

« Comment transformer le travail social pour qu’il transforme la société ? ».  A partir d’octobre 2019, une centaine de travailleurs sociaux, chercheurs, militants, citoyens, … se sont rassemblés autour de cette question.

La crise du Covid-19 a coupé le processus en plein vol. Même si les actions collectives n’ont pas pu voir le jour, se frotter à la joyeuseté bordélique d’une communauté d’apprentissage en émergence nous en apprend déjà beaucoup : entre émulation collective, croisements d’expériences et lot de tensions multiples, se confirme un besoin vital et vivifiant de « faire ensemble autrement ».

Focus sur ce cheminement collectif dont est issu l’Abécédaire de la transformation sociale, une plateforme web de résistance collective.

Qui veut transformer le travail social ? Et pourquoi ?

Vendredi 11 octobre 2019. Au centre de Bruxelles, à deux pas de la Bourse, c’est la base de lancement pour le projet d’école de transformation sociale. 300 personnes ont répondu à cet appel : « Pour se relever, il est urgent de travailler la dimension politique, émancipatrice, mais aussi subversive du travail social ». Parmi eux, 120 se sont déjà engagés à poursuivre les réflexions et actions qui auront émergé de ce premier rendez-vous à travers d’autres sessions de travail.

Mais qui sont ces gens qui veulent transformer le travail social ? La société ? Quelle mouche les a piqués pour avoir envie de participer à l’aventure ?

Il y a avant tout, ce qui les rassemble : organisateurs, animateurs comme participants travaillent, luttent, réfléchissent ou se débattent avec le social au quotidien. Tous sont confrontés à des mêmes constats, sans véritable issue. Tous se frottent, se confrontent, de très près ou d’un peu plus loin, à une série de problématiques sociales : sans-abrisme, mal-logement, chômage, santé mentale, décrochage scolaire, …. Certains les vivent ou les ont vécues et sont aujourd’hui pair-aidants dans des associations (fonction qui privilégie l’expertise du vécu ou savoir expérientiel), d’autres les prennent pour objet d’étude ou les ont pour matière d’enseignement (savoir académique), d’autres encore accompagnent, au quotidien, des personnes invisibilisées dans la société (savoir professionnel). Assistant social dans un service psycho-médico-social à bas seuil d’accès, enseignant dans une haute école sociale, militante dans un collectif de lutte pour les sans-papiers, chercheur en politiques sociales, éducateur de rue, artiste engagé, fonctionnaire sur les matières social-santé, infirmière en milieu associatif, … Tous sont plein d’attentes : « ce que je souhaite, confiera un participant, c’est d’être bombardé de questionnements et être mis en cause sur presque tout, voire sur tout ! (…) Ce que j’espère, c’est que le moi qui est entré à l’ETS ne soit pas le moi qui en ressort. Sinon, j’aurai raté quelque chose ! ».  Autres confidences : « je viens pour faire quelque chose de ma colère » ; « Le travail social a besoin d’un bon petit coup de pied aux fesses. Osons sortir de nos tombeaux, bureaux, routines, institutions. Il n’y a pas de magie sans un petit grain de folie ? On devrait en tirer quelque chose ? »  …

Comment débuter un dialogue à 300 personnes ?

Dans les grandes lignes et sur papier, l’école se définit comme un dispositif de formation participatif et partagé. Avec pour ambition de « créer une communauté de participants ; construire une vision et une conscience politiques du social ; développer des réponses originales et créatives face aux enjeux sociaux, sociétaux et structurels ; créer des actions hors des schémas standards ». OK, mais concrètement, comment s’y prendre ? Comment initier un processus collectif ? Comment aller au-delà des constats maintes fois répétés ? Comment éviter les discussions de comptoir ? Ou bien c’est justement là que tout commence ? … « Ce qu’on préfère le plus souvent dans les colloques, ce sont les moments de rencontres », souligne Nicolas De Kuyssche (Le Forum-Bruxelles contre les inégalités) en introduction à l’événement. « Imaginons cette journée à l’image d’une immense pause-café, d’une longue conversation informelle ! ». Le ton est donné, à l’image de la méthodologie du jour, « le forum ouvert ». « Libre à chacun de circuler entre les différentes discussions, de prendre des moments de recul, des initiatives spontanées pour que quelque chose se construise ensemble ». La journée débutera d’ailleurs par la rédaction collective, en un temps record, d’un ordre du jour. Au total, ce sont 55 discussions qui auront lieu, par petits groupes, à trois moments différents de la journée. « Comme pour un processus d’écriture, tu dois lâcher prise, laisser venir, dans le moment présent », me prévient-on. « L’intérêt, c’est le croisement des genres, des idées, des métiers, … ». Dans ce brouhaha à la fois jovial et concentré, on butine de-ci, de-là, On accueille le hasard, les détours. On se disperse un peu beaucoup, on rit, on rencontre, on tente d’attraper des réflexions en plein vol. Si l’exercice n’est pas toujours évident – faire place à chacun et construire d’une même voix, laisser émerger une parole libre et dépasser les constats, circuler et entrer en dialogue – stimulant, il l’est très certainement.

