Psy 107 : les soins de santé mentale sortent-ils vraiment de l’hôpital ?

Depuis 2010, la réforme belge des soins de santé mentale, « psy107 », est mise en oeuvre dans tout le pays. Elle s’intègre dans un mouvement, plus vaste, de « désinstitutionnalisation » des soins. Répond-elle davantage aux besoins des usagers ? Le point avec quelques acteurs de la santé mentale.


L’année 2009 touche à sa fin quand la CIM santé décide de lancer sa grande réforme des soins de santé mentale, la « réforme 107 » comme on l’appelle, du nom de l’article de l’arrêté royal [1] qui va permettre de la financer. Sortir la santé mentale des murs de l’hôpital en transformant une partie de l’offre de soins résidentielle en une offre communautaire. C’est le premier grand objectif poursuivi. En d’autres termes, il s’agit de fermer (ou en tout cas de geler) des lits dans les hôpitaux généraux et psychiatriques, et de réaffecter les moyens qui y étaient consacrés pour créer de nouveaux services ambulatoires : les équipes mobiles. Ces nouvelles équipes ont pour mission le traitement, à domicile, de problèmes psychiatriques aigus ou chroniques.

La réforme ne s’arrête pas là. Pour que ces équipes mobiles ne soient pas juste un service supplémentaire, à côté de tout ce qui existe déjà sur le terrain, l’ambition est d’intégrer cette nouvelle offre dans les dispositifs existants et de les coordonner. Le modèle élaboré vise à mettre sur pied une offre « globale et intégrée », l’idée étant que, sur un territoire, toute personne qui a un problème de santé mentale doit pouvoir recevoir la ou les réponse(s) en lien avec ses besoins et sa demande (voir mise en exergue,ci-dessous). À cette fin, 19 réseaux se sont jusqu’ici constitués en Belgique, composés chacun d’un coordinateur, d’équipes mobiles, d’un ensemble d’acteurs actifs dans la santé mentale, et d’autres issus d’autres secteurs comme le logement, les loisirs ou encore l’emploi.

Pour chaque territoire, le réseau qui s’organise doit s’efforcer de remplir cinq fonctions :
1. La prévention, la promotion des soins en santé mentale, la détection, le dépistage et le diagnostic par la première ligne de soins en santé mentale ;
2. Les équipes ambulatoires de traitement intensif (équipes mobiles);
3. Les équipes de réhabilitation, travaillant à la réinsertion et à l’inclusion sociale (accès à la culture, aux loisirs, à la formation et à l’emploi…);
4. Les unités intensives de traitement résidentiel (quand une hospitalisation s’avère nécessaire);
5. Les formules résidentielles spécifiques, lorsque l’organisation des soins à domicile est impossible (dans des habitations protégées par exemple).

Désinstitutionnalisation : trop lente ?

Cette réforme s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus vaste. Pour faire bref, celui-ci a débuté dans les années septante avec la création des services de santé mentale (SSM), puis dans les années nonante, avec la mise sur pied des maisons de soins psychiatriques (MSP), des initiatives d’habitations protégées (IHP), ainsi que des plates-formes de santé mentale. Ce processus a pour origine deux préoccupations bien différentes : la première, humaniser les soins ; la seconde, faire des économies.

Mais avec environ 177 lits psychiatriques pour 100.000 habitants en 2010, la Belgique demeure le mauvais élève en matière de « désinstitutionnalisation » des soins psychiatriques. Ce qui explique le lancement de la fameuse réforme « 107 ».
Pourtant, après quatre ans de mise en oeuvre de projets-pilotes, en juillet dernier, l’Union nationale des mutualités libres dénonce une nouvelle fois le nombre élevé des lits psychiatriques et la longueur des séjours à l’hôpital (environ 150 lits/100.000 habitants).

