La Consigne Article 23 – « Un espace qui s’excuse d’exister »

En écho à la publication « Hors-circuit » pour lutter contre le non-recours aux droits sociaux, focus sur le travail du Centre de jour La Consigne Article 23, à Espace Social Télé-service.


C’est pour mieux résister que nous vous proposons de faire dialoguer pistes de réflexion et travail de terrain d’aide et de soin à Bruxelles. Pour que l’un résonne en l’autre, pour que l’un et l’autre s’alimentent, mais montrent aussi leurs limites, les espaces manquants entre rêve et réalité pour un travail social renouvelé. Le CBCS asbl

Pour avoir accès à la publication Hors-circuit en ligne, c’est par ici !

Matin d’hiver, Boulevard de l’Abattoir…

Sur le trottoir du 27-28, Boulevard de l’Abattoir, des hommes fument leur cigarette dans le froid polaire de cette matinée de février. Les halos de fumée se confondent avec les halos de bouffées d’air glacé. Dès la porte d’entrée franchie, sur la droite, un escalier descend vers le sous-sol. Et on plonge soudain dans un monde insoupçonné, une communauté bigarrée, aux allures de fourmilière étriquée. Camille, stagiaire, sert le café, certains prennent leur douche, rangent leurs affaires dans l’une des consignes, … Au centre de la pièce, quelques divans accueillent des corps fatigués. Certains endormis ont la tête enfouie dans leur capuche, d’autres observent l’agitation autour d’eux, le regard un peu absent. D’autres encore discutent, se remaquillent. « Ici, c’est le lieu des possibles et des impossibles », résume Yves avec poésie. Assistant social et responsable du service, il accueille, répond aux sollicitations des uns et des autres et nous sert de guide, tout à la fois. Avec une présence à travers ses diverses casquettes. Pour un petit tour du propriétaire, peu ordinaire.

Le droit d’exister et de s’affirmer

Dès le premier coup d’œil, on repère ce côté bancal, comme un peu mal ajusté, cet espace qui s’excuse presque d’exister sous l’escalier de la maison. Pour seule fenêtre, un long rectangle aux allures de soupirail. Du côté du comptoir à café, un micro-onde jauni à force d’avoir surchauffé, les grosses machines à laver semblent elles aussi à bout de souffle, à force de tourner sur elles-mêmes. Les douches sont coincées dans un fond de couloir ; juste à côté, une autre pièce, comme ajoutée en dernière minute, accueille les consignes. Un espace, dédié à l’origine aux professionnels, s’improvise en stockage de sacs et valises en tous genre. Le moindre mètre carré est exploité, surinvesti. Et pourtant, l’espace arrive à distiller un air de convivialité. « C’est vrai que c’est paradoxal », intervient Yves, « ce centre d’accueil de jour n’est pas conçu pour que les gens restent, il n’est en aucun cas une issue, mais on ne veut pas non plus ajouter de la violence aux violences diverses du quotidien, vécues par ces personnes. D’où, cette volonté de construire un esprit de bien-être ». Et Doum, éducateur spécialisé, insiste : « tout est subi dans leur quotidien, alors ici, on tente en quelque sorte de «ré-animer », qu’ils puissent entrer en négociation, se réaffirmer ». C’est dans ce souci de participation que les personnes payent leur café (20 cent), leur douche (1 euro), mais aussi – et ce, depuis peu – qu’ils peuvent circuler dans tous les espaces de la Consigne et prendre part aux diverses tâches de la maison : servir le café, faire la vaisselle, les lessives, … Ce qui évite d’être –encore et toujours – dans cette posture de l’attente, de l’inexistence. Et de tomber dans une relation de don, de charité… « Si tu reçois, tu ne peux rien dire. Quand tu paies, tu as la possibilité de contester, négocier, réclamer », rappelle Yves. « Au-delà de ce rapport à l’argent, c’est l’idée de rétablir une position d’égalité, une certaine horizontalité. C’est offrir la possibilité de dire oui, mais aussi de dire non. Autrement dit, le droit d’exister et d’exiger ».

A 90%, les personnes qui fréquentent le lieu sont sans-papier. Ils vivent à la rue, dans des squats, sont hébergés provisoirement chez des amis ou partagent des « cages » à 2 ou 3 louées pour 3 francs 6 sous à des marchands de sommeil. La majeure partie des femmes dorment au Samusocial [1] Elles fréquentent le restaurant social situé à deux pas d’ici (La Rencontre), vont dans d’autres centres d’accueil de jour. « Ce sont des personnes qui se meurent un peu, dans l’anonymat. On les a privées de cette possibilité d’être utiles. On les a dépossédées de leur jeunesse, de leur envie, … Elles se déplacent de centre en centre, c’est mortel ». Face à une telle invisibilité dans la société, le premier objectif que se donne l’équipe de la Consigne est « d’ouvrir les yeux, d’être ensemble dans la Cité ». Afin de rétablir une forme d’équité plutôt que de justice.