De ces discussions, il en ressort avant tout une multitude de questions ! « On demande aux personnes accompagnées de participer à des processus collectifs alors qu’elles ont plein de soucis individuels… Comment ne pas forcer le collectif ? ». « Comment travailler sur le pouvoir d’agir des personnes en tant que travailleur social ? ». « Comment bousculer les manières de travailler tant qu’il y a un ‘nous’ – les professionnels du social » – et un ‘eux’ – les personnes accompagnées ? ». « Où s’arrête notre travail ? », « Comment donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ou plus ? », etc. etc. A en donner le tournis ! A en paralyser les travailleurs sociaux et le travail social lui-même ? … Mais à travers elles, il y a aussi cette occasion, relativement inédite, de partager des expériences et des projets situés par-delà les frontières de sa sphère de travail habituelle, de son entourage quotidien. On vient donc pour s’imprégner, voir, entendre. On ne vient pas toujours pour prendre la parole ou passer directement à l’action.  

En fin de journée, point de rencontre sur les marches de la Bourse : les participants brandissent des calicots calligraphiés de slogans tirés des discussions : « Rien sur nous sans nous ! », « A bas la hiérarchie des savoirs ! », « Nos patrons, ce sont les gens ! », « Tisser les colères pour vivre au lieu de survivre ! », « Repolitisons-nous ! », « Accompagné, pas fliqué ! », « Nos savoirs, c’est du pouvoir ! », etc. Une manière de de faire prendre l’air à une série de réflexions qui traversent le travail social, de faire irruption dans l’espace public. Une manière aussi de relayer des bouts de révolte et de colère communes vers l’extérieur. Mais l’énergie collective a besoin de repos : les participants se quittent, fatigués, enthousiastes ou encore frustrés, … Mais rarement indifférents suite à ce foisonnement d’idées partagées.

En chantiers : l’émergence d’un collectif en 5 tensions-clés

 

« La rébellion est un point de départ, mais pas suffisant ! » Paolo Freire

Les mois suivants, le travail se poursuit avec 120 participants, à partir de différents groupes de réflexion thématiques ou chantiers : « Formation sociale émancipatrice », « social-climat : même combat ! », « Les publics invisibilisés », « Contrôle, violences institutionnelles et travail social », « désobéissance civile », « Pair-aidance », « Plaidoyer social ». Au fil des séances, on a rencontré, observé, écouté, participé, pris des notes. Au fil des sessions, on a laissé trainer nos yeux et nos oreilles, mais aussi lors des réunions de préparation entre animateurs. On a aussi interrogé des participants pendant et après les journées. En voici un condensé, réorganisé autour de 5 tensions majeures qui ont traversé cette première édition. A voir comme un outil-boussole qui peut orienter tout un chacun dans les équilibres à (ré)inventer pour créer du « commun ».

le collectif ETS en 5 tensions-clés

Tension n°1 : temps pour se rencontrer ou passer à l’action ?

Tension n°2 : laisser émerger ou planifier ?

Tension n°3 : parole d’expert ou parole de vécu ?

Tension n°4 : pouvoir d’agir individuel ou collectif ?

Tension n°5 : faire commun : entre-soi ou avec les autres ?

Tension n°1 : Temps pour se rencontrer ou passer à l’action ?

« 8 jours [5 jours, vu la crise sanitaire, ndlr], c’est court si on veut aboutir à une action concrète qui porte ses fruits durablement ».