La réforme est-elle à la hauteur de ses ambitions ? Réponse de Paul De Bock, du service des soins de santé psychosociaux à la DG1 du SPF Santé publique :

« le but n’est pas de faire baisser le nombre de lits hospitaliers, c’est plutôt un de ses effets. On peut essayer d’éviter une hospitalisation qui n’est pas nécessaire, on peut diminuer les durées de séjours. Parallèlement, on met en place une intensification des soins dans les hôpitaux (ce qui nécessite davantage de personnel hospitalier, NDLR) ».

L’idée, c’est donc plutôt une meilleure utilisation des moyens.

Dès le début de la réforme, on remarque d’ailleurs une augmentation des hospitalisations. Car le nombre de personnes qui n’étaient pas soignées auparavant et qui sont maintenant touchées s’accroît. Actuellement, on retrouve un certain équilibre, explique Paul De Bock. Le taux d’occupation global est en baisse.

Au total, 1.118 lits hospitaliers ont jusqu’ici été gelés, sur les 15.600 existants. Un mouvement qui devrait se poursuivre. « On a fait une sorte de simulation, continue Paul De Bock. Quand on pourra couvrir toute la Belgique avec des équipes mobiles (il faut 8 équivalents temps-plein pour 300.000 habitants), on aura besoin d’environ 5.000 lits hospitaliers. » Soit, grosso modo, le tiers du nombre de lits au départ.

Pourquoi Bruxelles semble (un peu) fâchée avec la réforme

D’aucuns perçoivent le processus comme trop lent. La Belgique reste à la traîne. Derrière elle, en Europe, seule Malte « fait pire » en termes de nombre de lits par habitant. Pourtant, pour les Bruxellois, la fermeture de lits n’est pas forcément une bonne chose. Car il y a dans la capitale une flopée de personnes qui ne sont pas prises en charge : il y a un taux important de psychotiques dans la rue et une augmentation des problématiques de santé mentale chez les sans-abri, expliquent Eric Messens et Paul Jaumaux, respectivement de la Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale et de la Fédération des services de santé mentale bruxellois francophones.

Bruxelles, comparé aux deux autres Régions, est pauvre en lits psychiatriques. « Il y a des patients qu’on fait sortir, avec leur accord ou pas, et qui ne s’en sortent pas. Certains refusent même leur sortie d’un établissement pénitentiaire, car ils s’y sentent protégés », continuent les deux représentants bruxellois de la santé mentale. Une situation qui pourrait être une conséquence partielle de la réforme. [2]

Paul De Bock affine, voire nuance le constat d’un « manque de lits » dans la capitale : « Là où il existe un réel manque, ce sont pour les lits ‘T’, de longue durée dans les hôpitaux psychiatriques et les MSP, explique-t-il. Le problème se situe sur les longs séjours. » Une situation qui trouve ses sources dans les années nonante. Et à laquelle s’ajoute aujourd’hui un manque cruel de places dans les habitations protégées (HP).

« Il y a un réel problème de continuité des soins aux sorties d’hôpitaux psychiatriques, défend quant à elle Irina Stefanescu, psychologue au service de santé mentale La Gerbe et représentante de la fonction 1 au Comité de réseau de la zone Bruxelles-Est. Il faut créer de nouveaux types d’hébergement à bas seuil ou transformer ceux qui existent pour augmenter leur accessibilité. Il n’est pas rare que le Samusocial héberge des cas plus graves qu’en psychiatrie… »

Bruxelles concentre son lot de problématiques. Et souvent, le psychique se mêle inextricablement avec le social. Pour Paul De Bock, « les hôpitaux utilisent régulièrement leurs lits pour répondre à des problématiques sociales. Quand on a une certaine capacité de lits, mais qu’on les utilise pour donner un toit, on peut se demander si c’est le rôle d’un hôpital ».[3] La solution, pour Paul De Bock ? Davantage de support pour la santé mentale dans l’ambulatoire. Encore faudrait-il que le secteur ambulatoire bruxellois, déjà saturé de demandes, reçoive des moyens supplémentaires…