Concrètement, « le gros du travail se situe dans le dialogue, l’informel », explique Yves, « retenir ce qui s’est passé et revenir vers les personnes de manière adéquate, donner de l’importance à leur parole, à leur personne : demander leur nom, les faire exister ». Mais comment, en tant que travailleur social, garder ce souffle positif, cette énergie bienveillante ?… « C’est vrai qu’on entend toujours les mêmes histoires, et nous, en tant que professionnel, on doit se renouveler chaque matin. On est notre meilleur outil de travail ! Bien sûr, il y a un côté épuisant, mais ce n’est pas forcément plus difficile qu’un autre métier ». Il admet quand même que la relation peut être compliquée pour des personnes qui ne sont pas là tous les jours puisque tout est basé sur la connaissance et l’écoute de l’autre, au quotidien.

Dialogue et participation

Cette manière de travailler est plutôt neuve, précise Sophie, assistante sociale à La Consigne depuis 10 ans. « Au tout début, il y avait beaucoup de bagarres, c’était difficile, voire même dangereux, les femmes ne fréquentaient pas les lieux, on interdisait la présence d’enfants pour raison de sécurité », se rappelle-t-elle. « En 2012, la permanence est restée fermée pendant quelques temps et on a revu le projet pédagogique en profondeur ». Nouveau règlement, nouvelle manière de fonctionner. Ce n’est plus à qui obtiendra le premier sa douche, mais il y a place à la négociation, à un dialogue de tous les instants. Autre grand changement : « tout le monde peut circuler partout, derrière le comptoir du bar, dans la buanderie, etc. ». Si cela exige d’être plus vigilant à certains moments, c’est ce qui laisse place à l’initiative personnelle, à une certaine liberté d’action. A titre d’exemple, Sophie raconte comment « Abdel s’occupe depuis septembre d’apporter des viennoiseries qu’il récupère dans une boulangerie ». Et elle ajoute : « on ne voulait pas se définir uniquement comme un service de premières nécessités – il en existe ailleurs, la Fontaine, par exemple – on voulait offrir autre chose… Depuis, l’atmosphère s’est apaisée, la population s’est fort diversifiée, il y a aujourd’hui des femmes et des enfants », se félicite-t-elle. Comme pour confirmer son propos, une petite fille arrive dans le coin salon, dans les bras d’un adulte.

Des groupes de parole sont organisés les mercredis pour tenter d’améliorer un peu les choses à partir de la parole des premiers concernés. Des ciné-club sont aussi proposés un vendredi après-midi par mois. « On tente d’aller vers eux, toujours dans cet objectif de favoriser l’émancipation, l’autonomie », ajoute Yves. « Je suis là parce que des personnes m’inspirent, je viens avec mon énergie, mes convictions ». Mais comment inspire-t-on les autres pour qu’ils s’en sortent ?, s’interroge-t-il. On se dit aussi que, malgré toute cette énergie bienveillante, les conditions sont loin d’être réunies… Parce que le nombre d’invisibles s’allonge toujours un peu plus – « Notre capacité est de 25 personnes, mais chaque matin, une trentaine de personnes attendent l’ouverture du centre, déjà avant 8h » (au total, par matinée, c’est parfois plus de 80 personnes qui se poseront pour quelques heures de répit) – que les murs semblent quand même tristement délavés ; que les 3 ou 4 livres à la mine poussiéreuse délaissés sur une étagère en hauteur n’inviteront personne à franchir la porte d’un imaginaire salvateur ; que le local réservé aux soins et massages (réalisés par une bénévole) est transformé en local de repos pour « corps épuisés »; parce qu’il manque cruellement d’espaces disponibles; que l’entrepôt réservé initialement aux archives d’Espace social télé-service est envahi chaque jour un peu plus par des valises trop encombrantes à trimballer… « C’est vrai, c’est une faiblesse de notre part, mais depuis 2014-2015, on a trouvé cette solution pour permettre aux personnes de conserver ce qui leur reste. Quand on est à la rue, il y a parfois un phénomène d’accumulation d’objets. Mais comment ne pas l’accepter quand nous-mêmes, on le fait à la maison dans une société de consommation ? », s’interroge Yves. « Nous n’avons que 29 consignes et quand bien même on instaurerait un système de tournante, elles ne suffiraient pas ! ».

Yves est convaincu, ce n’est pas du côté matériel qu’il faut chercher des fragments de réponse à ces vies plongées dans une précarité de l’ombre. Non, face à des politiques totalement décomplexées (cf. politiques migratoires notamment), il faudrait pouvoir dire non à l’ignorance, à l’indifférence. Pouvoir refuser ce qui est inacceptable et permettre aux personnes sans-abri d’être autre chose que des « SANS ». Mais pour ce faire, il invite à « aller au-delà des frontières du travail social, de faire tomber les murs ». Son rêve serait que les voisins, les habitants du quartier viennent par exemple partager ici un café, « faire le plus de mélanges possibles ». Et il se prend à rêver d’un monde où « presque tout changerait, où il n’existerait plus de centres pour sans-abri, où l’assistant social ne serait plus maître, il n’aurait plus toutes les compétences » … A un monde transformé dans lequel on « [tiendrait] compte des herbes folles », dans lequel on aurait des publics pollinisés ?… (Extrait de la proposition n°18, pp. 55-57)

Stéphanie Devlésaver, avec Juliette Cordemans (stagiaire), CBCS asbl, mars 2018

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