A chaque rendez-vous, dès 9h, les lieux se remplissent d’une énergie bruyante, curieuse, souvent amusée et décontractée. On se salue, on se reconnaît, on prend des nouvelles les uns des autres. Autour de petites gorgées de café, d’une tranche de gâteau. Pour réveiller têtes et papilles. On en était où déjà ? … Ah oui : « transformer le social pour qu’il transforme la société ». Qui y croit ici ? », lance Juliette, l’une des animatrices ETS, sous forme de boutade, à la première journée… Une main se lève : « moi, je suis là parce que je pensais qu’on était 120 à y croire ! ».  Tout est dit ou presque. Un grand nombre de participants sont là pour « faire collectif ». Et comment le faire si ce n’est à travers le temps de la rencontre ? « Apprendre à connaître le beau panel humain qui nous entoure », « toutes des personnes ayant la même envie de militance, même si vécues sous diverses formes, toutes utiles », confient les participants. Pour certains d’entre eux, les temps informels rendent ces échanges possibles. Pour d’autres, ceux-ci restent trop maigres. Même en chantier, le temps aurait finalement manqué pour se connaître, parler de sa propre expérience et tisser une véritable confiance les uns entre les autres. « J’ai eu la sensation d’être dans des speed-dating », regrette un participant. Une autre tempère : « Heureusement, la pression du temps est diluée grâce à l’accueil, la bienveillance du dispositif. Ce qui me permet de vivre l’expérience comme un vent de fraîcheur ! ».

Pression du temps, pression du résultat ?

Toujours est-il que ce processus ETS, malgré la mise en place d’un cadre souple, aurait été « mangé » par « des journées très (trop) intenses, même si très riches ». Comme dans une ruche au bourdonnement continu, certaines abeilles auraient eu besoin, à certains moments, de se poser. Pour « repartir avec quelque chose qui va [nous] faire cheminer ». Résultat : on rêve encore et toujours plus de « temps long » : « Si on pouvait avoir deux jours consécutifs par mois, ce serait carrément le luxe. Ça permettrait de profiter de l’émulation ambiante, puis de laisser décanter le reste du mois ».

Au fil des séances, se creuse cette tension entre, d’un côté, ceux qui veulent prendre le temps de se rencontrer, de réfléchir ensemble – « Je comprends l’envie d’agir, c’est le but de l’expérience, mais pour moi, agir pour agir revient à s’agiter dans le vide et perdre des forces pour une action qui en vaut la peine » – et de l’autre, ceux qui s’impatientent et veulent passer à l’action : « J’avais un peu l’impression d’être en psychiatrie : on cause beaucoup, on agit peu ». Les deux versants – réfléchir et agir – sont pourtant indissociables. « Ce que j’ai appris à l’ETS », témoignera en ce sens une participante, « c’est ce savant mélange entre le travail sur le temps long et puis, parfois, ce temps de l’urgence où il faut foncer dans le tas pour éviter de tourner en rond ! ».

L’arrêt brutal de l’ETS et de ses chantiers en cours, à la mi-mars 2020, en raison de la crise sanitaire, laisseront un goût d’inachevé à l’aventure : « J’ai tissé des liens et eu accès à des ressources intéressantes, mais j’aurais souhaité poursuivre avec une application concrète ».

Que ce soit pour rencontrer, réfléchir ou agir, les temps qu’on pourrait parfois désigner comme « morts, creux ou encore vides » sont au fond des respirations essentielles à préserver dans une idée de construction à la fois individuelle et collective. « On doit réapprendre le temps de la lutte, on a oublié ce que cela peut représenter en termes de combat, de douleur », rappelle un participant. « Faire collectif signifie aussi s’arcbouter tous ensemble face aux coups qu’on peut recevoir ». Et pour construire une lutte durable, le point de départ serait ce temps long de l’échange, à partir duquel quelque chose pourrait basculer.

Pour aller plus loin : Hartmut Rosa, « Accélération. Une critique sociale du temps », Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales », 2013, 486 p., 1re éd. 2010.

Tension n°2 : Laisser émerger ou planifier ?

« Ce qui m’a manqué, c’était d’avoir un peu plus de cadre dans le travail en chantier : j’ai eu l’impression que les discussions restaient davantage à un niveau théorique parce qu’on ne savait pas vers quoi aller… »