« Une partie du programme de désinstitutionnalisation est vraiment une bonne idée, on suit le train de l’Europe, à juste titre, conclut Eric Messens. Mais ce n’est pas jouable avec tout le monde. Le problème est aussi lié à tout ce qui est dans l’air du temps : l’Etat social actif, le néolibéralisme. Toute personne est aujourd’hui amenée à prendre son destin en main. C’est la responsabilisation. Mais il y a des personnes en difficulté, avec un parcours psychiatrique lourd. On fait un pari sur leur capacité à rebondir, c’est une erreur grave. » [4]

L’hôpital reste le coeur de la réforme

Tous reconnaissent l’utilité de la mobilité des équipes dans les milieux de vie. Elle permet de travailler avec les personnes qui sont impliquées dans la vie des personnes comme les familles, les médecins traitants… et de prendre en compte la dimension du logement. Mais cette mission prise en charge par les nouvelles équipes mobiles n’aurait-elle pas pu reposer sur les services de santé mentale, services de première ligne et premières portes d’entrée des patients ? Certains d’entre eux l’exercent d’ailleurs déjà.

Ce n’est pas la voie qui a été choisie. On peut pour partie l’expliquer par le mécanisme de financement de la réforme. Tandis que les hôpitaux ressortent du niveau fédéral, la santé mentale ambulatoire relève du régional. L’argent généré par les lits gelés pour la mise en oeuvre de la réforme transite par les hôpitaux qui ont les équipes mobiles sous leur tutelle.

« Il y a toujours une dominance énorme de l’hôpital psychiatrique, déplore Olivier Croufer, du Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie. Pratiquement tous les moyens financiers, et donc humains, sont mis de ce côté-là. Cela irradie vers les manières de faire et de penser, pas seulement au niveau des professionnels de la santé mentale, mais aussi au niveau du public. Après vingt-cinq ans de réformes, les choses n’ont pas basculé. »

Pour Paul De Bock, cela ne veut pas dire que les choses ne vont pas changer. « Dans le futur, ce financement ne passera plus forcément par les hôpitaux. Il faut créer un statut propre aux équipes mobiles et aux réseaux », affirme-t-il. Il reste que la machine institutionnelle belge est difficile à faire bouger. Au-delà de l’éclatement de la santé mentale dans les différents niveaux de pouvoir, la complexité du système repose aussi sur les modes de décision dans la politique de santé en Belgique, décrypte Olivier Croufer : « Dans le système belge, une partie des politiques est décidée à travers un processus de concertation, notamment au sein de l’Inami, où les institutions sont parties prenantes. Ce qui diffère d’autres systèmes complètement publics comme en Angleterre, ou très étatisés comme en France. Ici ce sont les institutions qui font les politiques en quelque sorte. On a d’un côté une concertation Inami avec les institutions de soins hospitalières et de l’autre une tout autre manière de penser la politique santé mentale au niveau régional. » Conséquence : des concertations très compliquées, desquelles les acteurs de terrain se sentent très éloignés.

Des réseaux et territoires adéquats ?

Pierre Gobiet est directeur administratif du SSM de Malmédy. Il relate la création du réseau 107 dans sa région : « On est dans une région rurale, explique-t-il. C’est un grand arrondissement, avec deux hôpitaux psychiatriques, un dans le nord, un dans le sud, avec des pouvoirs organisateurs fort différents, qui ont peu de choses en commun. Au départ chacun a conçu son propre projet, mais le fédéral a demandé qu’ils soient regroupés. Finalement, la réforme a eu un effet positif. On a créé un bassin de soins unique dans l’arrondissement, cela a brisé la barrière géographique naturelle qu’est la Haute Fagne. »

Le travail en réseau constitue un des axes de la réforme 107. Travailler ensemble pour mieux s’adapter aux besoins des personnes. Un objectif qui n’est pas si neuf, puisqu’il est encouragé depuis la mise en place des plates-formes de santé mentale dans les années nonante. Du coup, certains ont l’impression que « ça tourne parfois un peu à vide », « qu’on se connaissait déjà ». Même si cela a aussi « permis à l’hôpital de s’ouvrir ».