Autre journée, autre question posée par un des animateurs : « avez-vous un exemple d’action sociale collective que vous souhaiteriez entreprendre ? » … Grand silence général. Même si les envies de changement sont là, « mettre plein d’idées ensemble, c’est une soupe compliquée ! », note un participant. Pour preuve, les rythmes et besoins si variés de chacun des chantiers en construction. Certains ont besoin de temps, d’autres de personnes ressources sur telle ou telle thématique, d’autres encore se demandent comment insuffler de la créativité, comment évaluer l’impact de leur action, comment passer de l’individu à l’action collective, etc. L’ensemble de ces besoins traduit la difficulté à se situer entre l’émergence d’une proposition collective et sa planification. Personne n’a la vision globale de l’ensemble du contenu, et c’est tant mieux ! Mais la nécessité de resserrer le propos se fait sentir : « ne pourrait-on pas poser un cadre moins large et aborder dès le départ des problématiques plus concrètes ? ». Pour rappel, pour cette première édition, l’ETS partait des 55 problématiques relayées dans le cadre du Forum ouvert. (lire p.) Vaste et périlleuse entreprise ! Trop vaste pour ne pas s’embourber un peu dans le tas de questions sociales à prendre à bras le corps. Parce qu’on a promis de construire ensemble. Parce qu’on ne veut pas décevoir, encore moins frustrer, dès le début de l’aventure. Et parce qu’on veut laisser le cadre le plus ouvert possible. Mais pour certains des participants, la scène est jugée trop large : « parfois, cela flottait un peu, tout était à discuter ! ».

Garder le fil de l’histoire …

Pour donner un rythme et des points de repères, le groupe d’animateurs (facilitateurs), garants du processus collectif, est primordial. Mais lui-même doit être le plus au clair possible avec son rôle et les limites dans lesquelles il peut jouer : « jusqu’où sommes-nous animateurs ? jusqu’où sommes-nous aussi participants ? », s’interroge une des animatrices, à l’occasion d’une réunion de debriefing. Elle poursuit : « nous sommes plein de doutes sur notre fonctionnement, mais une confiance s’installe entre nous, ce qui nous permet d’avancer ! Partager ses doutes, ses maladresses, poser un regard indulgent sur nos essais-erreurs est essentiel ». (Lire encadré ci-dessous) Au fil de l’expérience, apparaît la nécessité d’affiner un maximum la place des animateurs dans le processus pour éviter notamment d’endosser celle de « super-héros » du collectif, censée assumer tous les rôles en un seul.

Rôle de l’animateur : super héros, garant du processus collectif ? Avant chaque journée ETS, l’ensemble des animateurs se réunit 3 à 4h pour débriefer, ajuster le dispositif, co-construire la suite. Lors de ces réunions de préparation, ils ont vite constaté une zone de flou autour de leur rôle de « facilitateur », « animateur », qui rend leur tâche souvent inconfortable : « sommes-nous des passeurs de savoirs ? A-t-on un devoir de mémoire envers les chantiers ? Un rôle de transmission de ce qui se construit vers l’extérieur ? Notre rôle est-il d’être garant du cadre et/ou d’apporter de l’épaisseur à ce qui se dit ? Devons-nous nous définir comme des personnes ressources à disposition des différents chantiers ; ou, au contraire, être responsable d’un chantier en particulier ? comment être garant du processus et, en même temps, laisser cheminer les participants ?, … Après évaluation de cette première édition, il apparaît combien la fonction de « facilitateur/distributeur de la parole » est première. D’autant plus quand sont inclus dans le collectif des personnes moins accoutumées avec les modes d’expression orales, plus vite intimidées par le groupe, etc. D’où, l’importance aussi d’installer des duos d’animateurs, l’un étant plus attentif à la distribution de la parole, l’autre aux contenus de la discussion en lien avec les objectifs poursuivis. Au-delà de ce recadrage, l’équipe d’animateurs soulignera aussi la volonté de construire un socle de balises pédagogiques et de visions politiques communs. Parce que si les animateurs proviennent d’un même terreau associatif, chacun n’en a pas moins cultivé une culture pédagogique et d’animation spécifique, liée notamment à son institution, sa vision politique du travail social, son parcours personnel, professionnel, militant.

Au fond, tout ceci nous rappelle cela : délimiter l’espace dans lequel on va travailler ensemble et les rôles de chacun ne nous empêchera pas pour autant de voguer librement à l’intérieur … Que du contraire : « imposer un cadre, c’est ce qui va m’aider à oser fouiller chez moi là où je n’ai pas envie d’aller, c’est ce qui aide à m’interroger, à me remettre en question ! ». Autrement dit, si le dispositif ETS ne doit pas être un mode d’emploi de « mise en action du collectif », il doit idéalement être là pour fixer un cadre de travail rigoureux et sécurisant qui ne bouge pas. Et qui s’appuie sur une vision politique partagée. Dans ce cas précis, il s’agit de mettre à plat et de clarifier, d’abord entre animateurs pour le faire ensuite avec l’ensemble des participants, les différentes visions de changements du travail social ; fil rouge qui sera garant de l’objectif à atteindre collectivement. Pour au-dedans et par-delà, laisser libre cours à la préparation du bouillon collectif.

Pour aller plus loin : « Coopératif ou compétitif ? Non stigmergique ! – Lorsque même le mode d’organisation devient politique… Pratiques stigmergiques au sein du mouvement désobéissant », analyse de Béatrice Bosschaert, Le GRAIN, Juin 2019.

Tension n°3 : paroles d’experts ou paroles de vécu ?

 « Belle mixité chaque vendredi. Tout ce beau monde rassemblé me mettait de bonne humeur dès le matin. Les CPAS qui ne sont pas toujours invités dans ce genre d’évènements – et c’est regrettable – étaient très présents. J’ai aussi adoré travailler et échanger avec des « experts du vécu ».

« Le premier jour, j’ai recroisé Joe qui vit dans la rue. Ce qui m’a amené de la joie et des questions », témoigne une participante. Une autre souligne : « Rien à faire, ce sont les plus à l’aise qui prennent (trop ?) de place ».  La question du « comment travailler avec des regards et profils différents » est au cœur de l’ETS. Pour rappel, les participants sont composés de 3 types d’expertise : professionnelle, expérientielle (à partir de son vécu) et académique ou institutionnelle. Comment faire collaborer des chercheurs, des intervenants sociaux, des citoyens militants, des artistes engagés, des experts du vécu, des fonctionnaires administratifs, des usagers de service social ? … Comment exploiter cette précieuse ressource de multiplicité de regards et de points de vue sans pour autant re-catégoriser les profils, ré-hiérarchiser les savoirs ? La diversité des groupes – experts du vécu, professionnels, chercheurs, jeunes et moins jeunes -, les rencontres entre différentes visions du monde, l’écoute et le respect des différents points de vue sont autant d’éléments pointés comme des richesses par les participants.

Mais doutes et difficultés à se comprendre sont aussi au rendez-vous : « Comment dialoguer entre monde politique, travail de terrain et engagement citoyen ? ». « Entre militance et bienveillance, arriverons-nous à faire émerger quelque chose ? ». Surmontables pour certains, « des divergences par moment, mais qui ne sont pas des obstacles » ; plus paralysants pour d’autres : «En octobre, J’ai trouvé des alliés dans les envies de changer le monde. En février, le bilan est que côtoyer des universitaires pour travailler ensemble est compliqué, qu’il y a des évidences énoncées que l’on n’a pas le temps de décortiquer. Bref, j’ai un peu la sensation que le monde de terrain non universitaire et le monde universitaire ont un sacré travail s’ils veulent collaborer un jour ! ».  

Nombreux sont pourtant les outils proposés pour dépasser cette sensation d’impasse – panneaux ressources avec portraits de chacun « qui est qui ? », « ce que j’ai à offrir/ce que je recherche »,  fragmentation des journées en travail par sous-groupes, distribution de la parole, … pour favoriser un échange horizontal. Elles n’ont permis de répondre que partiellement au défi.

Une fois la porte du collectif refermée …  

Malgré aussi une attention et une habileté (agilité ?) des animateurs à tenter de « faire commun », certaines questions n’ont pu trouver de réponse dans certains chantiers : « quelle va être notre action ? A qui va-t-elle être destinée ? ». Pour certains participants, « mélanger des publics avec de tels écarts de connaissances et de pratiques est une belle envie, mais qui exige beaucoup plus de temps ! ». Parce que, de mois en mois, la porte de l’ETS une fois refermée, le sentiment d’appartenance au groupe s’effiloche, les contenus aussi : « quand on se retrouve après autant de semaines, on a l’impression de tout devoir reprendre à zéro ! ». L’écart se creuse d’autant plus entre ceux qui ont l’habitude de passer par l’outil informatique – lectures de conversations et de documents échangés sur Agorakit (logiciel collaboratif ), de lire des études et analyses… Et puis, les autres. Même son de cloche pour le travail en chantiers : « portés par nos habitudes et notre enthousiasme, les discussions vont vite, on a l’habitude de rester 2h sur une chaise et on n’a pas peur de parler en petits groupes… ». Mais toutes ces « habitudes » de travail pour certains rendent la parole d’autres participants trop peu écoutées, voire silencieuses : « Tout allait très vite. Je cautionnais ce qui était dit, mais j’étais l’invisible dans le groupe des « publics invisibilisés » ! Je me suis effacée plutôt que de prendre ma place. Je suis avant tout une personne d’écriture et me sens vite écrasée, paniquée à l’oral ! ». « Ce qui est dit m’intéresse », confie une autre participante, « mais les mots utilisés sont compliqués, je n’ai pas tout compris, on parle vite et beaucoup ! ».