Alors finalement, avec les réseaux 107, se centre-t-on davantage sur les besoins des patients ? « Les projets 107 sont organisés sur des territoires trop grands, explique Olivier Croufer. On ne peut pas avoir une pensée de réseau opérante pour la situation concrète d’une personne si on ne s’adapte pas au territoire des usagers. Ça n’a pas de sens qu’un professionnel de terrain connaisse le réseau de Liège, Visé, Aywaille, Huy, Waremme. Cela devient abstrait. »

Car le réseaux 107 et les équipes mobiles nouvellement créées couvrent souvent des territoires de plusieurs centaines de milliers d’habitants. Les services de santé mentale, eux, travaillent sur un territoire de 50.000 habitants, en se centrant sur les ressources locales : les médecins traitants, les maisons médicales, les services d’aide familiale, les espaces culturels, les associations…

Il faut faire la différence entre réseau institutionnel et réseau clinique, soulignent quant à eux Eric Messens et Paul Jaumaux. « On ne peut pas dicter un réseau à un patient. Les réseaux institutionnels sont nécessaires, il faut que les gens se connaissent. Mais il faut laisser les patients trouver leur porte d’entrée dans leur réseau. Chacun doit pouvoir faire son propre trajet sur base de son savoir personnel, de son expérience intime, de ses croyances. Il ne faut pas passer de la carte routière au GPS, qui choisit votre trajet à votre place. »

Créer des équipes mobiles dans de nombreux petits réseaux serait trop coûteux, répond-on du côté du SPF Santé publique, s’appuyant sur les projets d’équipes mobiles expérimentées dans d’autres pays. « Au début le travail en réseau n’était pas facile. Après plus de trois ans maintenant, cela commence à fonctionner, rassure Paul De Bock. Les acteurs non médicaux, particulièrement, montrent beaucoup d’ intérêt, notamment dans le domaine de l’emploi. »

Bottom up ou top-down ?

La réforme se veut « bottom-up ». À savoir qu’elle entend modéliser des processus à partir des projets pilotes expérimentés sur le terrain. Pour Irina Stefanescu, c’est une chimère : « Le dispositif de la réforme était censé être participatif. En réalité, une partie du temps est consacré à avaliser ce qui vient d’en haut. Le courant ascendant est très peu pris en compte. » Les acteurs sociaux ? Les généralistes ? « La réforme ne leur a jamais demandé quels étaient leurs besoins. Il n’y a pas de moyens pour eux. Tout est mis sur les équipes mobiles. Au-delà de ces équipes, pour tout ce qui est fait en plus, on doit puiser dans les ressources des partenaires. »

Certains ont l’impression de travailler sur base de modèles, de programmes de soins directement issus de l’imagination de technocrates. Des personnes qui n’auraient « jamais vu un patient de leur vie ».

À l’heure actuelle, l’objectif prioritaire de la réforme est d’assurer une couverture sur l’ensemble du territoire belge par des équipes mobiles. Des questions de financement vont aussi devoir se poser. Au stade du projet-pilote, les soins dispensés par les équipes mobiles ne coûtent rien pour le patient. « Nous devons examiner le meilleur modèle pour financer ce travail. Le travail salarié ? Un travail payé au forfait ou à l’acte ? », se demande Paul De Bock. L’objectif de la réforme est de construire un trajet de soins avec plusieurs intervenants en même temps. Cette tâche doit être coordonnée par une personne de référence. Qu’elle soit prise en charge par le médecin généraliste, une personne de l’équipe mobile, un service d’aide à domicile… (cela peut être au cas par cas), il faudra aussi trouver le moyen de la rémunérer. « Actuellement c’est financé par l’Inami, explique Paul De Bock. Mais est-ce assez ? Les conditions sont-elles correctes ? C’est toujours en expérimentation. »

Marinette Mormont, pour le CBCS asbl, 03/12/2014

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