Comment faire collectif au-delà de ces modes de fonctionnement qui nous rattrapent ? … « Personnellement immergée dans cette culture de l’argumentaire, j’avais envie d’amener beaucoup d’informations et en même temps, j’avais cette peur de trop la ramener, d’avancer à la manière d’un buldozer! », confie une participante. Comment éviter les rapports de domination dans les échanges ? Quel pouvoir donner à l’expertise académique ? (3) ; canaliser la parole des uns et inviter la parole des autres à s’inscrire dans le groupe ? Utiliser d’autres supports de transmission que le langage oral ? Comment mieux outiller les participants pour atteindre un consensus sans qu’il soit frustrant pour une partie du groupe ? Bref, comment faire collectif AVEC tous ? … Pour certains, le collectif ETS est encore trop majoritairement composé de « travailleurs sociaux, blancs, plutôt entre 30-40 ans ». Une part égale de travailleurs sociaux, experts du vécu, académiques – pourrait-elle favoriser cette dynamique de réciprocité ? Et pourquoi ne pas instituer des duos d’animation de chantiers « professionnel du social/expert du vécu » ? Une manière d’accueillir davantage les personnes en prise directe avec les problématiques sociales ?   « Si on les invite, on doit leur faire une vraie place pour qu’elles puissent s’exprimer ! », insiste une des animatrices.

Cette question de la participation des personnes invisibilisées, « silenciées » a été présente tout au long des rencontres. Elle a d’ailleurs fait l’objet d’un chantier à part entière et a permis de se pencher sur ce type de réflexions : « être présent dans un processus collectif en tant qu’usager, OK, mais pour quoi faire ? Avec quelle place ? Qu’est-ce qu’on attend de nous ? Qu’on témoigne de nos difficultés, de nos obstacles de vie ? » … « Et si je veux être expert du vécu du côté de la joie ? Si je veux venir pour être sur autre chose que sur la fragilité de mon vécu ? », rétorque un participant.  Une autre explique : « Je suis invisible et j’en ai souffert. Les schémas catégoriels sont absurdes. Parfois, on voudrait avoir droit à une parole, à une voix et paradoxalement, à d’autres moments, on veut juste être invisible pour être comme les autres ». Si la participation des personnes marginalisées est décrétée et unanimement applaudie, elle reste encore concrètement un impensé.

Tension n°4 : pouvoir d’agir individuel ou collectif ?

« Théophile, tu ne dois pas oublier que les mots ont du poids, un sens, une origine, … Bref, les mots sont riches de sens. (…) D’ailleurs, si on ne met pas les mêmes couleurs sur les mots, cela risque d’être compliqué ! ». Extrait de conclusion d’une journée ETS, décembre 2019

Très vite, le collectif ETS se pose la question du vocabulaire utilisé : « si on veut impulser une autre forme de travail social avec les personnes accompagnées, les travailleurs de terrain, ne faudrait-il pas renommer nos pratiques ? ». Inventer une nouvelle terminologie du travail social pour s’approprier les outils et influencer la transformation sociale souhaitée. Voilà l’idée. Avec l’aide de Zin TV, média d’action collective, « L’Abécédaire de la transformation sociale » voit le jour. (https://zintv.org) Au départ de regards et d’expériences individuelles récoltées au fil des rencontres, une parole collective se construit. Et pointe les incohérences dans lesquelles le travail social est pris, la nécessité de faire bouger les lignes.  Par fragments – d’abord des capsules vidéos, mais aussi de l’écriture, des illustrations, des photos, … – autant de petits pas vers un outil de lutte sociale collective ?  Vers un outil de résistance pour lutter contre un travail social, trop souvent lui-même reproducteur de violences et d’inégalités sociales ? … Concrètement, il s’agit par exemple de s’interroger sur le terme « Assistanat » : « où sont les assistés ? où sont les assistants ? » … Ne plus parler de « ceux d’en haut et ceux d’en bas » pour mieux écouter. Pour « arrêter de parler ‘à la place de’, arrêter de mettre des corps intermédiaires » …

Débuter par les mots. Et puis agir !

 Il est donc question du pouvoir des mots, et parallèlement, du pouvoir vs impuissance du travail social : « En tant que travailleur social, on a un certain pouvoir, on peut faire bouger des choses » ; « à Bruxelles Laïque, on a créé un dispositif pour porter la parole des gens « invisibilisés » (sans emploi). Mais, au final, on reste davantage dans le prendre soin. Alors, que fait-on au-delà de l’écoute active ? Je ne sais pas je ne sais plus, ma propre énergie s’en va » … Comme si l’émulation collective se cognait sans cesse aux impasses de la structuration du travail social, telle qu’elle existe aujourd’hui. Même dans un dispositif de construction collective comme l’ETS, passer de l’expérience individuelle à un pouvoir d’agir collectif et politique semble un pari hasardeux, une gageure. Comment favoriser ce passage des expériences individuelles à une action, à un message collectif ? Comment développer ce « pouvoir d’agir » individuel et collectif ? Une participante témoigne de cette nécessité d’allier les deux : « A la fin de mes études, j’ai été amenée à me défendre en justice face au CPAS de ma commune :  il m’avait sanctionnée. Résultat : plus de Revenu d’intégration Sociale (RIS), le mois de ma remise de mon Travail de Fin d’Etudes. J’ai fait appel, une première fois avec un avocat, et j’ai perdu. Seconde tentative, seule, et j’ai gagné ! J’ai gagné le combat, mais tous les autres », s’inquiète-t-elle, « tous ceux qui n’arriveront pas à se défendre et recevront ce couteau dans le dos… ». Ce combat personnel l’a conduite à parler de son histoire devant divers publics, soutenue par diverses organisations : le Réseau Belge de Lutte contre la Pauvreté, la Plateforme Justice pour Tous, Netwerk tegen Armoede, etc. Elle a développé des liens avec un collectif extérieur au CPAS. A travers ces démarches, l’objectif est de faire pression collectivement pour, au final, obtenir un meilleur accompagnement des bénéficiaires dans leur suivi. Comme le souligne cette expérience, le processus de transformation sociale commence par soi-même. Et débute petit. Tout petit : « pour faire bouger les choses, commençons à un endroit précis, à partir d’une situation concrète, à partir d’un collectif d’acteurs et des énergies déjà en mouvement à l’échelle d’un quartier par exemple », insiste-telle.

Une autre participante rappelle l’intérêt d’avoir dans l’ETS des personnes qui se situent des deux côtés de la relation : des intervenants sociaux et des usagers. « On peut en profiter pour questionner nos postures, y être attentifs et grandir de ce processus de remise en question sur les violences qu’on produit et qu’on répercute dans nos propres rapports avec les personnes accompagnées », conclut-elle. Ne pas négliger l’importance de passer par les mots, la force du témoignage, de l’échange pour ensuite s’approprier un discours commun et agir collectivement.

Pour aller plus loin : l’Abécédaire de la transformation sociale

Tension n°5 : Faire « commun » ? Entre-soi ou avec les autres ?

« La joie est le secret de la résistance », Alice Walker

« J’ai vraiment ressenti une impression de solidarité, de partage de savoirs, la sensation de me sentir entourée de gens engagés (un peu similaire à la sensation que l’on peut ressentir en allant manifester). Cela fait du bien et a un réel effet « porteur » et galvanisant. On se sent moins seuls, plus fort ensemble, plus complémentaires et plus audacieux ».

A propos de l’expérience ETS, on entend des termes comme « complexe » et « défi » qui reflètent le lent cheminement à tâtons, mais aussi des mots comme « plaisir », « révolution », « choix », « mouvement », « complémentaire », « encourageant », « collectif », « ensemble », « expérience », … Révélateurs d’une émulation positive, palpable mais pas facile à décrire, autour d’une construction commune, d’une aventure en cours et qui se poursuit malgré les obstacles, qui fait circuler une forme d’énergie positive collective. Pour une participante, l’idée était de travailler « autour du commun. Ce commun que les politiques ultraliberales démolissent, dont on devrait faire valoir l’importance ». Mais ce commun, bien qu’il réunisse un « groupe de personnes qui partage des valeurs et veille à ce qu’elles soient accessibles à tous, c’est aussi un ensemble qui s’adapte, qui bouge, se modifie ». Ce qui n’est pas forcément évident. Au fil des journées ETS, certains participants quittent le bateau, d’autres montent à bord. Même si un noyau dur se retrouve de session en session, ces allers-et-retour ne sont pas évidents pour tout le monde : « ce qui m’a fort déstabilisée, c’est la mouvance du groupe, certains qui partent, d’autres qui arrivent ». Heureusement, beaucoup d’entre eux se reconnaissent, se sourient, prennent des nouvelles d’une session à l’autre autour d’un café, d’un sandwich. Heureusement, l’accueil, la bienveillance, les liens tissés peu à peu avec les uns entre les autres permettent de se remettre au travail, de retrouver ses marques dans une certaine aspiration commune.

Ouvrir grand portes et fenêtres ?

Au fond, « quelle est la force de l’ETS ? Qu’est-ce qui fait qu’on y revient ? Qu’on y trouve, au-delà des frustrations, du sens et du plaisir ? »… Plusieurs tentatives de définition ont émergé. Pour certains, l’école de transformation Sociale serait « un rassemblement d’acteurs sociaux dans le but de faire émerger des points de lutte » ; pour d’autres, « une communauté de pratiques et de savoirs pour apprendre et faire réseau ». Pour certains, le dispositif a été vécu comme « une petite respiration », « une chouette dynamique », empreinte de « bonne humeur et d’enthousiasme ». Ou encore comme un espace pour « redonner du sens au travail social ». Lieu où les « vrais mots – qu’on n’ose plus toujours dire tout haut-  peuvent être énoncés clairement : violence institutionnelle, indécence (à propos de l’aide caritative), classes sociales, dégénérescence de l’état social, mépris du travail de terrain… ».

D’autres ont vécu cette première expérience avec la peur au ventre de ne pas « atterrir » et de rester dans un débat d’idées. Peur aussi de ne pas être assez connecté avec l’extérieur. D’où, la décision d’inviter les chantiers à sortir des murs de l’ETS ou d’inviter des personnes ressources extérieure.  Certains iront découvrir un projet d’agriculture urbaine, participative et écologique à Watermael-Boitsfort ; d’autres resteront pour écouter le témoignage de Bernadette Schaek de l’ADAS (association de défense des allocataires sociaux). D’autres encore participeront à un lunch-débat autour d’experts du « plaidoyer » (note 3) « Enrichissant », « concret », « impressionnant », « intéressant » sont autant d’adjectifs qui qualifieront ces moments de partages avec d’autres ressources, d’autres projets et personnalités inspirantes. D’où, le retour à cette question : comment sortir de notre bulle de travail, cloisonné par secteur : santé mentale, action sociale, économie sociale, éducation, … ?  Comment faire converger les luttes ? « Pourquoi ne pas faire certains exercices dans la rue pour que le commun des mortels s’interroge sur ce que nous faisons ? », propose une participante. On les informerait : « ici des travailleurs sociaux se rassemblent parce qu’ils n’en peuvent plus et veulent du changement ! ». Pour une autre, il est essentiel de se rapprocher du monde culturel : « les artistes posent un regard différent, ils ont une militance du côté du sensible, de la joie, du vivant… Et on a envie de ça, on en a tellement besoin dans le travail social pour inventer une autre façon de faire ».

Sans la crise sanitaire, qu’aurait-on créé ensemble ? Peut-être beaucoup plus, peut-être trois fois rien. Une seule certitude : « ce dispositif ETS répond à un besoin pour garder le plaisir dans nos métiers », affirmeront plusieurs participants. « Il y avait comme une nourriture, un apport collectif qui m’a fait grandir », résumera un autre.Même retour du côté des organisateurs : « beaucoup de découvertes et d’apprentissages à partir de cette question partagée : ‘comment travailler ensemble ?’ » …

La force de cette première édition ETS est bel et bien de permettre à un tel collectif d’émerger et de rendre visible ce besoin vital et vivifiant de « faire ensemble ». Sa richesse est d’identifier tant les  points de tensions que les points de luttes communes. En d’autres mots, prendre conscience de cette force du collectif et « réintroduire dans le travail social une dimension festive, subversive et résolument optimiste » dans un processus d’apprentissage mutuel permanent. A l’image de ces organisateurs des TTIP Game Over en 2016-2017 : « Même si ce combat est triste, grave, laid, dangereux, cela n’empêche pas qu’on peut le combattre en étant joyeux : c’est cette face-là de la médaille qu’on veut. Cette face est pleine de solidarité, d’action collective et de bonne humeur. Cela nous rend plus forts face à ceux qu’on combat ».

Parce que « réapprendre à rêver et à espérer, à utiliser sa faculté de créativité pour ouvrir le champ des possibles est indispensable pour construire du neuf ».

Parce que les luttes ne font que commencer.

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, octobre 2020

Lire plus dans le Bruxelles Informations Sociales n°178

Lire aussi : L’émancipation au travers de l’expérience de l’Ecole de Transformation Sociale, par Lolita Sandron, dans Bruxelles Laïque Echos, juin 2021

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